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Full text of "Corinne; ou, L'Italie"

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LiBRARY  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

TRUnTÏ  COLLEGE 
LIBPw^r.ï 


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c  o  Ë I  5j  n  e 


ou 


l;I  T  A  L  I  E, 

PAR  Mme.  DE  STAËL  HOLSTEIN. 


Udrallo  11  bel  paese 

Ch'  Apennin  parte,  e  '1  mar  circonda,  et  l' Alpe. 

Pétrarque. 


TOME  PREMIER. 


A  LONDRES  î 

CHEZ  M.  PELTIER,  NO.  7,  DXTKE-STREET,. 
PORTLAND-PLACE. 

1807. 


Cl 


De  l'Imprimerie  de  Paolo  Da  Ponte,    No.  16j 
Polaad  Street,  Oxford  Street. 


'A^'^  /  rr.^t^t'^  /fi-    /^   -/«f'^'rf 


LIVRE  PREMIER. 

OSWALD. 


CHAPITRE  PREMIER. 

OswALD  lord  Nelvil,  pair  d'Ecosse, 
partit  d'Edimbourg  pour  se  rendre  en 
Italie  pendant  l'hiver  de  1794  à  1795. 
Il  avait  une  figure  noble  et  belle,  beau- 
coup d'esprit,  un  grand  nom,  une 
fortune  indépendante;  mais  sa  santé 
était  altérée  par  un  profond  sentiment 
de  peine,  et  les  médecins,  craignant 
que  sa  poitrine  ne  fût  attaquée,  lui 
avaient  ordonné  l'air  du  midi.  Il  suivit 
leurs  conseils,  bien  qu'il  mît  peu  d'in- 
térêt à  la  conservation  de  ses  jours.  II 
espérait  du  moins  trouver  quelque  dis- 
traction dans  la  diversité  des  objets 
qu'il  allait  voir.  La  plus  intime  de 
toutes  les  douleurs,  la  perte  d'un  père, 
était  la  cause  de  sa  maladie  ;  des  cir- 

TOxME  I.  A 


2  CORINNE  OU  l'ITALIE. 

constances  cruelles,  des  remords  ins- 
pirés par  des  scrupules  délicats  aigris- 
saient encore  ses  regrets,  et  l'imagi- 
nation y  mêlait  ses  fantômes.  Quand 
on  souffre,  on  se  persuade  aisément 
que  l'on  est  coupable,  et  les  violens 
chagrins  portent  le  trouble  jusques 
dans  la  conscience. 

A  vingt-cinq  ans  il  était  découragé 
de  la  vie  ;  son  esprit  jugeait  tout  d'a- 
vance, et  sa  sensibilité  blessée  ne  goû- 
tait plus  les  illusions  du  cœur.  Per- 
sonne ne  se  montrait  plus  que  lui  com- 
plaisant et  dévoué  pour  ses  amis  quand 
il  pouvait  leur  rendre  service,  mais 
rien  ne  lui  causait  un  sentiment  de- 
plaisir,  pas  même  lie  bien  qu'il  faisait  ; 
il  sacrifiait  sans  cesse  et  facilement  ses 
goûts  à  ceux  d'autrui  ;  mais  on  ne 
pouvait  expliquer  par  la  générosité 
seule  cette  abnégation  absolue  de  tout 
égoisme  ;  et  l'on  devait  souvent  l'at- 
tribuer au  genre  de  tristesse  qui  ne 
lui   permettait  plus  de  s'intéresser  à 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  3 

son  propre  sort.  Les  indifférens  jouis- 
saient de  ce  caractère,  et  le  trouvaient 
plein  de  grâces  et  de  charmes  ;  mais 
qu?ind  on  l'aimait,  on  sentait  qu'il 
s'occupait  du  bonheur  des  autres  com- 
me un  homme  qui  n'en  espérait  pas 
pour  lui-même;  et  l'on  était  presque 
affligé  de  ce  bonheur  qu'il  donnait 
sans  qu'on  pût  le  lui  rendre. 

Il  avait  cependant  un  caractère  mo- 
bile, sensible  et  passionné;  il  réunis- 
sait tout  ce  qui  peut  entraîner  les 
autres  et  soi-même  :  mais  le  malheuc 
et  le  repentir  l'avaient  rendu  timide 
envers  la  destinée  :  il  croyait  la  dés- 
armer en  n'exigeant  rien  d'elle.  Il  es- 
pérait trouver  dans  le  strict  attache- 
ment à  tous  ses  devoirs,  et  dans  le 
renoncement  aux  jouissances  vives, 
une  garantie  contre  les  peines  qui  dé- 
diirent  l'ame;  ce  qu'il  avait  éprouvé 
lui  faisait  peur,  et  rien  ne  lui  parais- 
sait valoir  dans  ce  monde  la  chance 
de  ces  peines:  mais  quand  on  est  ca- 
A  2 


4  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

pable  de  les  ressentir,  quel  est  le  genre 
de  vie  qui  peut  en  mettre  à  l'abri  ? 

Lord  Nelvil  se  flattait  de  quitter 
l'Ecosse  sans  regret,  puisqu'il  y  restait 
sans  plaisir;  mais  ce  n'est  pas  ainsi 
qu'est  faite  la  funeste  imagination  des 
âmes  sensibles  :  il  ne  se  doutait  pas 
des  liens  qui  l'attachaient  aux  lieux 
qui  lui  faisaient  le  plus  de  mal,  à  l'ha- 
bitation de  son  père.  Il  y  avait  dans 
cette  habitation  des  chambres,  des 
places  dont  il  ne  pouvait  approcher 
sans  frémir:  et  cependant  quand  il  se 
résolut  à  s'en  éloigner,  il  se  sentit  plu8 
seul  encore.  (2uelque  chose  d'avide 
s'empara  de  son  cœur  ;  il  n'était  plus 
le  maître  de  verser  des  larmes  quand 
il  souffrait;  il  ne  pouvait  plus  faire 
renaître  ces  petites  circonstances  lo- 
cales qni  l'attendrissaient  profondé- 
ment; ses  souvenirs  n'avaient  plus 
rien  de  vivant,  ils  n'étaient  plus  en 
relation  avec  les  objets  qui  l'environ- 
naient; il  ne  pensait  pas  moins  à  celui 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  5 

qu'il  regrettait,  mais  il  parvenait  plus 
difficilement  à  se  retracer  sa  pré- 
sence. 

Quelquefois  aussi  il  se  reprochait 
d'abandonner  les  lieux  où  son  père 
avait  vécu.  Qui  sait,  se  disait-il,  si 
les  ombres  des  morts  peuvent  suivre 
partout  les  objets  de  leur  aftection  ? 
Peut-être  ne  leur  est-il  permis  d'errer 
qu'autour  des  lieux  où  leurs  cendres 
reposent!  Peut-être  que  dans  ce  mo- 
ment mon  père  aussi  me  regrette  ;  mais 
la  force  lui  manque  pour  me  rappeler 
de  si  loin!  Hélas!  quand  il  vivait,  un 
concours  d'événemens  inouis  n  a-t-il 
pas  dû  lui  persuaxder  que  j'avais  trahi 
sa  tendresse,  que  j'étais  rebelle  à  ma 
patrie,  à  la  volonté  paternelle,  à  tout 
ce  qu'il  y  a  de  sacré  sur  la  terre.  Ces 
souvenirs  causaient  à  lord  Nelvil  une 
douleur  si  insupportable,  que  non- 
seùlement  il  n'aurait  pu  les  confier  à 
personne,  mais  il  craignait  lui-même 
de  les  approfondir.  Il  est  si  facile  de 
A  3 


6  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

se  faire,  avec  ses  propres  réflexions,  un 
mal  iriéparable! 

11  en  coûte  davantage  pour  quitter 
sa  patrie  quand  il  faut  traverser  la  mer 
pour  s'en  éloigner;  tout  est  solennel 
dans  un  voyage  dont  l'Océan  marque 
les  premiers  pas  :  il  semble  qu'un 
abîme  s'entr'ouvre  derrière  vous,  et 
que  le  retour  pourrait  devenir  à  jamais 
impossible.  D'ailleurs  le  spectacle  de 
la  mer  fait  toujours  une  impression 
profonde;  elle  est  l'image  de  cet  infini 
qui  attire  sans  cesse  la  pensée,  et  dans 
lequel  sans  cesse  elle  va  se  perdre. 
Oswald,  appuyé  sur  le  gouvernail  et 
les  regards  fixés  sur  les  vagues,  était 
calme  en  apparence,  car  sa  fierté  et  sa 
timidité  réunies  ne  lui  permettaient 
presque  jamais  de  montrer  même  à  ses 
amis  ce  qu'il  éprouvait;  mais  des  senti- 
mens  pénibles  l'agitaient  intérieure- 
ment. Il  se  l'appelait  le  temps  où  le 
spectacle  de  la  mer  animait  sa  jeu- 
nesse par  le  désir  de  fendre  les  flots  à  la 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  7 

nage,  de  mesurer  sa  force  contre  elle. 
—Pourquoi,  se  disait-il  avec  un  regret 
amer,  pourquoi  me  livrer  sans  relâche 
à  la  réflexion  ?  Il'y  a  tant  de  plaisirs 
dans  la  vie  active,  dans  ces  exercices 
violens  qui  nous  font  sentir  l'énergie 
deVexistence!  La  mort  elle-même  alors 
ne  semble  qu'un  événement  peut-être 
glorieux,  subit  au  moins,  et  que  le 
déclin  n'a  point  précédé.  Mais  cette 
mort  qui  vient  sans  que  le  courage  Tait 
cherchée;  cette  mort  des  ténèbres  qui 
vous  enlève  dans  la  nuit  ce  que  vous 
avez  de  plus  cher,  qui  méprise  vos 
regrets,  repousse  votre  bras,  et  vous 
oppose  sans  pitié  les  éternelles  lois  du 
temps  et  de  la  nature  ;  cette  mort  ins- 
pire une  sorte  de  mépris  pour  la  des- 
tinée humaine,  pour  l'impuissance  de 
la  douleur,  pour  tous  les  vains  efforts 
qui  vont  se  briser  contre  la  nécessité. 

Tels  étaient  les  sentimens  qui  tour- 
mentaient Oswald;  et  ce  qui  caracté- 
risait le  malheur  de  sa  situation  c'était 
A  4 


8  CORINNE  OU  h  ITALIli. 

la  vivacité  de  la  jeunesse  unie  aux  pen- 
sées d'un  autre  âge.  Il  s'identifiait  avec 
les  idées  qui  avaient  dû  occuj)er  son 
père  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie, 
et  il  portait  l'ardeur  de  vingUcinq  ans 
dans  les.i-éflexions  mélaneoliques  de  lu 
vieillesse.  Ilétaitlasséde  tout,  etregret- 
tait  cependant  le  bonheur  comme  si  les 
illusions  lui  étaient  restées.  Ce  con- 
traste, entièrement  opposé  aux  volontés 
de  la  nature,  qui  met  de  Tensemble  et 
de  la  gradation  dans  le  cours  naturel 
des  choses,  jetait  du  désordre  au  fond 
tié  l'ame  d'Oswald  ;,  mais  ses  manières 
extérieures  avaient  toujours  beaucoup 
de  douceur  et  d'harmonie,  et  sa  tris- 
tesse, loin  de  lui  donner  de  l'humeur, 
lui  inspirait  encore  plus  de  condescen- 
dance et  de  bonté  pour  les  autres. 

Deux  ou  trois  foisi,  dans  le  passage 
de  Harwich  à  Embden,  la  mer  menaça 
d'été  orageuse;  lord  Nelvil  conseillait 
les  matelots,  rassurait  les  passagers,  et 
quand  il  servait  lui-même  h  la  ma- 


CORINNE  OU  l' ITALIE,  9 

nœuvre,  quand  il  prenait  pour  un 
moment  la  place  du  pilote,  il  y  avait, 
dans  tout  ce  qu'il  faisait,  une  adresse 
et  une  force  qui  ne  devaient  pas  être 
considérées  comme  le  simple  effet  de 
la  souplesse  et  de  l'agilité  du  corps,  car 
famé  se  mêle  à  tout. 

Quant  il  fallut  se  séparer,  tout  l'é- 
quipage se  pressait  autour  d'Oswald 
pour  prendre  congé  de  lui  ;  ils  le  re- 
merciaient tous  de  mille  petits  services 
qu'il  leur  avait  rendus  dans  la  traver- 
sée, et  dont  il  ne  se  souvenait  plus.  Une 
fois  c'était  un  enfant  dont  il  s'était  oc- 
cupé long-temps;  plus  souvent  un  vieil- 
lard dont  il  avait  soutenu  le  pas,  quand 
le  vent  aj^itait  le  vaisseau.  Une  telle  ab- 
sence  de  personnalité  ne  s'était  peut- 
être  jamais  rencontrée;  sa  journée  se 
passait  sans  qu'il  en  prît  aucun  moment 
pour  lui-même  :  il  l'abandonnait  aux 
autres  par  mélancolie  et  par  bienveil- 
lance. En  le  quittant,  les  matelots  lui 
dirent  tous  presqu'en  même  temps  ; 
A  5 


rO  CORINNE  OU   L'ITALIE. 

Mon  cher  seigneur,  piiissiez-vous  être 
plus  heureux  !  Oswald  n'avait  pas  ex- 
primé cependant  une  seule  fois  sa  peine, 
et  les  hommes  d'une  autre  classe  qui 
avaient  fait  le  trajet  avec  lui  ne  lui  en 
avaient  pas  dit  un  mot.  Mais  les  gens 
du  peuple,  à  qui  leurs  supérieurs  se 
confient  rarement,  s'habituent  à  décou- 
Trir  les  sentimens  autrement  que  par 
la  parole  ;  ils  vous  plaignent  quand 
vous  souffrez,  quoiqu'ils  ignorent  la 
cause  de  vos  chagrins,  et  leur  pitié 
spontanée  est  sans  mélange  de  blâme 
ou  de  conseil. 


CORINNE   OU    l'iTALIE.  -II 


CHAPITRE  IL 


V  OYAGER  est,  quoi  qu'on  en  puisse 
dire,  un  des  plus  tristes  plaisirs  de  la 
vie.  Lorsque  vous  vous  trouvez  bien 
dans  quelque  ville  étrangère,  c'est  que 
vous  commencez  à  vous  y  faire  une 
patrie  ;  mais  traverser  des  pays  incon- 
nus, entendre  parler  un  langage  que 
vous  comprenez  à  peine,  voir  des  vi- 
sacres  humains  sans  relation  avec  votre 

o 

passe  ni  avec  votre  avenir,  c'est  de  la 
solitude  et  de  l'isolement  sans  repos  et 
sans  dignité  ;  car  cet  empressement, 
cette  hâte  pour  arriver  là  où  personne 
ne  vous  attend,  cette  agitation  dont  1^ 
curiosité  est  la  seule  cause,  vous  ins- 
pire peu  d'estime  pour  vous-même, 
jusqu'au  moment  où  les  objets  nou- 
a6 


12  CORINNE    OU    l' ITALIE. 

veaux  deviennent  un  peu  anciens,  et 
créent  autour  de  vous  quelques  doux 
liens  de  sentiment  et  d'habitude. 

Osvvald  éprouva  donc  un  redouble- 
ment de  tristesse  en  traversant  l'Alle- 
magne pour  se  rendre  en  Italie.  Il  fallait 
alors,  à  cause  de  la  guerre,  éviter  la 
France  et  les  environs  de  la  France-;* 
il  fallait  aussis'élôigiier  des  armées  qui 
rendaientles  routes  impraticablesCetto 
nécessité  de  s'occuper  des  détails  ma- 
tériels du  voyage,  de  prendre  chaque 
y&UTj  et  presqu'à  chaque  instant,  une 
résolution  nouvelle,  était  tout  à  fait 
insupportable  à  lord  Nelvil.  Sa  santé, 
loin  de  s'améliorer,  l'obligeait  souvent 
à  s'arrêter  lorsqu'il  eût  voulu  se  hâter 
d'arriver,  ou  du  moins  de  partir.  Il 
crachait  le  sang,  et  se  soignait  le  moins 
qu'il  était  possible;  caril  se  croyait  cou- 
pable, et  s'accusait  lui-même  avec  une 
trop  grande  sévérité.  Une  voulait  vivre 
encore  que  pour  défendre  son  pays. — 
La  patrie,  se  disait-il,   na-t-elle  pas 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  13 

sur  nous  quelques  droits  paternels  ? 
Mais  il  faut  pouvoir  la  servir  utile- 
ment, il  ne  faut  pas  lui  offrir  l'exis- 
tence débile  que  je  traîne,  allant  de- 
mander au  soleil  quelques  principes  de 
vie  pour  lutter  contre  mes  maux.  Il  n'y 
a  qu'un  père  qui  vous  recevrait  dans 
un  tel  état,  et  vous  aimerait  d'au- 
tant plus  que  vous  seriez  plus  délaissé 
par  la  nature  ou  par  le  sort.  ' 

Lord  Nelvil  s'était  flatté  que  la  va- 
riété continuelle  des  objets  extérieurs 
détournerait  un  peu  son  imagination 
de  ses  idées  habituelles;  mais  il  fut 
bien  loin  d'en  éprouver  d'abord  cet 
heureux  effet.  Il  faut,  après  un  grand 
malheur,  se  familiariser  de  nouveau 
avec  tout  ce  qui  vous  entoure,  s'accou- 
tumer aux  visages  que  l'on  revoit,  à 
la  maison  ob.  Y  on  demeure,  aux  ha- 
bitudes journalières  qu*on  doit  re- 
prendre; chacun  de  cesefTo  ts  est  une 
secousse  pénible,  et  rien  ne  les  mul- 
tiplie comme  un  voyage. 


14  CORINNE   OU  L'ITALIE. 

Le  seul  plaisir  de  lord  Nelvil  était 
de  parcourir  les  montagnes  du  Tirol 
sur  un  cheval  écossais  qu'il  avait  em- 
mené avec  lui,  et  qui,  comme  les  che- 
vaux de  ce  pays,  galopait  en  gravis- 
sant les  hauteurs  ;  il  s'écartait  de  la 
grande  route  pour  passer  par  les  sen- 
tiers les  plus  escarpés.  Les  paysans 
étonnés  s'écriaient  d'abord  avec  effroi 
en  le  voyant  ainsi  sur  le  bord  des 
abîmes,  puis  ils  battaient  des  mains 
en  admirant  son  adresse,  son  agilité; 
son  courage.  Oswald  aimait  assez 
l'émotion  du  danger:  elle  soulève  le 
poids  de  la  douleur,  elle  réconcilie  un 
moment  avec  cette  vie  qu'on  a  recon- 
quise, et  qu'il  est  si  facile  de  perdre. 


CORINNE   OU    L'ITALIE.  15 


CHAPITRE  III. 


Da^'S  la  ville  d'Inspruck,  avant  d'en- 
trer en  Italie,  Oswald  entendit  racon- 
tera un  négociant,  chez  lequel  il  s'était 
arrêté  quelque  temps,  l'histoire  d'ui> 
émigré  français,  appelé  le  comte  d'Er- 
feuil,  qui  l'intéressa  beaucoup  en  sa 
faveur.  Cet  homme  avait  supporté  la 
perte  entière  d'une  très-grande  for- 
tune avec  une  sérénité  parfaite  ;  il  avait 
vécu  et  fait  vivre,  par  son  talent  pour 
la  musique,  un  vieil  oncle  qu'il  avait 
soigné  jusque  sa  mort;  il  s'était  con- 
stamment refusé  à  recevoir  les  services 
d'argent  qu'on  s'était  empressé  de  lui 
offrir  ;  il  avait  montré  la  plus  brillante 
valeur,  la  valeur  française  pendant  la 
gue.re,  et  la  gaieté  la  plug  inaltérable 


iS  CORINNE   OU   l'iTALFE. 

au  milieu  des  revers:  il  desirait  d'al- 
ler à  Rome,  pour  y  retrouver  un  de 
ses  parens  dont  il  devait  hériter,  et 
souhaitait  un  compagnon,  ou  plutôt 
un  ami,  pour  faire  avec  lui  le  voyage 
plus  agréablement. 

Les  souvenirs  les  plus  douloureux 
de  lord   Nelvil  étaient  attachés  à  la 
France,    néanmoins   il  était  exempt 
des  préjugés  qui  séparent    les  deux 
nations,  parce  qu'il  avait  eu  pour  ami 
intime   un    Français,    et   qu'il   avait 
trouvé  dans  cet  ami  la  plus  admirable 
réunion  de  toutes  les  quahtés  de  l'ame: 
Il  oiTrit  donc  au  négocfant  qui  lui  ra- 
conta l'histoire  du  comte  d'Erfeuil,  dé 
conduire  en  Italie   ce  noble  et  mal- 
heureux  jeune  homme^  Le  négociant 
vint  annoncer  à  lord  Nelvil,  au  bout 
d'une  heure,  que  sa  proposition  était 
acceptée  avec  reconnaissance.  OswaUl 
était  heureux  de  rendre   ce  service^ 
mais  il  lui  en  coûtait  beaucoup  de  re^ 
noncer  à  la  solitude,  et  sa  timidité 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  I7 

souifrait  de  se  trouver  tout  à  coup  clans 
une  relation  habituelle  avec  un  hom- 
me qu'il  ne  connaissait  pas. 

Le  comte  d'Erfeuil  vint  faire  visite  à 
lord  Nelvil,  pour  le  remercier.  Il  avait 
des  manières  élégantes,  une  politesse 
facile  et  de  bon  goût,  et  dès  l'abord  il 
se  montrait  parfaitement  à  son  aise.  On 
s'étonnait,  en  le  voyant,  de  tout  ce  qu'il 
avait  souffert,  car  il  supportait  son  sort 
avec  un  courage  qui  allait  jusqu'à  l'ou- 
bli, et  il  avait  dans  sa  conversation  une 
légèreté  vraiment  admirable,  quand  il 
parlait  de  ses  propres  revers,  mais 
moins  admirable,  il  faut  en  convenir, 
quand  elle  siétendait  à  d'autres  sujets. 

— Je  vous  ai  beaucoup  d'obligation, 
milord,  dit  le  comte  d'Erfeuil,  de  me 
tirer  de  cette  Allemagne  oîi  je  m'en- 
nuyais à  périr.  Vous  y  6tes  cepen- 
dant, répondit  lord  Nelvil,  généra- 
lement aimé  et  considéré.  J'y  ai  des 
amis,  reprit  le  comte  d'Erfeuil,  que 
je  regrette  sincèrement  ;  car  dans  ce 


18  CORINKE    OU  L'ITALIE. 

pays-ci  l'on  ne  rencontre  que  les  meil- 
leures gens  du  monde  ;  mais  je  ne  sais 
pas  un  mot  d'allemand,  et  vous  con- 
viendrez que  ce  serait  un  peu  long  et 
un  peu  fatigant  pour  moi  de  l'appren- 
dre. Depuis  que  j'ai  eu  le  malheur  de 
perdre  mon  oncle,  je  ne  sais  que  faire 
de  mon  temps  ;  quand  il  fallait  m'oc- 
cuper  de  lui,  cela  remplissait  ma 
journée,  à  présent  les  vingt-quatre 
heures  me  pèsent  beaucoup.  La  déli- 
catesse avec  laquelle  vous  vous  êtes 
conduit  pour  monsieur  votre  oncle,  dit 
lord  Nelvil,  inspire  pour  vous,  M.  le 
comte,  la  plus  profonde  estime.  Je 
n'ai  fait  que  mon  devoir,  reprit  le 
comte  d'Erfeuil,  le  pauvre  homme 
m'avait  comblé  de  biens  pendant  mon 
enfance;  je  ne  l'aurais  jamais  quitté, 
eût-il  vécu  cent  ans!  mais  c'est  heureux 
pour  lui  d'être  mort,  ce  le  serait  aussi 
pour  moi,  ajouta-t-il  en  riant,  car  je 
n'ai  pas  grand  espoir  dans  ce  monde. 
J'ai  fait  de  mon  mieux  à  la  guerre  pour 


CORINNE    OW    L*ITAL1E.  î^ 

être  tué;  mais  puisque  le  sort  m'a 
épargné,  il  faut  vivre  aussi  bien  qu'on 
le  peut.  Je  me  féliciterai  de  mon  ar^ 
rivée  ici,  répondit  lord  Nelvil,  si  vous 
vous  trouvez  bien  à  Rome,  et  si  .  .  . 
Oh  mon  Dieu,  interrompit  le  comte 
d'Erfeuil,  je  me  trouverai  bien  par- 
tout ;  quand  on  est  jeune  et  gai,  tout 
s'arrange.  Ce  ne  sont  pas  les  livres  ni 
la  méditation  qui  m'ont  acquis  la  phi*- 
losophie  que  j'ai,  mais  l'habitude  du 
monde  et  des  malheurs  ;  et  vous  voyez 
bien,  milord,  que  j'ai  raison  de  comp- 
ter sur  le  hasard,  puisqu'il  m'a  pro- 
curé l'occasion  de  voyager  avec  vous. 
En  achevant  ces  mots,  le  comte  d'Er- 
feuil salua  lord  Nelvil  de  la  meilleure 
grâce  du  monde,  convint  de  l'heure 
du  départ  pour  le  jour  suivant,  et  s'en 
alla. 

Le  comte  d'Erfeuil  et  lord  Nelvil» 
partirent  le  lendemain.  Oswald,  après 
les  premières  phrases  de  politesse,  fut 
plusieurs   heures   sans  dire  un  mot  ; 


20  CORINNE    pu    L'ITALIE. 

mais  voyant  que  ce  silence  fatiguait 
son  compagnon,  il  lui  demanda  s'il  se 
faisait  un  plaisir  d'aller  en  Italie.  Mon 
Dieu^  répondit  le  comte  d'Erfeuil,  je 
sais  ce  qu'il  faut  croire  de  ce  pays-là, 
je  ne  m'attends  pas  du  tout  à  m'y 
amuser.  U;i  de  mes  amis,  qui  y  h 
passé  six  mois,  m'a  dit  qu'il  n'y  avait 
pas  de  province  de  France  où  il  n'y 
eût  un  meilleur  théâtre  et  une  société 
plus  agréable  qu'à  Rome;  mais,  dans 
cette  ancienne  capitale  du  monde,  je 
trouverai  sûrement  quelques  Français 
avec  qui  causer,  et  c'est  tout  ce  que  je 
désire.  Vous  n'avez  pas  été  tenté  d'ap- 
prendre l'italien,  interrompit  Oswald. 
Non,  du  tout,  reprit  le  comte  d'Er- 
feuil,  cela  n'entrait  pas  dans  le  plan 
de  mes  études.  Et  il  prit  en  disant 
cela  un  air  si  sérieux,  qu'on  aurait  pu 
croire  que  c'était  une  résolution  fondée 
sur  de  graves  motifs. 

Si  vous  voulez  que  je  vous  le  dise, 
continua  le  comte  d'Erfeuil,  je  n'aime. 


CORINNE    OU   L  ITALIE.  21 

en  fait  de  nation,  que  les  Anglais  et 
les  Français  :  il  faut  être  fiers  comme 
eux  ou  brillans  comme  nous,  tout  le 
reste  n'est  que  de  l'imitation.  Oswald 
se  tut,  le  comte  d'Erfeuil  quelques  mo- 
mens  après  recommença  l'entretien 
par  des  traits  d'esprit  et  de  gaieté  fort 
aimables.  Il  jouait  avec  les  mots,  avec 
les  phrases,d'une  façon  très-ingénieuse  ; 
mais  ni  les  objets  extérieurs  ni  les 
sentimens  intimes  n'étaient  l'objet  de 
ses  discours.  Sa  conversation  ne  venait, 
pour  ainsi  dire,  ni  du  dehors  ni  du 
dedans,  elle  passait  entre  la  réflexion 
et  l'imagination,  et  les  seuls  rapports 
de  la  société  en  étaient  le  sujet. 

Il  nommait  vingt  noms  propres  à 
lord  Nelvil,  soit  en  France,  soit  en 
Angleterre,  pour  savoir  s'il  les  con- 
naissait, et  racontait  à  cette  occasion 
des  anecdotes  piquantes  avec  une  tour- 
nure pleine  de  grâce;  mais  on  eût  dit, 
à  l'entendre,  que  le  seul  entretien  con- 
venable  pour   un  homme   de  goût, 


22  CORIÎs'NE  OU  l' ITALIE. 

c'était,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi, 
le  commérage  de  la  bonne  compagnie. 
LordNelvil  réfléchit  quelque  temps 
au  caractère  du  comte  d'Erfeuil,  à  ce 
mélange  singulier  de  courage  et  de  fri- 
volité, à  ce  mépris  du  malheur,  si 
grand  s'il  avait  coûté  plus  d'efforts,  si 
héroïque  s'il  ne  venait  pas  de  la  même 
source  qui  rend  incapable  des  affec- 
tions profondes.  Un  Anglais,  se  disait 
Oswald,  serait  accablé  de  tristesse  dans 
de  semblables  circonstances.  D'où 
vient  la  force  de  ce  Français?  D'où 
vient  aussi  sa  mobilité  ?  Le  comte 
d'Erfeuil  en  effet  entend-il  vraiment 
l'art  de  vivre  ?  Quand  je  me  crois  su- 
périeur, ne  sui?-je  que  malade  ?  Son 
existence  légère  s'accorde-t-elle  mieux 
que  la  mienne  avec  la  rapidité  de  la 
vie  ?  et  faut-il  esquiver  la  réflexion 
comme  une  ennemie,  au  lieu  d'y  livrer 
toute  son  ame  ?  En  vain  Oswald  au- 
rait-il éclairci  ces  doutes,  nul  ne  peut 
sortir  de   la  région  intellectuelle  qui 


CORINNE   OU    L'ITAUE.  23 

lui  a  été  assignée,  et  les  qualités  sont 
plus  indomptables  encore  que  les 
défauts. 

Le  comte  d'Erfeuil  ne  faisait  aucune 
attention  à  l'Italie,  et  rendait  pres- 
qu'impossible  à  lord  Nelvil  de  s'en  oc- 
cuper; car  il  le  détournait  sans  cesse 
de  la  disposition  qui  fait  admirer  urt 
beau  pays  et  sentir  son  charme  pitto- 
resque. Oswald  prêtait  l'oreille  autant 
qu'il  le  pouvait  au  bruit  du  vent,  au 
murmure  des  vagues  ;  car  toutes  les 
voix   de  la  nature   faisaient  plus  de 
bien  à  son  ame  que  les  propos  de  là 
société   tenus   au   pied  des  Alpes,  à 
travers  les  ruines  et  sur  les  bords  de 
la  mer. 

La  tristesse  qui  consumait  Oswald 
eût  mis  moins  d'obstacles  au  plaisir 
qu'il  pouvait  goûter  par  l'Italie,  que  la 
gaieté  même  du  comte  d'Erfeuil  ;  les 
regrets  d'une  ame  sensible  peuvent 
s'allier  avec  la  contemplation  de  la 
nature  et  la  jouissance  des  beaux  arts  ; 


24  CORINNE    OU    l'iTALIE. 

mais  la  frivoliU^,  sous  quelque  forme 
qu'elle  se  présente,  ôte  à  ratteutiou 
sa  force,  à  la  pensée  son  originalité, 
au  sentiment  sa  profondeur.  Un  des 
effets  singuliers  de  cette  frivolité  était 
d'inspirer,  beaucoup  de  timidité  à  lord 
Nelvil  dans  ses  relations  avec  le  comte 
d'Erfeuil  :  l'embarras  est  presque  tou- 
jours pour  celui  dont  le  caractère  est 
le  plus  sérieux.  La  légèreté  spirituelle 
en  impose  à  l'esprit  méditatif,  et  ce- 
lui qui  se  dit  heureux  semble  plus 
sage  que  celui  qui  souffre. 

Le  comte  d'Erfeuil  était  doux,  ob- 
ligeant, facile  en  tout,  sérieux  seule- 
ment dans  l'amour-propre,  et  digne 
d'être  aimé  comme  il  aimait,  c'est-;i- 
dire  comme  un  bon  camarade  des 
plaisirs  et  des  périls;  mais  il  ne  s'en- 
tendait point  au  partage  des  peines. 
Il  s'ennuyait  de  la  mélancolie  d'Os- 
wald,  et  par  bon  cœur,  autant  que 
par  goût,  il  aurait  souhaité  de  la  dis- 
siper. Que  vous  manque-t-il,  lui  disait- 


CORINNE    OU    l' ITALIE.  25 

U  souvent  ?  N'êtes-vous  pas  jeune, 
riche,  et  si  vous  le  voulez,  bien  por- 
tant? car  vous  n'êtes  malade  que  parce 
que  vous  êtes  triste.  Moi,  j'ai  perdu 
ma  fortune,  mon  existence,  je  ne  sais 
ce  que  je  deviendrai,  et  cependant  je 
jouis  de  la  vie  comme  si  je  possédais 
toutes  les  prospérités  de  la  terre.  Vous 
avez  un  courage  aussi  rare  qu'honora- 
ble, répondit  lordNelvil;  mais  les  re- 
vers que  vous  avez  éprouvés  font 
moins  de  mal  que  les  chagrins  du  cœur. 
Les  chagrins  du  cœur,  s'écria  le  comte 
d'Erfeuil,  oh  !  c'est  vrai,  ce  sont  les 

plus  cruels  de  tous Mais! mais..., 

encore  faut-il  s'en  consoler;  car  un. 
homme  sensé  doit  chasser  de  son  ame 
tout  ce  qui  ne  peut  servir  ni  aux  au- 
tres ni  à  lui-même.  Ne  sommes-nous 
pas  ici-bas  pour  être  utiles  d'abord, 
et  puis  heureux  ensuite  ?  Mon  cher 
Nelvil,  tenons-nous-en  là. 

Ce  que   disait   le  comte  d*Erfeuil 
était  raisonnable  dans  le  sens  ordinaire 

TOME  I.  B 


26  CORINNE  OU    l'ITALÏE. 

de  ce  mot,  car  il  avait,  à  beaucoup  d'é- 
gards, ce  qu'on  appelé  une  bonne 
tête  :  ce  sont  les  caractères  passionnés, 
bien  plus  que  les  caractères  légers,  qui 
sont  capables  de  folie  ;  mais,  loin  que 
sa  façon  de  sentir  excitât  la  confiance 
de  lord  Nelvil,  il  aurait  voulu  pou- 
voir assurer  au  comte  d'Erfeuil  qu'il 
était  le  plus  heureux  des  hommes,  pour 
éviter  le  mal  que  lui  faisaient  ses  con- 
solations. 

Cependant  le  comte  d'Erfeuil  s'atta- 
chait beaucoup  à  lord  Nelvil,  sa  rési- 
gnation et  sa  simplicité,  sa  modestie 
et  sa  fierté  lui  inspiraient  une  consi- 
dération dont  il  ne  pouvait  se  défen- 
dre Il  s'agitait  autour  du  calme  ex- 
térieur d'Oswald,  il  cherchait  dans  sa 
tête  tout  ce  qu'il  avait  entendu  dire  de 
plus  grave  dans  son  enfance  à  des  pa- 
rens  âgés,  afin  de  l'essayer  sur  lord 
Nelvil;  et  tout  étonné  de  ne  pas 
vaincre  son  apparente  froideur,  il  se 
disait  en  lui-même  :  Mais  n'ai-je  pas 


CORINNE   OU   L'ITALIE.  2/ 

de  la  bonté,  de  la  franchise,  du  cou- 
rage? ne  suis-je  pas  aimable  en  so- 
ciété ?  que  peut-il  donc  me  manquer 
pour  faire  effet  sur  cet  homme?  et  n'y 
a-t-il  pas  entre  nous  quelque  mal-en- 
tendu qui  vient  peut-être  de  ce  qu'il 
ne  sait  pas  assez  bien  le  français  ? 


B  2 


28  CORINNE  OU  L'ITALIE. 


CHAPITRE  IV. 


Une  circonstance  imprévue  accrut 
beaucoup  le  sentiment  de  respect  que 
le  comte  d'Erfeuil  éprouvait  déjà, 
presqu'à  son  iuscu,  pour  son  compa- 
gnon de  voyage.  La  santé  de  LordNel- 
vil  l'avait  contraint  de  s'arrêter  quel- 
ques jours  à  Ancone.  Les  montagnes 
et  la  mer  rendent  la  situation  de  cette 
ville  très-belle,  et  la  foule  de  Grecs  qui 
travaillent  sur  le  devant  des  boutiques, 
assis  à  la  manière  orientale,  la  diversité 
des  costumes  des  habitans  du  Levant 
qu'on  rencontre  dans  les  rues,  lui  don- 
nent un  aspect  original  et  intéressant. 
L'art  de  la  civilisation  tend  sans  cesse  à 
rendre  tous  les  hommes  semblables  en 
apparence  et  presque  en  réalité  ;  mais 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  29 

l'esprit  et  l'imagination  se  plaisent 
dans  les  différences  qui  caractérisent 
les  nations  :  les  hommes  ne  se  ressem- 
blent entre  eux  que  par  l'affectation  ou 
le  calcul  ;  mais  tout  ce  qui  est  naturel 
est  varié.  C'est  donc  un  petit  plaisir, 
au  moins  pour  les  yeux,  que  la  diver- 
sité des  costumes;  elle  semble  pro- 
mettre une  manière  nouvelle  de  sentir 
et  déjuger. 

Le  culte  grec,  le  culte  catholique  et 
le  culte  juif  existent  simultanément  et 
paisiblement  dans  la  ville  d'Ancone. 
Les  cérémonies  de  ces  religions  dif- 
fèrent extrêmement  entre  elles  ;  mais 
un  même  sentiment  s'élève  vers  le  ciel 
dans  ces  rites  divers,  un  même  cri  de 
douleur,  un  même  besoin  d'appui. 

L'église  catholique  est  au  haut  de  la 
montagne,  et  domine  à  pic  sur  la  mer  ; 
le  bruit  des  flots  se  mêle  souvent  aux 
chants  des  prêtres;  l'église  est  sur- 
chargée dans  l'intérieur  d'une  foule 
d'ornemens  d'assez  mauvais  goût  ;  mais 
b3 


30  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

quand  on  s'arrête  sous  le  portique  du 
temple,  on  aime  à  rapprocher  le  plus 
pur  des  sentimens  de  Tame,  la  reli  - 
gion,  avec  le  spectacle  de  cette  superbe 
mer,  sur  laquelle  l'homme  jamais  ne 
peut  imprimer  sa  trace.  La  terre  est 
travaillée  par  lui,  les  montagnes  sont 
coupées  par  ses  routes,  les  rivières  se 
resserrent  en  canaux  pour  porter  ses 
marchandises;  mais  si  les  vaisseaux 
sillonnent  un  moment  les  ondes,  la 
vague  vient  effacer  aussitôt  cette  légère 
marque  de  servitude,  et  la  mer  reparaît 
telle  qu'elle  fut  au  premier  jour  de  la 
création. 

Lord  Nelvil  avait  fixé  son  départ 
pour  Rome  au  lendemain,  lorsqu'il  en- 
tendit pendant  la  nuit  des  cris  affreux 
dans  la  ville:  il  se  hâta  de  sortir  de  son 
auberge  pour  en  savoir  la  cause,  et 
vit  un  incendie  qui  partait  du  port  et 
remontait  de  maison  en  maison  jus- 
qu'au haut  de  la  ville  ;  les  flammes  se 
répétaient  au  loin  dans  la  mer,  le  vent, 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  31 

qui  augmentait  leur  vivacité,  agitait 
aussi  leur  image  dans  les  flots,  et  les 
vagues  soulevées  réfléchissaient  de 
mille  manières  les  traits  sanglans  d'un 
feu  sombre. 

Les  habitans  d' Ancone  n'ayant  point 
chez  eux  de  pompes  en  bon  état  se  hâ- 
taient de  porter  avec  leurs  bras  quel- 
ques secours.  On  entendait,  à  tra- 
vers les  cris,  le  bruit  des  chaînes  des 
galériens  employés  à  sauver  la  ville  qui 
leur  servait  de  prison.  Les  diverses  na- 
tions du  Levant,  que  le  commerce 
attire  à  Ancone,  exprimaient  leur  ef- 
froi par  la  stupeur  de  leurs  regards. 
Les  marchands,  à  l'aspect  de  leurs 
magasins  en  flamme,  perdaient  entiè- 
rement la  présence  d'esprit.  Les  alar- 
mes pour  la  fortune  troublent  autant 
le  commun  des  hommes  que  la  crainte 
de  la  mort,  et  n'inspirent  pas  cet  élan 
de  l'ame,  cet  enthousiasme  qui  fait 
trouver  des  ressources. 

Les  cris  des  matelots  ont  toujours 
b4 


32  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

quelque  chose  de  lugubre  et  de  pro 
longé  que  la  terreur  rendait  encore 
bien  plus  sombre.  Les  mariniers  sur 
les  bords  de  la  mer  Adriatique  sorvt  re- 
vêtus d'une  capotte  rouge  et  brune 
très-singulière,  et  du  milieu  de  ce  vê- 
tement sortait  le  visage  animé  des  Ita- 
liens qui  peignait  la  crainte  sous  mille 
formes.  Les  habitans  couchés  par  terre 
dans  les  rues  couvraient  leur  tête  de 
leur  manteau  comme  s'il  ne  leur  restait 
plus  rien  à  faire  qu'à  ne  pas  voir  leur 
désastre,  d'autres  se  jetaient  dans  ks 
flammes  sans  la  moindre  espérance  d'y 
échapper  :  on  voyait  tour  à  tour  une 
fureur  et  une  résignation  aveugle,  mais 
nulle  part  le  sang-froid  qui  double  les 
moyens  et  les  forces. 

Oswald  se  souvint  qu'il  y  avait  deux 
bâtimens  anglais  dans  le  port,  et  ces 
bâtimens  ont  ù  bord  des  pompes  par- 
faitement bien  faites  :  il  courut  chez 
le  capitaine  et  monta  avec  lui  sur  un 
bateau  pour  aller  cliercher  ces  pompes. 


CORINNE  OU  L*ITALIE.  33 

Les  habitans  qui  le  virent  entrer  dans 
la  chaloupe  lui  criaient  :^A/  vous  faites 
bien,  vous  autres  étrangers,  de  quitter 
notre  malheureuse  ville.  Nous  allons 
revenir,  dit  Oswald.  Ils  ne  le  crurent 
pas.  Il  revint  pourtant,  établit  l'une  de 
ses  pompes  en  face  de  la  première  mai- 
son qui  brûlait  sur  le  port,  et  l'autre 
vis-à-vis  de  celle  qtii  brûlait  au  milieu 
de  la  rue.  Le  comte  d'Erfeuil  exposait 
sa  vie  avec  insouciance,  courage  et 
gaieté  ;  les  matelots  anglais  et  les  do- 
mestiques de  lord  Nelvil  vinrent  tous  à 
son  aide  ;  car  les  habitans  d' Ancone 
restaient  immobiles,  comprenant  à 
peine  ce  que  ces  étrangers  voulaient 
faire,  et  ne  croyant  pas  du  tout  à  leurs 
succès. 

Les  cloches  sonnaient  de  toutes  parts, 
les  prêtres  faisaient  des  processions, 
les  femmes  pleuraient  en  seprosternant 
devant  quelques  images  de  saints  au 
coin  des  rues  ;  mais  personne  ne  pen- 
sait aux  secours  naturels  que  Dieu  a 
B  5 


34  CORINNE  OU  l' ITALIE. 

donnés  à  Thomme  pour  se  défendre. 
Cependant,  quand  les  habitants  aperçu- 
rent les  heureux  effets  de  l'activité 
d'Oswald;  quand  ils  virent  que  les 
flammes  s'éteignaient,  et  que  leurs 
maisons  seraient  conservées,  ils  passè- 
rent de  l'étonnement  à  l'enthousiasme; 
il  se  pressaient  autour  de  lord  Nelvil, 
et  lui  baisaient  les  mains  avec  un  em- 
pressement si  vif,  qu'il  était  obligé 
d'avoir  recours  à  la  colère  pour  écarter 
de  lui  tout  ce  qui  pouvait  retarder  la 
succession  rapide  des  ordres  et  des 
mouvemens  nécessaires  pour  sauver  la 
ville.  Tout  le  monde  s'était  rangé  sovis 
son  commandement,  parce  que  dans 
les  plus  petites  comme  dans  les  plus 
grandes  circonstances,  dès  qu'il  y  a  du 
danger,  le  courage  prend  sa  place  ;  dès 
que  les  hommes  ont  peur,  ils  cessent 
d'être  jaloux. 

Oswald,  à  travers  la  rumeur  géné- 
rale, distingua  cependant  des  cris  plus 
horribles  que  tous  les  autres  qui  se  fai  - 


CORINNE   OU    l' ITALIE.  35 

saient  entendre  à  Tautre  extrémité  de 
la  ville.  Il  demanda  d'où  venaient  ces 
cris;  on  lui  dit  qu'ils  partaient  du 
quartier  des  Juifs:  l'officier  de  police 
avait  coutume  de  fermer  les  barrières 
de  ce  quartier  le  soir,  et  l'incendie  ga- 
gnant de  ce  côté,  les  Juifs  ne  pouvaient 
s'échapper.  Oswald  frémit  à  cette  idée, 
et  demanda  qu'à  l'instant  le  quartier 
fût  ouvert;  mais  quelques  femmes  du 
peuple  qui  l'entendirent  se  jetèrent  à 
ses  pieds  pour  le  conjurer  de  n'en  rien 
faire  :  Vous  voyez  bien,  disaient- elles, 
oh!  notre  bon  ange!  que  c'est  sûre* 
ment  à  cause  des  Juifs  qui  sont  ici  que 
nous  avons  sotiffert  cet  incendie;  ce 
sont  eux  qui  nous  portent  malheur,  et 
si  vous  les  mettez  en  liberté,  toute 
Veau  de  lamer  n*éteindrapaslesjlam- 
mes  ;  et  elles  suppliaient  Oswald  de 
laisser  brûler  les  Juifs,  avec  autant 
d'éloquence  et  de  douceur  que  si  elles 
avaient  demandé  un  acte  de  clémence. 
Ce  n'étaient  point  de  méchantes  fem- 
b6 


36  CORINNE    OU    l' ITALIE. 

mes,  mais  des  imaginations  supersti- 
tieuses vivement  frappées  par  un  grand 
malheur.  Oswald  contenait  à  peine 
son  indijjnation  en  entendant  ces 
étranges  prières. 

Il  envoya  quatre  matelots  anglais 
avec  des  haches  pour  briser  les  bar- 
rières qui  retenaient  ces  malheureux  ; 
et  ils  se  répandirent  à  l'instant  dans  la 
ville,  courant  à  leurs  marchandises, 
au  milieu  des  flammes,  avec  cette  avi- 
dite  de  fortune  qui  a  quelque  chose 
de  bien  sombre  quand  elle  fait  braver 
la  mort.  On  dirait  que  l'homme,  dans 
l'état  actuel  de  la  société,  n'a  presque 
rien  à  faire  du  simple  don  delà  vie. 

Il  ne  restait  plus  qu'une  maison  au 
haut  de  la  ville,  que  les  flammes  en- 
touraient tellement  qu'il  était  impos- 
sible de  les  éteindre,  et  plus  impossi- 
ble encore  d'y  pénétrer.  Le:^  habitans 
d'Ancone  avaient  montré  si  peu  d'in- 
térêt pour  cette  maison,  que  les  ma- 
telots anglais,  ne  la  croyant  point  ha- 


CORINNE    OU    l' ITALIE.  37 

bitée,  avaient  ramené  leurs  pompes 
vers  le  port.  Oswald  lui-même,  étourdi 
par  les  cris  de  ceux  qui  l'entouraient 
et  l'appelaient  à  leur  secours,  n'y  avait 
pas  fait  attention.  L'incendie  s'était 
communiqué  plus  tard  de  ce  côté, 
mais  y  avait  fait  de  grands  progrès. 
Lord  Nelvil  demanda  si  vivement 
quelle  était  cette  maison,  qu'un  hom- 
me enfin  lui  répondit  que  c'était  l'hô- 
pital des  fous.  A  cette  idée,  toute  son 
ame  fut  bouleversée;  il  se  retourna,  et 
ne  vit  plus  aucun  de  ses  matelots  au- 
tour de  lui  :  le  comte  d'Erfeuil  n'y  était 
pas  non  plus  ;  et  c'était  en  vain  qu'il  se 
serait  adressé  aux  habitaus  d' Ancone  ; 
ils  étaient  presque  tous  occupés. à  sau- 
ver ou  à  faire  sauver  leurs  marchan- 
dises, et  trouvaient  absurde  de  s'ex- 
poser pour  des  hommes  dont  il  n'y  en 
avait  pas  un  qui  ne  fût  fou  sans  re-'-  ^ 
mède;  O estime  hcnédiction  du  ciel, 
disaient-ils,  pour  eux  et  pour  leurs  pa- 


38  CORINNE   OU    L'ITALIE. 

rens,  s'ils  meurent  ainsi  sans  que  ce 
soit  la  faute  Je  personne. 

Pendant  que  Ton  tenait  de  sembla- 
bles discours  autour  d'Oswald,  il  mar- 
chait à  grands  pas  vers  l'hôpital,  et  la 
foule  qui  le  blâmait  le  suivait  avec  un 
sentiment  d'enthousiasme  involon- 
taire et  confus.  Oswald  arrivé  près  de 
la  maison  vit,  à  la  seule  fenêtre  qui 
n'ëtait  pas  entourée  par  les  flammes, 
des  insensés  qui  regardaient  les  pro  • 
grès  de  l'incendie,  et  souriaient  de  ce 
rire  déchirant  qui  suppose  ou  l'igno- 
rance de  tous  les  maux  de  la  vie,  ou 
tant  de  douleur  au  fond  de  l'ame, 
qu'aucune  forme  de  la  mort  ne  peut 
plus  épouvanter.  Un  frissonnement 
inexprimable  s'empara  d'Oswald  à  ce 
spectacle;  il  avait  senti,  dans  le  mo- 
ment le  plus  affreux  de  son  désespoir, 
que  sa  raison  était  prête  à  se  troubler  ; 
et,  depuis  cette  époque,  l'aspect  de  la 
folie  lui  inspirait  toujours  la  pitié  la 


CORINNE   OU    L'ITALIE.  S^' 

plus  douloureuse.  Il  saisit  une  échelle 
qui  se  trouvait  près  de  là,  il  l'appuie 
contre  le  mur,  monte  au  milieu  des 
flammes,  et  entre  par  la  fenêtre  dans 
une  chambre  où  les  malheureux  qui 
restaient  à  l'hôpital  étaient  tous  réunis. 
Leur  folie  était   assez    douce  pour 
que  dans  l'intérieur  de  la  maison  tous 
fussent  libres,   excepté  un   seul   qui 
était  enchaîné  dans  cette  même  cham- 
bre où  les  flammes  se  faisaient  jour  à 
travers  la  porte,  mais  n'avaient  pas 
encore  consumé  le  plancher.  Oswald 
apparaissant  au  milieu  de  ces  miséra- 
bles créatures,  toutes  dégradées  par 
la  maladie  et  la  souflirance,  produisit 
sur  elles  un  si  graud  eflfet  de  surprise 
et  d'enchantement,  qu'il  s'en  fit  obéir 
d'abord  sans  résistance.  Il  leur  ordon- 
na  de   descendre    devant    lui,    l'un 
après   l'autre,    par  l'échelle   que   les 
flammes  pouvaient  dévorer  dans  un 
moment.     Le   premier   de  ces  mal- 
heureux obéit  sans  proférer  une  pa- 


40  CORINNE    OU    L  ITALIE. 

rôle  :  l'accent  et  la  physionomie  de 
lord  Nelvil  l'avaient  entièrement  sub- 
jugué. Un  troisième  voulut  résister, 
sans  se  douter  du  danger  que  lui  fai- 
sait courir  chaque  moment  de  retard, 
et  sans  penser  au  péril  auquel  il  ex- 
posait Oswald,  en  le  retenant  plus 
long-temps.  Le  peuple,  qui  sentait 
toute  l'horreur  de  cette  situation, 
criait  à  lord  Nelvil  de  revenir,  délais- 
ser ces  insensés  s'en  tirer  comme  ils  le 
pourraient  ;  mais  le  libérateur  n'é- 
coutait rien  avant  d'avoir  achevé  sa 
généreuse  entreprise. 

Sur  les  six  malheureux  qui  étaient 
dans  riiôpital,  cinq  étaient  déjà  sau- 
vés ;  il  ne  restait  plus  que  le  sixième 
qui  était  enchaîné.  Oswald  détache 
ses  fers  et  veut  lui  faire  prendre,  pour 
échapper,  les  mêmes  moyens  qu'à  ses 
compagnons  ;  mais  c'était  un  pauvre 
jeune  homme  privé  tout  à  fait  de  la 
raison,  et  se  trouvant  en  liberté  après 
deux  ans  de  chaîne,  il  s'élançait  dans 
la  chambre  avec  une  joie  désordonnée. 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  4X 

Cette  joie  devint  de  la  fureur,  lorsqu' 
Oswald  voulut  le  faire  sortir  par  la 
fenêtre.  Lord  Nelvil  voyant  alors 
que  les  flammes  gagnaient  toujours 
plus  la  maison,  et  qu'il  était  impossible 
de  décider  cet  insensé  à  se  sauver  lui- 
même,  le  saisit  dans  ses  bras,  malgré 
les  efforts  du  malheureux  qui  lut- 
tait contre  son  bienfaiteur.  Il  l'em- 
porta sans  savoir  oii  il  mettait  les 
pieds,  ■  tant  la  fumée  obscurcissait  sa 
vue  ;  il  sauta  les  derniers  échelons  au 
hasard,  et  remit  l'infortuné,  qui  l'in- 
juriait encore,  à  quelques  personnes, 
en  leur  faisant  promettre  d'avoir  soin 

de  lui. 

Oswald,  animé  par  le  danger  qu'il 
venait  de  courir,  les  cheveux  épar8> 
le  regard  fier  et  doux  frappa  d'admira- 
tion et  presque  de  fanatisme  la  foule 
qui  le  considérait  ;  les  femmes  surtout 
s'exprimaient  avec  cette  imagination 
qui  est  un  don  presque  universel  en 
Italie,  et  prête  souvent  de  la  noblesse 


42  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

aux  discours  des  gens  du  pçuple.  Elles 
se  jetaient  à  genoux  devant  lui,  et 
s'écriaient  :  f^ous  êtes  sûrement  Saint 
i  h'Mlckelf  le  patron  de  notre  ville;  dé- 
r  \  ployez  vos  ailes,  mais  ne  nous  quittez 
pas  :  allez  là-haut  sur  le  clocher  de  la 
.  /  cathédrale,  pour  que  de  là  toute  la 
^  •  ville  vous  voie  et  vous  prie.  Mon 
enfant  est  malade,  disait  l'une,  gué' 
rissez-le.  Dites-moi,  disait  l'autre» 
où  est  mon  mari,  qui  est  absent  de- 
puis plusieurs  années  ?  Oswald  cher- 
chait une  manière  de  s'échapper.  Le 
comte  d'Erfeuil  arriva,  et  lui  dit  en  lui 
serrant  la  main  :  —Cher  Nelvil,  il  faut 
pourtant  partager  quelque  chose  avec 
ses  amis;  c'est  mal  fait  de  prendre 
ainsi  pour  soi  seul  tous  les  périls. — 
Tirez-moi  d'ici,  lui  dit  Oswald  à  voix 
basse.  Un  moment  d'obscurité  fa- 
vorisa leur  fuite,  et  tous  les  deux  en 
hâte  allèrent  prendre  des  chevaux  à 
la  poste. 

Lord  Nelvil  éprouva  d'abord  quel- 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  43 

que  douceur  par  le  sentiment  de  la 
bonne  action  qu'il  venait  de  faire  ; 
mais  avec  qui  pouvait-il  en  jouir, 
maintenant  que  son  meilleur  ami 
n'existait  plus?  Malheur  aux  orphelins! 
les  événemens  fortunés  aussi-bien  que 
les  peines  leur  font  sentir  la  solitude 
du  cœur.  Coniment,  en  effet,  rem- 
placer jamais  cette  affection  née  avec 
nous,  cette  intelligence,  cette  sympa- 
thie du  sang,  cette  amitié  préparée  par 
le  ciel  entre  un  enfant  et  son  père  ? 
On  peut  encore  aimer  ;  mais  confier 
toute  son  ame  est  un  bonheur  qu'on 
ne  retrouvera  plus. 


44         CORINNE  OU  l'Italie. 


CHAPITRE  V. 


OswALD  parcourut  la  Marche  d'An^- 
cone  et  l'Etat  ecclésiastique  jusqu'à 
Rome,  sans  rien  observer,  sans  s'inté- 
resser à  rien  ;  la  disposition  mélanco- 
lique de  gon  ame  en  était  la  cause,  et 
puis  une  certaine  indolence  naturelle 
à  laquelle  il  n'était  arraché  que  par  les 
passions  fortes.  Son  goût  pour  les  arts 
ne  s*était  point  encore  développé  ;  il 
n'avait  vécu  qu'en  France,  où  la  société 
est  tout,  et  à  Londres,  où  les  intérêts 
politiques  absorbent  presque  tous  les 
autres  :  son  imagination,  concentrée 
dans  ses  peines, ne  se  complaisait  point 
encore  aux  merveilles  de  la  nature  et 
aux  chefs-d'œuvre  des  arts. 

Le  comte  d'Erfeuil  parcourait  cha- 
que ville,  le  guide  des  voyageurs  à  la 


CORINNE  OU  l'ITALIE.  45 

main;  il  avait  à  la  fois  le  double  plaisir 
de  perdre  son  temps  à  tout  voir,  et  d'as  - 
surer  qu'il  n'avait  rien  vu  qui  pût  être 
admiré,  quand  on  connaissait  la  France. 
L'ennui  du  comte  d'Erfeuil  découra- 
geait Oswald  ;  il  avait  d'ailleurs  des 
préventions  contre  lesltaliens  et  contre 
l'Italie  ;  il  ne  pénétrait  pas  encore  le 
mystère  de  cette  nation  ni  de  ce  pays, 
mystère  qu'il  faut  comprendre  par  l'i- 
magination plutôt  que  par  cet  esprit 
de  jugement  qui  est  particulièrement 
développé  dans  l'éducation  Anglaise. 
Les   Italiens  sont  bien  plus  remar- 
quables par  ce  qu'ils  ont  été,  et  par  ce 
qu'ils  pourraient  être,  que  par  ce  qu'ils 
sont  maintenant.  Les  déserts  qui  envi- 
ronnent la  ville  de  Rome,  cette  terre 
fatiguée  de  gloire  qui  semble  dédai- 
gner de  produire,  n'est  qu'une  contrée 
inculte  et  négligée,  pour  qui  la  consi- 
dère seulement  sous  les  rapports  de 
l'utilité.     Oswald,  accoutumé  dès  son 
enfance  à  l'amour  de  l'ordre  et  de  la 


46  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

prospérité  publique,  reçut  d'abord  des 
impressions  défavorables  en  traversant 
les  plaines  abandonnées  qui  annoncent 
î'approche  de  la  ville  autrefois  reine  du 
inonde:  il  blâma  l'indolence  des  habi- 
tants et  de  leurs  chefs.  Lord  Nelvil  ju- 
geait l'Italie  en  administrateur  éclairé, 
le  comte  d'Erfeuil  en  homme  du  monde; 
ainsi,  l'un  par  raison,  et  l'autre  par 
légèreté,  n'éprouvaient  point  l'effet 
que  la  campagne  de  Rome  produit  sur 
l'imagination,  quand  on  s'est  pénétré 
des  souvenirs  et  des  regrets,  des 
beautés  naturelles  et  des  malheurs  il- 
lustres, qui  répandent  sur  ce  pays  un 
charme  indéfinissable. 

Le  comte  d'Erfeuil  faisait  de  comi- 
ques lamentations  sur  les  environs  de 
Rome.  Quoi,  disait-il,  point  de  mai- 
son de  campagne,  point  de  voiture, 
rien  qui  annonce  le  voisinage  d'une 
grande  ville!  Ah,  bon  Dieu,  quelle 
tristesse  !  En  approchant  de  Rome,  les 
postillons  s'écrièrent  avec  transport  : 


CORINNE   au    l' ITALIE.  47 

VoyeZy  voyez,    c'est   la  coupole  de 
Saint-Pierre'.  !  Les  Napolitains  mon- 
trent ainsi  le  Vésuve  ;  et  la  mer  fait  de 
même  l'orgueil  des  habitans  des  côtes. 
On  croirait  voir  le  dôme  des  Inva- 
lides, s'écria  le  cojnte  d'Erfeuil.  Cette 
comparaison,plus  patriotique  quejuste, 
détruisit  l'effet  qu'Oswald  aurait  pu 
recevoir  à  l'aspect  de  cette  magnifique 
merveille  de  la  création  des  hommes. 
Ils  entrèrent  dans  Rome,  non  par  un 
beau  jourj  non  par  une  belle  nuit, 
mais  par  un  soir  obscur,  par  un  temps 
gris,   qui  ternit  et  confond  tous  les 
objets.  Ils  traversèrent  le  Tibre  sans  le 
remarquer;  ils  arrivèrent  à  Rome  par 
la  porte  du  Peuple,  qui  conduit  d'abord 
au  Corso,  à  la  plus  grande  rue  de  la 
ville  moderne,  mais  à  la  partie  de  Rome 
qui  a  le  moins  d'originalité,  puisqu'elle 
ressemble  davantage  aux  autres  villes 
de  l'Europe. 

La  foule  se  promenait  dans  les  rues  ; 
des  marionnettes  et  des  charlatans  for- 


48  CORINKE    OU    L'ITALIE. 

lYiaient  des  groupes  sur  la  place  où 
s'élève  la  colonne  Antonine.  Toute 
l'attention  d'Oswald  fut  captivée  par 
les  objets  les  plus  près  de  lui.  Le  nom 
de  Rome  ne  retentissait  point  encore 
dans  son  ame  ;  il  ne  sentait  que  le 
profond  isolement  qui  serre  le  cœur 
quandvous  entrez  dans  une  ville  étran- 
gère, quand  vous  voyez  cette  multi- 
tude de  personnes  à  qui  votre  existence 
est  inconnue,  et  qui  n'ont  aucun  intérêt 
en  commun  avec  vous.  Ces  réflexions, 
si  tristes  pour  tous  les  hommes,  le  sont 
encore  plus  pour  les  Anglais  qui  sont 
accoutumés  à  vivre  entre  eux,  et  se 
mêlent  difficilement  avec  les  mœurs  des 
autres  peuples.  Dans  le  vaste  caraven- 
sérailde  Rome,  tout  estétranger,même 
les  Romains  qui  semblent  habiter  là, 
non  comme  des  possesseurs,  mais 
comme  des  pèlerins  qui  se  reposent 
aupns des  rui?ies  (2.0swald,  oppressé 
par  des  sentimens  pénibles,  alla  s'en- 
fermer chez  lui,  et  ne  sortit  point  pour 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  4^ 

voir  la  ville.  Il  était  bien  loin  de  penser 
que  ce  pays,  dans  lequel  il  entrait  avec 
Un  tel  sentiment  d'abattement  et  de 
tristesse,  serait  bientôt  pour  lui  la  source 
de  tant  d'idées  et  de  jouissances  nou- 
velles. 


TOME  I, 


LIVRE  II. 

CORINNE   AU    CAPITOLE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

OswALD  se  réveilla  dans  Rome.  Un 
soleil  éclatant,  un  soleil  d'Italie  frappa 
ses  premiers  regards,  et  son  ame  fut 
pénétrée  d'un  sentiment  d'amour  et  de 
reconnaissance  pour  le  ciel  qui  semblait 
se  manifester  par  ces  beaux  rayons.  Il 
entendit  résonner  les  cloches  des  nom- 
breuses églises  de  la.  ville  ;  des  coups 
de  canon,  de  distance  en  distance,  an- 
nonçaient quelque  grande  solennité  :  il 
demanda  quelle  en  était  la  cause  ;  on 
lai  répondit  qu'on  devait  couronner  le 
matin  même,  au  Capitole,  la  femme  la 
plus  célèbre  de T Italie,  Corinne,  poète, 
écrivain,  improvisatrice,  et  Tune  des 
plus  belles  personnes  de  Rome.    Il  fit 


CORINNE  , ou    l' ITALIE.  51 

quelques  questions  sur  cette  cérémonie 
consacrée  par  les  noms  de  Pétrarque  et 
du  Tasse,  et  toutes  les  réponses  qu'il 
reçut  excitèrent  vivement  sa  curiosité. 
Il  n'y  avait  certainement  rien  de  plus 
contraire  aux  habitudes  et  aux  opinions 
d'un  Anglais  que  cette  grande  publicité 
donnée  à  la  destinée  d'une  femme  ;  mais 
l'enthousiasme  qu'inspirent  aux    Ita-r 
liens  tous  les  talens  de  l'imagination,! 
gagne,  au  moins  momentanément,  les 
étrangers  ;    et  l'on  oublie  les  préjugés 
même  de  son  pays,    au  milieu  d'une 
nation    si  vive  dans  l'expression  des 
sentimens  qu'elle  éprouve.  Les  gens  du 
peuple  à  Rome  connaissent  les  arts, 
raisonnent  avec  goût  sur  les  statues  ; 
les  tableaux,   les  monumens,  les  antir. 
quités,  et  le  mérite  littéraire,  porté  à 
un  certain   degré,  sont  pour  eux  un 
intérêt  national. 

Oswald  sortit  pour  aller  sur  la  place 
publique;  il  y  entendit  parler  de  Co- 
rinne, de  son  talent,  de  son  génie.  Ou 
c  2 


50  CORINNE    OU    L'ITALIE. 

avait  décoré  les  rues  par  lesquelles  elle 
devait  passer.  Le  peuple,  qui  ne  se  ras- 
semble d'ordinaire  que  sur  les  pas  de 
la  fortune  ou  de  la  puissance,  était  là 
presqu'en  rumeur  pour  voir  une  per- 
sonne dont  l'esprit  était  la  seule  dis- 
tinction. Dans  l'état  actuel  des  Italiens, 
la  gloire  des  beaux  arts  est  l'unique 
qui  leur  soit  permise  ;  et  ils  sentent  le 
génie  en  ce  genre  avec  une  vivacité  qui 
devrait  faire  naître  beaucoup  de  grands 
hommes,  s'il  suffisait  de  l'applaudisse- 
ment pour  les  produire,  s'il  ne  fallait 
pas  une  vie  forte,  de  grands  intérêts, 
et  une  existence  indépendante  pour 
alimenter  la  pensée. 

Oswald  se  promenait  dans  les  rues 
de  Rome  en  attendant  l'arrivée  de 
Corinne.  A  chaque  instant  on  la  nom- 
mait, on  racontait  un  trait  nouveau 
d'elle,  qui  annonçait  la  réunion  de  tous 
les  talens  qui  captivent  l'imagination. 
L*un  disait  que  sa  voix  était  la  plus 
touchante  d'Italie,  l'autre  que  personne 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  53 

ne  jouait  la  tragédie  comme  elle,  l'autre 
qu'elle  dansait  comme  une  nymphe,  et 
qu'elle  dessinait  avec  autant  de  grâce 
que  d'invention  ;  tous  disaient  qu'oii 
n'avaitjamais  écrit  ni  improvisé  d'aussi 
beaux  vers,  et  que,  dans  la  conversa- 
tion habituelle,  elle  avait  tour  à  tour 
une  grâce  et  une  éloquence  qui  char- 
maient tous  les  esprits.  On  se  disputait 
pour  savoir  quelle  ville  d'Italie  lui  avait 
donné  la  naissance,  mais  les  Romains 
soutenaient  vivement  qu'il  fallait  être 
né  à  Rome  pour  parler  l'italien  avec 
cette  pureté.  Son  nom  de  famille  était 
ignoré.  Son  premier  ouvrage  avait  paru 
cinq  ans  auparavant,  et  portait  seule- 
ment le  nom  de  Corinne.  Personne  ne 
savait  où  elle  avait  vécu,  ni  ce  qu'elle 
avait  été  avant  cette  époque  ;  elle  avait 
maintenant  à  peu  près  vingt -six  ans.  Ce 
mystère  et  cette  publicité  tout  à  la  fois, 
cette  femme  dont  tout  le  monde  par- 
lait, et  dont  on  ne  connaissait  pas  le 
véritable  nom,  parurent  à  lord  Nelvil 
c3 


Û4  CORINNE  OU  ï; ITALIE. 

l'une  des  merveilles  du  sin<çuller  pays 
qu'il  venait  voir.  Il  aurait  jugé  très- 
fevèrement  une  telle  femme  en  Ansle- 
terre,  mais  il  n'a})pHquait  ù  l'Italie  au- 
cune des  convenances  sociales,  et  le 
couronnement  de  Corinne  lui  inspirait 
d'avance  l'intérêt  que  ferait  naître  une 
aventure  de  l'Arioste. 

Une  musique  très-belle  et  très-écla- 
lante  précéda  l'arrivée  de  la  marche 
triomphale.  Un  événement,  quel  qu'il 
soit,  annoncé  par  la  musique,  cause 
,  toujours  de  l'émotion.  Un  grand  nom- 
bre de  seigneurs  romains  et  quelques 
étrangers  précédaient  le  char  qui  con- 
duisait Corinne,  Ocst  le  cortège  de  ses 
admirateurs,  dit  un  Romain.  Oui, 
répondit  l'autre,  elle  reçoit  Voicens  de 
tout  le  inonde,  mais  elle  n'accorde  à 
personne  une  prtfhence  décidée  ;  elle 
est  riche,  indépendante  ;  l'on  croit  mc- 
?ne,  et  certainement  elle  en  a  lien  Vair, 
<jîte  cest  une  femme  d'une  illustre  nais- 
sance,  qui  ne  veut  pas  être  connue. 


CORINNK  OU  L'ITALIE.  53 

Quoi  qiiil  en  soit,  reprit  un  troisième, 
c'est  une  divinité  entourée  de  nuages. 
Oswald  regarda  l'homme  qui  parlait 
ainsi,  et  tout  désignait  en  lui  le  rang 
le  plus  obscur  de  la  société;  mais,  dans 
le  midi,  l'on  se  sert  si  naturellement 
des  expressions  les  plus  poétiques, 
qu'on  dirait  qu'elles  se  puisent  dans 
l'air  et  sont  inspirées  par  le  soleil. 

Enfin  les  quatre  chevaux  blancs  qui 
traînaient  le  char  de  Corinne  se  firent 
place  au  milieu  de  la  foule.  Corinne 
était  assise  sur  ce  char  construit  à  l'an- 
tique, et  de  jeunes  filles,  vêtues  de 
blanc,  marchaient  à  côté  d'elle.  Partout 
où  elle  passait  l'on  jetait  en  abondance 
des  parfums  dans  les  airs  ;  chacun  se 
mettait  aux  fenêtres  pour  la  voir,  et  ces 
fenêtres  étaient  parées  en  dehors  par 
des  pots  de  fleurs  et  des  tapis  d'écar- 
late  ;  tout  le  monde  criait:  Vice  Co- 
rinne! vive  le  o-énie!  vive  la  beauté! 

o 

L'émotion  était  générale  ;   mais  lord 

Nelvil  ne  la  partageait  point  encore  ; 

c  4 


56  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

et  bien  qu'il  se  fût  déjà  dit  qu'il  fallait 
mettre  à  part,  pour  juger  tout  cela, 
la  réserve  de  l'Angleterre  et  les  plai- 
santeries françaises,  il  ne  se  livrait 
point  à  cette  fûte,  lorsqu'enfîn  il  aper- 
çut Corinne. 

Elle  était  vêtue  comme  la  Sybille  du 
Dominiquin,  un  schall  des  Indes  tourné 
autour  de  sa  tête,  et  ses  cheveux  du 
plus  beau  noir  entremêlés  avec  ce  schall  ; 
sa  robe  était  blanche;  une  draperie 
bleue  se  rattachait  au  dessous  de  son 
'sein,  et  son  costume  était  très -pittores- 
que, sans  s'écarter  cependant  assez  des 
usages  reçus,  pour  que  l'on  pût  y  trou- 
ver de  l'affectation.  Son  attitude  sur  le 
char  était  noble  et  modeste  :  on  apéï*- 
cevait  bien  qu'elle  était  contente  d'être 
admirée;  mais  un  sentiment detimidité 
se  mêlait  à  sajoie,  et  semblait  demander 
grâce  pour  son  triomphe  ;  l'expression 
de  sa  physionomie,  de  ses  yeux,  de 
son  sourire,  intéressait  pour  elle,  et 
le  premier  regard  fit  de  lord  Nelviison 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  5^ 

ami,  avant  même  qu'une  impression 
plus  vive  le  subjuguât.  Ses  bras  étaient 
d'une  éclatante  beauté  ;  sa  taille  grande, 
mais  un  peu  forte,  à  la  manière  des 
statues  grecques,  caractérisait  énergi- 
quement  la  jeunesse  et  le  bonheur;  son 
regard  avait  quelque  chose  d'inspiré. 
L'on  voyait  dans  sa  manière  de  saluer 
et  de  remercier,  pour  les  applaudisse- 
mens  qu'elle  recevait,  une  sorte  de 
naturel  qui  relevait  l'éclat  de  la  situation 
extraordinaire  dans  laquelle  elle  se  trou- 
vait ;  elle  donnait  à  la  fois  l'idée  d'une 
prêtresse  d'Apollon,  qui  s'avançait  vers 
le  temple  du  Soleil,  et  d'une  femme 
parfaitement  simple  dans  les  rapports 
habituels  de  la  vie  ;  enfin  tous  ses  mou- 
vemens  avaient  un  charme  qui  excitait 
l'intérêt  et  la  curiosité,  l'étonnement 
et  l'aiFection. 

L'admiration  du  peuple  pour   elle 

allait  toujours  en  croissant,  plus  elle 

approchait  du  Capitole,  de  ce  lieu  si 

fécond  en  souvenirs.  Ce  beau  ciel,  ces 

c  5 


58  CORINNE  OU  l'ITALIÎ. 

Iiomains  si  enthousiastes,  et  par-dessus 
tout  Corinne,  élcctrisaient  1" imagina- 
tion cVOsvvaM;  il  avait  \ii  souvent  dans 
son  pays  des  hommes  d'état  portés  en 
trioniplie  par  le  peuple;  mais  c'était 
pour  la  première  fois  qu'il  était  témoin 
des  honneurs  rendus  à  une  femme,  à 
une  femme  illustrée  seulement  par  les 
dons  ducénie:  son  char  de  victoire  n€ 
coûtait  de  larmes  ii  personne,  et  nul 
regret,  comme  nulle  crainte,  n'empê- 
chait d'admirer  les  plus  beaux  dons 
de  la  nature,  rimagination,  le  senti- 
ment et  la  pensée. 

Oswald  était  tellement  absorbé  dans 
ses  réflexions,  des  idées  si  nouvelles 
roccu})aient,  qu'il  ne  remarqua  point 
les  lieux  antiques  et  ctlèbres  à  travers 
lesquels  passait  le  char  de  Corinne  ; 
c'est  au  pied  de  l'escalier  qui  conduit 
au  Capitole  que  ce  char  s'arrêta,  et 
dans  ce  moment  tous  les  amis  de  Co- 
rinne se  précipitèrent  pour  lui  offrir 
la  main.     Elle  choisit  celle  du  i)rince 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  5<| 

Castel-Forte,  le  grand  seigneur  romain 
le  plus  estimé  par  son  esprit  et  son  ca- 
ractère; chacun  approuva  le  choix  de 
Corinne  ;  elle  monta  cet  escalier  da 
Capitole,  dont  l'imposante  majesté 
semblait  accueillir  avec  bienveillance 
les  pas  légers  d'une  femme.  La  mu- 
sique se  fit  entendre  avec  un  nouvel 
éclat  au  moment  de  l'arrivée  de  Co- 
rinne, le  canon  retentit,  et  la  Sybille 
triomphante  entra  dans  le  palais  pré- 
paré pour  la  recevoir. 

Au  fond  de  la  salle  dans  laquelle  elle 
fut  reçue,  était  placé  le  sénateur  qni 
devait  la  cov.ronner  et  les  conservateurs 
du  sénat:  d'un  côté  tous  les  cardinaux 
et  les  femmes  les  plus  distinguées-  du 
pays,  de  l'autre  les  hommes  de  lettres 
de  l'académie  d<3  Rome;  à  l'extrémité 
opposée,  la  salle  était  occupée  par  une 
partie  de  la  foule  immense  qui  avait 
suivi  Corinne.  La  chaise  destinée  pour 
elle  était  sur  un  gradin  inférieur  à  celui 
du  sénateur.  Corinne,  avant  de  s'y 
c6 


60  CORINNE  OU  l' ITALIE, 

placer,  devait,  selon  l'usage,  en  pré- 
sence de  cette  auguste  assemblée^ 
mettre  un  genou  en  terre  sur  le  premier 
degré.  Elle  le  nt  avec  tant  de  noblesse 
et  de  modestie,  de  douceur  et  de  di- 
gnité, que  lord  Nevil  sentit  en  ce  mo- 
ment ses  yeux  mouillés  de  larmes;  il 
s'étonna  lui-même  de  son  attendrisse- 
ment; mais  au  milieu  de  tout  cet  éclat, 
de  tous  ces  succès,  il-  hii  semblait  que 
Corinne  avait  imploré,  par  ses  regards^ 
la  protection  d'un  ami,  protection  dont 
jamais  une  femme,  quelque  supérieure 
qu'elle  soit,  ne  peut  se  passer;  et  il 
pensait  en  lui-même  qu'il  serait  doux 
d'être  l'appui  de  celle  à  qui  sa  sensi- 
lilité  seule  rendrait  cet  appui  néces- 
saire. 

Dès  que  Corinne  fut  assise,  les  poètes 
romains  commencèrent  à  lire  les  son- 
nets et  les  odes  qu'ils  avaient  composés 
pour  elle.  Tous  l'exaltaient  jusques  aux 
cieux  ;  mais  ils  lui  donnaient  des 
louanges  qui  ne  la  caractérisaient  pas 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  Gt 

plus  qu'une  autre  femme  d'un  génie 
supérieur.  C'était  une  agréable  ré- 
union d'images  et  d'allusions  à  la 
mythologie,  qu'on  aurait  pu,  depuis 
Sapho  jusqu'à  nos  jours,  adresser  de 
siècle  en  siècle  à  toutes  les  femmes  que 
leurs  talens  littéraires  ont  illustrées. 

Déjà  lord  Nelvil  souffrait  de  cette 
manière  de  louer  Corinne;  il  lui 
semblait  déjà  qu'en  la  regardant  il 
aurait  fait  à  l'instant  même  un  portrait 
d'elle  plus  vrai,  plus  juste,  plus  détaillé, 
un  portrait  enfin  qui  ne  pût  convenir 
qu'à  Corinne. 


62  CORINNE  OU  L'ITALIE. 


CHAPITRE  II. 


Le  prince  Castel-Forte  prit  la  parole, 
et  ce  qu'il  dit  sur  Corinne  attira  l'at- 
tention de  toute  l'assemblée.  C'était  un 
homme  de  cinquante  ans  qui  avait  dans 
ses  discours  et  dans  son  maintien  beau- 
coup de  mesure  et  de  dignité  ;  son  âge 
et  l'assurance  qu'on  ayait  donnée  à  lord 
Nelvil,  qu'il  n'était  que  l'ami  de  Co- 
rinne, lui  inspirèrent  un  intérêt  sans 
mélange  pour  le  portrait  qu'il  fit  d'elle. 
Oswald,  sans  ces  motifs  des  sécurité,  se 
serait  déjà  senti  capable  d'un  mouve- 
ment confus  de  jalousie. 

Le  prince  Castel-Forte  lut  quelques 
pages  en  prose,  sans  prétention,  mais 
si  ngulièrement  propres  à  faire  connaître 
Corinne.  Il  indiqua  d'abord  le  mérite 
particulier   des   ouvrages;  il  dit  que 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  63 

ce  mcrite  consistait  en  partie  dans  l'é- 
tude approfondie  qu'elle  avait  faite  des 
littératures  étrangères  ;  elle  savait  unir 
au  plus  haut  dtgré  Ti  m  agi  nation  >  les 
tableaux,  la  vie  brillante  du  midi, 
et  cette  connaissance,  cette  obsei-va- 
tion  du  cœur  humain  qui  semble  le 
partage  des  pays  où  les  objets  exté- 
rieurs excitent  moins  l'intérêt. 

Il  vanta  la  gnàce^et  la  ga,ieté  de  Co^ 
rinne,  cette  gaieté  qui  ne  tenait  en  riea  Kl  j 
à  la  moquerie,  mais  seulement  à  la  vi- 
vacité de  l'esprit,    à  la  fraîcheur    de 
L'iiTiagination  :  il  essaya  de  louer  sa  serv- 
sibilité  ;  mais  on  pouvait  aisément  de- 
viner qu'un  regret  personnel  se  mêlait, 
à  ce  qu'il  en  disait.    11  se  plaignit  de  la 
difficulté  qu'éprouvait  une  femme  su~ 
périeure  à  rencontrer  l'objet  dont  elle 
s'est  fait  une  image  idéale,  une  image 
revêtue  de  tous  les  dons  que  le  cœur 
et  le  géniepeuvent  souhaiter.  Il  se  com^    ' 
plut  cependant  à  peindre  la  sensibilité 
passionnée  qui  inspirait  la  poésie  de 


64  CORINNE  OU  L*rTALIE. 

Corinne  et  l'art  qu'elle  avait  de  saisir 
des  rapports  touchans  entre  les  beautés 
de  la  nature  et  les  impressions  les  plus 
intimes  de  l'ame.  Il  releva  l'originalité 
des  expressions  de  Corinne,  de  ces  ex- 
pressions qui  naissaient  toutes  de  son 
caractère  et  de  sa  manière  de  sentir,, 
sans  que  jamais  aucune  nuance  d'affec- 
tation pût  altérer  un  genre  de  charme 
non-seulement  naturel,  mais  involon- 
taire. 

Il  parla  de  son  éloquence  comme 
d'une  force  toute-puissante  qui  devait 
d'autant  plus  entraîner  ceux  qui  l'écou- 
taient,  qu*ils  avaient  en  eux-même» 
plus  d'esprit  et  de  sensibilité  véritables. 
"  Corinne,  dit-il,  est  sans  doute  la 
**  femme  la  plus  célèbre  de  notre  pays, 
**  et  cependant  ses  amis  seuls  peuvent 
"  la  peindre;  car  les  qualités  de  l'ame, 
*'  quand  elles  sont  vraies,  ont  toujours 
"  besoin  d'être  devinées  :  l'éclat  aussi- 
"  bien  que  l'obscurité  peut  empêcher 
**  de  les  reconnaître,  si  quelque  sym- 


CORIîJKE  OU  L*ITALIE.  65 

*'  pathie  n'aide  pas  à  les  pénétrer.'* 
Il  s'étendit  sur  son  talent  d'improviser, 
qui  ne  ressemblait  en  rien  à  ce  qu'oii 
est  convenu  d'appeler  de  ce  nom  en 
Italie.  "  Ce  n'est  pas  seulement,  con- 
"  tinua-t-il,  à  la  fécondité  de  son 
"  esprit  qu'il  faut  l'attribuer,  mais  à 
"  réjnotieftprofande  qu'excitent  en  elle 
*^  toutes  les  pensées  généreuses  ;  elle 
"  ne  peut  prononcer  un  mot  qui  les 
"  rappelle,  sans  que  l'inépuisable  source 
"  des  sentimens  et  des  idées,  l'enthou- 
"  siasme,  ne  l'anime  et  ne  l'inspire." 
Le  prince  Castel  Forte  fit  sentir  aussi 
le  charme  d'un  style  toujours  pur,  tou- 
jours harmonieux.  "  La  poésie  de  Co- 
"  rinne,  ajouta  t  il,  est  une  mélodie 
"  intellectuelle  qui  seule  peut  expri- 
"  mer  le  charme  des  impressions  le» 
*'  j)lus  fug^itives  et  les  plus  délicates." 
Il  vanta  l'entretien  de  Corinne  :  on 
sentait  qu'il  en  avait  goûté  les  délices. 
*'  L'imagination  et  la  simplicité,  lajus- 
*'  tesse  et  l'exaltation,  la  force  et  la. 


K 


6(y  CORINNE  ou  L'ITALIE. 

"  douceur ^e  réuniasent,  disait  il,  dans 
"  une  mcme  personne,  pour  varier  à 
"  chaque  instant  tous  les  plaisirs  de 
^'  l'esprit  î  on  peut  lui  appliquer  ce 
"  charmant  vers  de  Pétrarque  : 

Il  parlar  cho  neU'anlma  si  sente  (a). 

"  et  je  lui  crois  quelque  chose  de  cette 
"  grâce  tant  vant<îe,  de  ce  charme 
"  oriental  que  les  anciens  attribuaient 
"  à  Cléopâtre. 

**  Les  lieux  que  j'ai  parcourus  avec 
"  elle,  ajouta  le  prince  Castel-Forte, 
"  la  musique  que  nous  ivcns  entendue 
"  ensemble,  les  tableaux  qu'elle  m'a 
"  fait  voir,  les  livres  qu'elle  m'a  fait 
"  comprendre,  composent  l'univers  de 
"  mon  imagination.  Il  y  a  dans  tous 
"  ces  objets  une  étincelle  de  sa  vie  ;  et 
*'  s'il  me  fallait  exister  loin  d'elle,  je 
"  voudrais  au  moins  m'en  entourer. 


(a)  Le  ]ang:>ge  qu'on  sent  au  fond  de  l'ame. 


CORINNE  t)U  L'ITALIË.  6"^ 

'*  certain  que  je  serais  de  ne  retrouver 
"  nulle  part  cette  trace  de  feu,  cette 
"  trace  d'elle  enfin  qu'elle  y  a  laissée. 
"  Oui,  continua-t-il(et  dans  ce  moment 
''ses  yeux  tombèrent  par  hasard  sur 
*'  Oswald),  voyez  Corinne,  si  vou§ 
"  pouvez  passer  votre  vie  avec  elle,  si 
"  cette  double  existence  qu'elle  vous 
"  donnera  peut  vous  être  long  temj)s 
"  assurée  ;  mais  ne  la  voyez  pas,  si 
"  vous  êtes  condamné  à  la  quitter  : 
"  vous  chercheriez  en  vain,  tant  que 
"  vous  vivriez,  cette  ame  créatrice  qui 
"  partageait  et  multipliait  vos  senti-  . 
"  mens  et  vos  pensées,  vous  ne  la  re-j/' 
"  trouveriez  jamais."  -  --^1 

Oswald  tressaillit  à  ces  paroles  ;  ses 
yeux  se  fixèrent  sur  Corinne,  qui  les 
écoutait  avec  une  émotion  que  Tamour- 
propre  ne  faisait  pas  naître,  mais  qui 
tenait  à  des  sentimens  plus  aimables 
et  plus  touchans.  Le  prince  Castel- 
Forte  reprit  son  discours,  qu'un  mo- 
ment d'attendrissement  lui  avait  fait 


68  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

suspendre;  il  parla  du  talent  de  Co- 
rinne pour  la  peinture,  pour  la  musi- 
que, pour  la  déclamation,  pour  la 
danse  :  il  dit  que  dans  tous  ces  talens, 
c'était  toujours  Corinne  ne  s'astrei- 
gnant  point  à  telle  manière,  à  telle  rè- 
gle, mais  exprimant  dans  des  lan 
gages  variés  la  même  puissance  d'ima- 
|\  l  gi  nation,  le  même  enchantement  des 
beaux  arts  sous  leurs  diverses  formes^. 
*'  Je  ne  me  flatte  pas,  dit  en  termi- 
**  nant  le  prince  Castel  Forte,  d'a- 
*'  voir  pu  peindre  une  personne  dont 
**  il  est  impossible  d'avoir  l'idée  quand 
**  on  ne  l'a  pas  entendue  ;  mais  sa  pré- 
"  sence  est  pour  nous  à  Rome  comme 
**  l'un  des  bienfaits  de  notre  ciel  bril- 
"  tant,  de  notre  nature  inspirée.  Co- 
'^  rinne  est  le  lien  de  ses  amis  entre 
"  eux;  elle  est  le  mouvement,  1" intérêt 
"  de  notre  vie  ;  nous  comptons  sur  sa 
"  bonté  ;  nous  sommes  fiers  de  son 
*'  génie  ;  nous  disons  aux  étrangers  : — 
**  j:egardez-la,  c'est  l'image  de  notre 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  % 

^'  belle  Italie  ;  elle  est  ce  que  nous 
*^  serions  sans  l'ignorance,  l'envie,  la 
"  discorde  et  l'indolence  auxquelles 
"  notre  sort  nous  a  condamnés  ; — 
"  nous  nous  plaisons  à  la  contempler 
"  comme  une  admirable  production 
"  de  notre  climat,  de  nos  beaux  arts, 
"  comme  un  rejeton  du  passé,  comme 
"  une  prophétie  de  l'avenir;  et  quand 
"  les  étrangers  insultent  à  ce  pays  d'où 
"  sont  sorties  les  lumières  qui  ont 
"  éclairé  l'Europe  ;  quand  ils  sont  sans 
"  pitié  pour  nos  torts  qui  naissent  de 
**  nos  malheurs,  nous  leur  disons  : — 
"regardez  Corinne; -oui,  nous  sui- 
'^  vrions  ses  traces,  nous  serions  hom- 
"  mes  comme  elle  est  femme,  si  les 
"  hommes  pouvaient  comme  les  fem- 
"  mes  se  créer  un  monde  dans  leur 
"  propre  cœur,  et  si  notre  génie,  né- 
"  cessairement  dépendant  des  relations 
"  sociales  et  des  circonstances  exté- 
**  rieures,  pouvait  s'allumer  tout  entier 
"  au  seul  flambeau  de  la  poésie. 


)[0}  CORINNE    OU    L'iTALIE. 

Au  moment  où  le  prince  Castel- 
Forte  cessa  de  parler,  des  applaudisse- 
mens  unanimes  se  firent  entendre;  et 
quoiqu'il  y  eût  dans  la  fin  de  son  dis- 
cours un  blâme  indirect  de  l'état  actuel 
des  Italiens,  tous  les  grands  de  l'état 
l'approuvèrent:  tant  il  est  vrai  qu'on 
trouve  en  Italie  cette  sorte  de  libéralité 
qui  ne  porte  pas  à  clianger  les  insti- 
tutions, mais  fait  pardonner,  dans  les 
esprits  supérieurs,  une  opposition  tran- 
quille aux  préjugés  existans. 
,  La  réputation  du  prince  Castel- 
Forte  était  très-grande  à  Rome.  Il  par- 
lait avec  une  sagacité  rare;  et  c'était 
un  don  remarquable  dans  un  pays  où 
l'on  met  encore  plus  d'esprit  dans  sa 
conduite  que  dans  ses  discours.  Il 
n'avait  pas  dans  les  affaires  l'habileté 
qui  distingue  souvent,  les  Italiens; 
mais  il  se  plaisait  à  penser,  et  ne  crai- 
gnait pas  la  fatigue  de  la  méditation. 
Les  heureux  habitans  du  midi  se  refu- 
sent quelquefois  à  cette  fatigue,  et  se 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  ^L 

flattent  de  tout  deviner  par  l'imag^iiia- \  v    "^ 
tion,  comme  leur  féconde  terre  donne 
des  fruits  sans  culture,  à  l'aide  seule- 
ment de  la  faveur  du  ciel. 


è^< 


72  CORINNE  OU  L'ITALIE. 


CHAPITRE  IIÏ. 


Corinne  se  leva  lorsque  le  prince 
Castel -Forte  eut  cessé  de  parler  ;  elle 
le  remercia  par  une  inclination  de  tête 
si  noble  et  si  douce,  qu'on  y  sentait 
tout  à  la  fois  et  la  modestie  et  la  joie 
bien  naturelle  d'avoir  été  louée  selon 
son  cœur.  Il  était  d'usage  que  le  poète 
couronné  au  Capitole  improvisât  ou 
récitât  une  pièce  de  vers  avant  que  l'on 
posât  sur  sa  tête  les  lauriers  qui  lui 
étaient  destinés.  Corinne  se  fit  apporter 
sa  lyre,  instrument  de  son  choix,  qui 
ressemblait  beaucoup  à  la  harpe,  mais 
était  cependant  plus  antique  par  la 
forme,  et  plus  simple  dans  les  sons. 
En  l'accordant,  elle  fut  d'abord  saisie 
d'un  grand  sentiment  de  timidité  ;  et 
ce  fut  avec  une  voix  tremblante  qu'elle 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  73 

demanda  le  sujet  qui  lui  était  imposé. 
— La  gloire  et  le  bonheur  de  t Italie  ! 
s'écria-t-on  autour  d'elle,  d'une  voix 
unanime.  Eh  bien,  oui,  reprit-elle 
déjà  saisie,  déjà  soutenue  par  son 
talent,  la  gloire  et  le  bonheur  de  V  Ita- 
lie'. Et  se  sentant  animée  par  l'amour 
de  son  pays,  elle  se  fit  entendre  dans 
des  vers  pleins  de  charmes,  dont  la 
prose  ne  peut  donner  qu'une  idée  bien 
imparfaite. 

IMPROVISATION    DE    CORINNE     AU 
CAPITOLE. 

'^  Italie,  empire  du  Soleil  ;  Italie  ; 
*'  maîtresse  du  monde  ;  Italie,  berceau 
'^  des  lettres,  je  te  salue.  Combien  de 
*'  fois  la  race  humaine  te  fut  soumise  ! 
"  tributaire  de  tes  armes,  de  tes  beaux 
*'  arts  et  de  ton  ciel. 

"  Un  dieu  quitta  l'Olympe  pour  se 
*'  réfugier  en  Ausonie  ;  l'aspect  de  ce 

TOME  I.  D 


74  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

"  pays  fit  rêver  les  vertus  de  l'âge  d'of, 
*'  et  rhomme  y  parut  trop  heureux 
*'  pour  l'y  supposer  coupable. 

*'  Rome  conquit  l'univers  par  son 
"  génie,  et  fut  reine  par  la  liberté.  Le 
*'  caractère  romain  s'imprima  sur  le 
*'  monde  ;  et  l'invasion  des  barbares, 
*'  en  détruisant  l'Italie,  obscurcit  l'uni- 
"  vers  entier. 

*'  L'Italie  reparut  avec  les  divins 
"  trésors  que  les  Grecs  fugitifs  rappor- 
*'  tèrent  dans  son  sein  ;  le  ciel  lui  révéla 
*'  ses  lois;  l'audace  de  ses  enfans  dé- 
*'  couvrit  un  nouvel  hémisphère  ;  elle 
**  fut  reine  encore  par  le  sceptre  de 
"  la  pensée,  mais  ce  sceptre  de  lauriers 
*'  ne  fit  que  des  ingrats. 

"  L'imagination  lui  rendit  l'univers 
*^  qu'elle  avait  perdu.  Les  peintres,  les 
"  poètes,  enfantèrent  pour  elle  une 
"  terre,  un  Olympe,  des  enfers  et  des 


CORINNE  au  L'ITALIE.  7  5 

''cieux;  et  le  feu  qui  l'anime,  mieux 
'^  gardé  par  son  génie  que  par  le  dieu 
*'  des  païens,  ne  trouva  point  dans 
*'  l'Europe  un  Prométhée  qui  le  ravit 

"  Pourquoi  suis-je  au  Capitole  ? 
*'  pourquoi  mon  humble  front  va-t-il 
"  recevoir  la  couronne  que  Pétrarque 
*'  a  portée,  et  qui  reste  suspendue  au 
"  cyprès  funèbre  du  Tasse?  pourquoi, 
"  si  vous  n'aimiez  assez  la  gloire,  ô  mes 
*'  concitoyens,  pour  récompenser  son 
*'  culte  autant  que  ses  succès. 

"  Eh  bien,  si  vous  l'aimez  cette 
*'  gloire,  qui  choisit  trop  souvent  ses 
*'  victimes  parmi  les  vainqueurs  qu'elle 
*'  a  couronnés,  pensez  avec  orgueil  à 
*'  ces  siècles  qui  virent  la  renaissance 
",  des  arts.  Le  Dante,  l'Homère  des 
"  temps  modernes,  poète  sacré  de  nos 
"  mystères  religieux,  héros  de  la  pen- 
*'  sée,  plongea  son  génie  dans  le  Styx 
"  pour  aborder  à  l'enfer,  et  son  ame 
D  2 


76  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

"  fut  profonde  comme  les  abîmes  qu'il 
"  a  décrits. 

*'  L'talie,  aux  jours  de  sa  puissance, 
*•  revit  tout  entière  dans  Le  Dante. 
"  Animé  par  l'esprit  des  républiques, 
"  guerrier  aussi-bien  que  poète,  il 
**  souffle  la  flamme  des  actions  parmi 
**  les  morts,  et  ses  ombres  ont  une  vie 
'*  plus  forte  que  lesvivans  d'ici-bas. 

"  Les  souvenirs  de  la  terre  les  pour- 
*'  suivent  encore;  leurs  passions  sans 
"  but  s'acharnent  à  leur  cœur  ;  elles  s'a- 
"  gitent  sur  le  passé,  qui  leur  semble 
**  encore  moins  irrévocable  que  leur 
"  éternel  avenir. 

**  On  dirait  que  Le  Dante,  banni  de 
•'  son  pays,  a  transporté  dans  les  ré- 
"  gions  imaginaires  les  peines  qui  le 
"  dévoraient.  Ses  ombres  demandent 
•*  sans  cesse  des  nouvelles  de  l'exis- 
"  tence,   comme  le  poète  lui-même 


CORINNE   OU    l'iTALIE.  77 

*  '  s' informe  de  sa  patrie,  et  l'enfer  s' offre 
*'  à  lui  sous  les  couleurs  de  l'exil. 

*'  Tout  à  ses  yenx  se  revêt  du  cos- 
"  tume  de  Florence.  Les  morts  antiques 
**  qu'il  évoque  semblent  renaître  aussi 
"  Toscans  que  lui  ;  ce  ne  sont  point  les 
*'  bornes  de  son  esprit,  c'est  la  force 
"  de  son  ame  qui  fait  entrer  l'univers 
"  dans  le  cercle  de  sa  pensée. 

*  *  Un  enchaînement  mystique  de  cer- 
"  clesetdesplièresle  conduit  de  l'enfer 
"  au  purgatoire,  du  purgatoire  au  pa- 
*'  radis  ;  historien  fidèle  de  sa  vision, 
*'  il  inonde  de  clarté  les  régions  les  plus 
"  obscures,  et  le  monde  qu'il  crée  dans 
*'  son  triple  poème  est  complet,  animé, 
"  brillant  comme  une  planète  nouvelle 
*'  aperçue  dans  le  firmament. 

"  A  sa  voix  tout  sur  la  terre  se 
•'change  en  poésie;    les  objets,  les 
**  idées^  les  lois,  les  phénomènes,  sem- 
d3 


:v 


5^8  CORINNE   OU   L'ITALIE. 

"  bîent  lîti  novel  Olympe  de  noa- 
"  velles  divinités;  mais  cette  mytho- 
"  logie  de  l'imagination  s'anéantit, 
*'  comme  le  paganisme,  à  l'aspect  du 
*'  paradis,  de  cet  océan  tie  lumières, 
"  étincelant  de  rayons  et  d'étoiles,  de 
"'  vertus^t  d'amour. 

"  Les  magiques  paroles  de  fâotre 
'  plus  gmnd  poète  sont  le  prisme  de 

*  l'univers  ;  toutes  ses  merveilles  s'y 

*  réfléchissent,  s'y  divisent,   s'y   re- 

*  composent;  les  sons  imitent  les  cou- 
'  leurs,  les  couleurs  se  fondent  en  har- 
'  monie  ;  la  rime,  sonore  ou  bizarre, 

*  rapide  ou  prolongée,  est  inspirée  par 
'  cette  divination  poétique,  beauté  su- 

*  préme  de  l'art,  triomphe  du  génie, 
'  qui  découvre  dans  la  nature  tous  les 

*  secrets  en  relation  avec  le  cœur  de 
■^  l'homme. 

"  Le  Dante  espérait  de  son  poème 
**  la  fin  de  son  exil;  il  comptait  sur  la 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  79 

'*  renommée  pour  médiateur  ;  mais  il 
"  mourut  trop  tôt  pour  recueillir  les 
**  palmes  de  la  patrie.  Souvent  la  vie 
■"  passagère  de  Thomme  s'use  dans  les 
"  revers  ;  et  si  la  gloire  triomphe,  si 
*'  l'on  aborde  enfin  sur  une  plage  plus 
'  heureuse,  la  tombe  s'ouvre  derrière 
''  le  port,  et  le  destin  à  mille  formes 
"  annonce  souvent  la  fin  de  la  vie  par 
'^  le  retour  du  bonheur. 


*'  Ainsi  le  Tasse,  infortuné,  que 
vos  hommages,  Romains,  devaient 
consoler  de  tant  d'injustices,  beau, 
sensible,  chevaleresque,  rêvant  les 
exploits,  éprouvant  l'amour  qu'il 
chantait,  s'approcha  de  ces  murs, 
comme  ses  héros,  de  Jérusalem, 
avec  respect  et  reconnaissance.  Mais 
la  veille  du  jour  choisi  pour  le  cou- 
ronner, la  mort  l'a  réclamé  pour  sa 
terrible  fête  :  le  ciel  est  jaloux  de  la 
terre,  et  rappelle  ses  favoris  des  rives 
trompeuîses  du  temps. 
D4 


80  CORINNE  OU  l'ITAUÊ. 

"  Dans  un  siècle  plus  fier  et  plus 
"  libre  que  celui  du  Tasse,  Pétrarque 
*'  fut  aussi  comme  Le  Dante  le  poète 
**  valeureux  de  l'indépendance  ita- 
*'  lienne.  Ailleurs,  on  ne  connaît  de. 
"  lui  que  ses  amours,  ici  des  souvenirs 
*'  plus  sévères  honorent  à  jamais  son 
*'  nom  ;  et  la  patrie  l'inspira  mieux  que 
*'  Laure  elle-même. 

"  Il  ranima  l'antiquité  par  ses  veilles, 
''  et  loin  que  son  imagination  mîtobs- 
"  tacle  aux  études  les  plus  profondes, 
"  cette  puissance  créatrice,  en  lui 
**  soumettant  l'avenir,  lui  révéla  les  se- 
*•  crets  des  siècles  passés.  Il  éprouva 
"  que  connaître  sert  beaucoup  pour 
"  inventer,  et  son  génie  fut  d'autant 
*'  plus  original,  que,  semblable  aux 
*'  forces  étemelles,  il  sut  être  présent 
"  ù  tous  les  temps. 

"  Notre  air  serein,  notre  climat  riant 
"  ont  inspiré  TArioste.  C'est  l'arc-en- 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  81 

"  ciel  qui  parut  après  nos  longues 
*'  guerres  :  brillant  et  varié  comme  ce 
"  messager  du  beau  temps,  il  semble 
"  se  jouer  familièrement  avec  la  vie  ; 
"  sa  gaieté  légère  et  douce  est  le  sou- 
"  rire  de  la  nature^  et  non  pas  l'ironie 
"  de  l'homme. 

*'  Michel-Ange,  Raphaël,  Pergolèse, 
"  Galilée,  et  vous  intrépides  voyageurs, 
"  avides  de  nouvelles  contrées,  bien 
"  que  la  nature  ne  pût  vous  offrir  rien 
"  de  plus  beau  que  la  vôtre!  joignez 
"  aussi  votre  gloire  à  celle  des  poètes, 
"  Artistes,  savans,  philosophes,  vous 
**  êtes  comme  eux  enfans  de  ce  soleil 
"  qui  tour  à  tour  développe  l'imagina- 
*'  tion,  concentre  la  pensée,  excite 
"  le  courage,  endort  dans  le  bonheur, 
*'  et  semble  tout  promettre  ou  tout 
*'  faire  oublier. 

''  Connaissez-vous  cette  terre  où  les 
"  orangers  fleurissent,  que  les  rayons 
D  5 


82  CORINNE  OU  l'iTALIE. 

"  des  cieux  fécondent  avec  amour? 
"  Avez-vous  entendu  les  sons  mélo- 
"  dieux  qui  célèbrent  la  douceur  des 
"  nuits?  Avez-vous  respiré  ces  par- 
"  fums,  luxe  de  l'air  déjà  si  pur  et  si 
'*  doux  ?  Répondez,  étrangers,  la  na- 
"  ture  est-elle  chez  vous  belle  et  bien- 
"  faisante  ? 

"  Ailleurs,  quand  des  calamités  so- 
"  ciales  affligent  un  pays,  les  peuples 
"  doivent  s'y  croire  abandonnés  par  la 
"  divinité  ;  mais  ici  nous  sentons  tou- 
"  jours  la  protection  du  ciel,  nous 
*'  voyons  qu'il  s'intéresse  à  l'homme, 
"et  qu'il  a  daigné  le  traiter  comme 
"  utie  noble  créature. 

"Ce  n*estpas  seulement  de  pampres 
•*  et  d'épis  que  notre  nature  est  parée, 
^  mats  elle  prodigue  sous  les  pas  de 
"  l'homme,  comme  à  la  fête  d'un  soù- 
**  verain,  une  abondance  de  fleurs  et 
^  de  plantes  inutiles  qui,  destinées  à 
"  plaire,  ne  s'abaissent  point  à  servir. 


CORINNE    OU    l'ITALIE.  83 

"  Les  plaisirs  délicats  '  soignés  par 
la  nature  sont  goûtés  par  une  nation 
digne  de  les  sentir;  les  mets  les  plus 
simples  lui  suffisent,  elle  ne  s'enivre 
point  aux  fontaines  des  vins  que  l'a- 
bondance lui  prépare:  elle  aime  son 
soleil,  ses  beaux-arts,  ses  monu- 
mens,  sa  contrée  tout  à  la  fois  an- 
tique et  printanière;  les  plaisirs  raf- 
finés d'une  société  brillante,  les  plai- 
sirs grossiers  d'un  peuple  avide  ne 
sont  pas  faits  pour  elle, 

"  Ici  les  sensations  se  confondent 
'  avec  les  idées,  la  vie  se  puise  tout 
'  entière  à  la  même  source,  et  l'ame 
'  comme  l'air  occupe  les  confins  de  la 
'  t^rre  et  du  ciel.  Ici  le  génie  se  sent 
'  à  l'aise,  parce  que  la  rêverie  y  est 

*  douce;  s'il  agite,  elle  calme;  s'il  re- 
'  grette  un  but,  elle  lui  fait  don  de 
'  mille  chimères  ;  si  les  hommes  l'op- 
'  priment,  la  nature  est  là  pour  l'ac  - 

*  cueillir. 


84  CORINNE    OU    L  ITALIE. 

*'  Ainsi,  toujours  elle  répare,  et  sa 
*'  main  secourable  guérit  toutes  les 
*'  blessures.  Ici  l'on  se  console  des 
*'  peines  même  du  cœur,  en  adnairant 
*'  un  dieu  de  bonté,  en  pénétrant  le 
"  secret  de  son  amour,  non  par  nos 
^  *'  jours  passagers,  mystérieux  avant- 
*'  coureurs  de  l'éternité,  mais  dans  le 
*'  sein  fécond  et  majestueux  de  Tim- 
"  mortel  univers." 

Corinne  fut  interrompue  pendant 
quelques  momens  par  les  applaudisse- 
mens  lesplusimpétueux.  Le  seul  Os- 
wald  ne  se  mêla  point  aux  transports 
bruyans  qui  l'entouraient.  II  avait 
penché  sa  tête  sur  sa  main  lorsque  Co- 
rinne avait  dit:  Ici  l'on  se  console  des 
peines  même  du  cœur  ;  et  depuis  lors 
il  ne  l'avait  point  relevée.  Corinne  le 
remarqua,  et  bientôt  à  ses  traits,  à  la 
couleur  de  ses  cheveux,  à  son  costume, 
à  sa  taille  élevée,  à  toutes  ses  manières 
enfin,  elle  le  reconnut  pour  un  Anglais. 


CORINNE    OU    l' ITALIE.  85 

Le  deuil  qu'il  portait,  et  sa  physionomie 
pleine  de  tristesse  la  frappèrent.  Son  re- 
gard alors  attaché  sur  elle  semblait  lui 
faire  doucement  des  reproches;  elle  de- 
vina les  pensées  qui  l'occupaient,  et  se 
sentit  le  besoin  de  le  satisfaire  en  par- 
lant du  bonheur  avec  moins  d'assu- 
rance, en  consacrant  à  la  mort  quelques 
vers  au  milieu  d'une  fête.  Elle  reprit 
donc  sa  lyre  dans  ce  dessein,  fit  rentrer 
dans  le  silence  toute  l'assemblée  par  les 
sons  touchans  et  prolongés  qu'elle  tira 
de  son  instrument,  et  recommença 
ainsi: 

*'  Il  est  des  peines  cependant  que 
"  notre  ciel  consolateur  ne  saurait  effa- 
•*  cer;  mais  dans  quel  séjour  les  regrets 
"  peuvent-ils  porter  à  l'ame  une  im- 
"  pression  plus  douce  et  plus  noble 
"  que  dans  ces  lieux  ! 

"Ailleurs  les  vi  vans  trouvent  à  peine 
'^  assez  de  place  pour  leurs  rapides 
**  courses  et  leurs  ardens  désirs  ;  ici 


86  CORINNE    OU    L'ITALIE. 

"  les  ruines,  les  déserts,  les  palais  in- 
"  habités,  laissent  aux  ombres  un 
"  vaste  espace.  Rome  maintenant 
*'  n'est-elle  pas  la  patrie  des  tom- 
*'  beaux! 

"  Le  Colisëe,  les  obélisques,  toutes 
*'  îesmerveillesquidufond  deTEgypte 
**  et  de  la  Grèce,  de  l'extrémité  des 
^'  siècles,  depuis  Romulus  jusqu'à 
**  Léon  X.,  se  sont  réunies  ici,  comme 
"  la  grandeur  attirait  la  grandeur,  et 
**  qu'un  jnême  lieu  dût  renfermer  tout 
"  ce  que  l'homme  a  pu  mettre  à  l'abri 
"  du  temps,  toutes  ces  merveilles  sont 
**  consacrées  aux  monumens  funèbres. 
"  Notre  indolente  vie  est  à  peine  aper- 
**  çue,  le  silence  des  vivans  est  un  hom- 
*'  mage  pour  les  morts,  ils  durent  et 
*'  nous  passons. 

"  Eux  sçuls  sont  honorés,  eux  seuls 
"  Sont  encore  célèbres;  nos  destinées 
"  obscures  relèvent  l'éclat  de  nos  an- 
*'  cêtres,  notre  existence  actueUe  ne 


CORINNE   OU    l'iTALIE.  Bf 

*'  laisse  debout  que  le  passé,  il  ne  se 
"  fait  aucun  bruit  autour  des  souve- 
'  nirs!  Tous  nos  chefs-d'œuvre  sont 
"  ^ouvrage  de  ceux  qui  ne  sont  plus, 
'*  et  le  génie  lui-même  est  compté 
"  parmi  les  illustres  morts. 

"  Peut-être  un  des  charmes  secrets 
*'  de  Rome  est-il  de  réconcilier  l'ima- 
"  gination  avec  le  long  sommeil.  On 
«  s'y  résigne  pour  soi,  l'on  en  souffre 
"  moins  pour  ce  qu'on  aime.  Lespeu- 
"  pte.  du  midi  se  représentent  la  fin 
*^  de  la  vie  sous  des  couleurs  moins 
**  sombres  que  les  habitans  du  nord. 
'*  Le  soleil  comme  la  gloire  réhausse 
*'  même  la  tombe. 

^  I  "Le  froid  et  l'isolement  du  sépulcre 
»v  P'  sous  ce  beau  ciel,  à  côté  de  tant  d'ur- 
"  nés  funéraires,  poursuivent  moins 
"  les  esprits  effrayés.  .  On  se  croit  at- 
«'  tendu  par  la  foule  des  ombres,  et, 
**  de  notre  ville  solitaire  à  la  vilie  sou- 


88  CORINNE    OU    L'ITALIE. 

"  terraine,  la  transition  semble  assez 
"  douce. 

''  Ainsi  la  pointe  de  la  douleur  est 
"  émoussée^  non  que  le  cœur  soit 
"  blasé,  non  que  l'ame  soit  aride,  mais 
"  une  harmonie  plus  parfaite,  un  air 
"  plus  odoriférant,  se  mêlent  à  l'exis- 
*'  tence.  On  s'abandonne  à  la  nature 
"  avec  moins  de  crainte,  à  la  nature 
"  dont  le  créateur  a  dit:  Les  lis  ne  tra- 
"  vaillent  ni  ne  filent,  et  cependant 
"  quels  vêtemens  de  rois  pourraient 
'<  égaler  la  magnificence  dont  j'ai  re- 
*'  vêtu  ces  fleurs  1" 

Oswald  fut  tellement  ravi  par  ces 
dernières  strophes,  qu'il  exprima  son 
admiration  par  les  témoignages  les  plus 
vifs  ;  et  cette  fois  les  transports  des 
Italiens  eux-mêmes  n'égalèrent  pas  les 
siens.  Enefiet,  c'était  à  lui  plus  qu'aux 
Romains  que  la  seconde  improvisation 
de  Corinne  était  destinée. 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  89 

La  plupart  des  Italiens  ont,  en  lisant 
les  vers,  une  sorte  de  chant  monotone, 
appelé  cantîlene,  qui  détruit  toute 
émotion  (3).  C'est  en  vain  que  les  pa- 
roles sont  diverses,  l'impression  reste 
la  même,  v^^sque  Taccent,  qui  est 
encore  plus  intime  que  les  paroles, 
ne  change  presque  point.  Mais  Corinne 
récitait  avec  une  variété  de  tons  qui 
ne  détruisait  pas  le  charme  soutenu 
de  l'harmonie  ;  c'étaient  com  me  des  airs 
différens  joués  tous  pai^  un  instrument 
céleste. 

Le  son  de  voix  touchant  et  sensible 
de  Corinne,  en  faisant  entendre  cette 
langue  italienne  si  pompeuse  et  si  so- 
nore, produisit  sur  Oswald  une  im- 
pression tout  à  fait  nouvelle.  La  proso- 
die anglaise  est  uniforme  et  voilée  ;  ses- 
beautés  naturelles  sont  toutes  mélan-: 
coliques  ;  les  nuages  ont  formé  ses  cou- 
leurs, et  le  bruit  des  vagues  sa  modu- 
lation ;  mais  quand  ces  paroles  ita- 
liennes, brillantes  comme  un  jour  de\ 


90  CORIN'NE    OU    L'iTALfE. 

fête,  retentissantes  comme  les  instru- 
rtiens  de  victoire  que  l'on  a  comparés  à 
i'écarlate  parmi  les  couleurs  ;  quand  ces 
paroles,  encore  tout  empreintes  des  " 
joies  qu'un  beau  climat  répand  dans 
tous  les  cœurs,  sont  prrnoncées  par 
une  voie  ému€,  leur  éclat  adouci,  leur 
force  concentrée,  fait  éprouver  un  at* 
tendi'issement  aussi  vif  qu'imprévu. 
L'intention  de  la  nature  semble  trom- 
pée, ses  bienfaits  inutiles,  ses  offres  re- 
poussées, et  l'expression  de  la  peine, 
au  milieu  de  tant  dej oui ssances,  étonne 
et  touche  plus  profondément  que  la 
douleur  chantée  dans  les  langues  du 
nord  qui  semblent  inspirées  par  elle. 


CORINNE    ÙV   t'iTALIE.  ^ï 


CHAPITRE  IV. 


Le  sénateur  prit  la  couronne  de  myrte 
et  de  laurier  qu'il  devait  placer  sur  la 
tête  de  Corinne.  Elle  détacha  le  schall 
qui  entourait  son  front,  et  tous  ses  che- 
veux, d'un  noir  d'ébène,  tombèrent 
en  boucles  sur  ses  épaules.  Elle  s'a- 
vança la  tête  nue,  le  regard  animé  par 
un  sentiment  de  plaisir  et  de  reconnais- 
sance qu'elle  ne  cherchait  point  à  dis- 
simuler. Elle  se  remit  une  seconde  fois 
à  genoux  pour  recevoir  la  couronne, 
mais  elle  paraissait  moins  troublée  et 
tnoins  tremblante  que  la  première  fois  ; 
elle  venait  de  parler,  elle  venait  de 
remplir  son  ame  des  plus  nobles  pen- 
sées, l'enthousiasme  l'emportait  sur  la 
timidité.  Ce  n'était  plus  une  femme 
craintive,  mais  une  prêtresse  inspirée 


92  CORINNE  OU  l'iTALIE. 

qui  se  consacrait  avec  joie  au  culte  du 
génie. 

(^uand  la  couronne  fut  placée  sur 
la  tête  de  Corinne,  tous  les  instrumens 
se  firent  entendre,  et  jouèrent  ces  airs 
triomphans  qui  exaltent  l'ame  d'une 
manière  si  puissante  et  si  sublime.  Le 
bruit  des  timbales  et  des  fanfares  émut 
de  nouveau  Corinne  ;  ses  yeux  se  rem- 
plirent de  larmes,  elle  s'assit  un  mo- 
ment, et  couvrit  son  visage  de  son 
mouchoir.  Osvvald,  vivement  touché, 
sortit  de  la  foule,  et  fit  quelques  pas 
pour  lui  parler,  mais  un  invincible  em- 
barras le  retint.  Corinne  le  regarda 
quelque  temps,  en  prenant  garde  néan- 
moins qu'il  ne  remarquât  qu'elle  faisait 
attention  à  lui;  mais  lorsque  le  prince 
Caste] -Forte  vint  prendre  sa  main  pour 
l'accompagner  du  Capitole  à  son  char, 
elle  se  laissa  conduire  avec  distraction, 
et  retourna  la  tête  plusieurs  fois,  sous 
divers  prétextes,  pour  revoir  Oswald. 

Il  la  suivit  ;  et,  dans  le  moment  où 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  93 

elle  descendait  l'escalier,  accompagnée 
de  son  cortège,  elle  fit  un  mouvement 
en  arrière  pour  l'apercevoir  encore:  ce 
mouvement  fit  tomber  sa  couronne. 
Oswald  se  hâta  de  la  relever,  et  lui 
dit  en  la  lui  rendant  quelques  mots  en 
italien,  qui  signifiaient  que  les  humbles 
mortels  mettaient  aux  pieds  des  dieux 
la  couronne  qu'ils  n'osaient  placer  sur 
leurs  têtes  (4.  Corinne  remercia  lord 
Ne! vil,  en  anglais,  avec  ce  pur  accent 
national,  ce  pur  accent  insulaire  qui 
presque  jamais  ne  peut  être  imité  sur 
le  continent.  i^vL^l  fut  l'étonnement 
d'Oswald  en  l'entendant  !  Il  resta  d'a- 
bord immobile  à  sa  place,  et  se  sentant 
troublé,  il  s'appuya  sur  un  des  lions  de 
basalte  qui  sont  au  pied  de  l'escalier  du 
Capitole.  Corinne  le  considéra  de  nou- 
veau, vivement  frappée  de  son  émo- 
tion; mais  on  l'entraîna  vers  son  char, 
et  toute  la  foule  disparut  long-temps 
avant  qu'Osvvald  eût  retrouvé  sa  force 
et  sa  présence  d'esprit. 


94  CORINNE    OU    l' ITALIE. 

Corinne  jusqu'alors  l'avait  enchanté 
comme  la  plus  charmante  des  étran- 
gères, comme  l'une  des  merveilles  du 
pays  qu'il  voulait  parcourir;  mais  cet 
accent  anglais  lui  rappelait  tous  les 
souvenirs  de  sa  patrie,  cet  accent  na- 
turalisait pour  lui  tous  les  charmes  de 
Corinne.  Etait-elle  Anglaise?  avait-elle 
passé  plusieurs  années  de  sa  vie  en 
Angleterre?  Il  ne  pouvait  le  deviner; 
mais  il  était  impossible  que  l'étude 
seule  apprît  à  parler  ainsi,  il  fallait  que 
Corinne  et  lord  Nelvil  eussent  vécu 
<lans  le  même  pays.  Qui  sait  si  leurs 
familles  n'étaient  pas  en  relation  en- 
semble? Peut-être  même  l'avait-il  vue 
dans  son  enfance  !  On  a  souvent  dans 
le  cœur  je  ne  sais  quelle  image  innée 
de  ce  qu'on  aime,  qui  pourrait  per- 
suadei-  qu'on  reconnaît  l'objet  que  l'on 
voit  pour  la  première  fois. 

Oswald  avait  beaucoup  de  préventions 
contre  les  Italiennes;  il  les  croyait  pas- 
sionnées, mais  .mobiles,  mais  incapa- 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  95 

bles  d'éprouver  des  affections  profondes 
et  durables.  Déjà  ce  que  Corinne  avait 
dit  au  Capitole  lui  avait  inspiré  toute 
une  autre  idée;  que  serait-ce  donc  s'il 
pouvait  à  la  fois  retrouver  les  souve- 
nirs de  sa  patrie,  et  recevoir  par  l'ima- 
gination une  vie  nouvelle,  renaître  pour 
l'avenir  sans  rompre  avec  le  passé! 

Au  milieu  de  ses  rêveries,  Oswald 
se  trouva  sur  le  pont  Saint-Ange,  qui 
conduit  au  château  du  même  nom,  ou 
plutôt  au  tombeau  d'Adrien,  dont  on 
a  fait  une  forteresse.  Le  silence  dû 
lieu,  les  pâles  ondes  du  Tibre,  les 
rayons  de  la  lune  qui  éclairaient  les 
statues  placées  sur  le  pont,  et  faisaient 
de  ces  statues  comme  des  ombres  blan- 
ches regardant  fixement  couler  et  les 
flots  et  le  temps  qui  ne  les  concer- 
nent plus  ;  tous  ces  objets  le  rame- 
nèrent à  ses  idées  habituelles.  Il  mit 
la  main  sur  sa  poitrine,  et  sentit  le 
portrait  de  son  père  qu'il  y  portait 
toujours,  il  l'en  détacha  pour  le  consi- 


96         CORINNE  OU  l'Italie. 

dérer,  et  le  moment  de  bonheur  qu'il 
venait  d'éprouver,  et  la  cause  de  ce 
bonheur  ne  lui  rappelèrent  que  trop 
le  sentiment  qui  l'avait  rendu  jadis  si 
coupable  envers  son  père  ;  cette  ré- 
flexion renouvela  ses  remords. 

—  Eternel  souvenir  de  ma  vie,  s'é- 
cria-t-il,  ami  trop  offensé  et  pour- 
tant si  généreux  !  Aurais -je  pu  croire 
que  l'émotion  du  plaisir  pût  trouver 
sitôt  accès  dans  mon  ame  ?  Ce  n'est 
pas  toi,  le  meilleur  et  le  plus  indulgent 
des  hommes,  ce  n'est  pas  toi  qui  me  le 
reproches  ;  tu  veux  que  je  sois  heu- 
reux, tu  le  veux  encore  malgré  mes 
fautes:  maispuissé-jedu  moins  ne  pas 
méconnaître  ta  voix  si  tu  me  parles  du 
haut  du  ciel,  comme  je  l'ai  méconnue 
sur  ia  terre  ! 


LIVRE  iir. 

CORINNE 


CHAPITRE  PREMIER. 

Le  comte  d'Erfeuil  avait  assisté  à  la 
fête  du  Capitole,  il  vint  le  lendemain 
chez  lord  Nelvil  et  lui  dit  : — Mon  cher 
Oswald,    voulez -vous    que  je    vous 
mène  ce  soir  chez  Corinne  ?     Com- 
ment, interrompit  vivement  Oswald, 
est-ce  que  vous  la  connaissez  ?     Non, 
répondit  le  comte  d'Erfeuil,  mais  une 
personne  aussi   célèbre    est  toujours 
flattée  qu'on  désire  de  la  voir,  et  je 
lui  ai  écrit  ce  matin  pour  lui  deman- 
der la  permission  d'aller  chez  elle  ce 
soir    avec   vous.      J'aurais   souhaité, 
répondit  Oswald  en  rougissant,  que 
vous  ne  m'eussiez  pas  ainsi  nommé 
sans  mon  consentement.    Sachez  moi 

TOME  I.  E 


98  CORINNE  OU  l'iTALIE. 

gré,  reprit  le  comte  d'Erfeuil,  de  vous 
avoir  épargné  quelques  formalités  en- 
nuyeuses :  au  lieu  d'aller  chez  un  am- 
bassadeur, qui  vous  auroit  mené  chez 
un  cardinal,  qui  vous  aurait  conduit 
chez  un  femme,  qui  vous  aurait  in- 
troduit chez  Corinne,  je  vous  présente, 
vous  me  présentez,  et  nous  serons  très- 
bien  reçus  tous  les  deux. 

J'ai  moins  de  confiance  que  vous, 
et  sans  doute  avec  raison,  reprit  lord 
Nelvil,  je  crains  que  cette  demande 
précipitée  n'ait  pu  déplaire  à  Corinne. 
Pas  du  tout,  je  vous  assure,  dit  le 
comte  d'Erfeuil,  elle  a  trop  d'esprit 
pour  cela  et  sa  réponse  est  très-polie. 
Comment,  elle  vous  a  répondu,  re- 
prit lord  Nelvil,  et  que  vous  a-t-elle 
donc  dit,  mon  cher  comte  ?  Ah,  mon 
cher  comte,  dit  en  riant  M.  d'Erfeuil, 
vous  vous  adoucissez  donc  depuis  que 
vous  savez  que  Corinne  m'a  répondu  ; 
mais  enfin  je  vous  aune  et  tout  estpar- 
donné.  Je  vous  avouerai  donc  modeste- 


CORINNE    OU    l' ITALIE.  99 

ment  que  dans  mon  billet  j'avais  parlé 
de  moi  plus  que  de  vous,  et  que  dans 
sa  réponse  il  me  semble  qu'elle  vous 
nomme  le  premier  ;  mais  je  ne  suis  ja- 
mais jaloux  de  mes  amis.  Assuré- 
ment, répondit  lord  Nelvil,  je  ne  pense 
pas  que  ni  vous  ni  moi  nous  puissions 
nous  flatter  de  plaire  à  Corinne,  et 
quant  à  moi,  tout  ce  que  je  désire, 
c'est  de  jouir  quelquefois  de  la  société 
d'une  personne  aussi  étonnante  :  à  ce 
soir  donc,  puisque  vous  l'avez  arrangé 
ainsi.  Vous  viendrez  avec  moi,  dit 
le  comte  d'Erfeuil.  Hé  bien  oui,  ré- 
pondit lord  Nelvil  avec  un  embarras 
très-visible.  Pourquoi  donc,  conti- 
nua le  comte  d'Erfeuil,  pourquoi  s'être 
tant  plaint  de  ce  que  j'ai  fait  ?  vous 
finissez  comme  j'ai  commencé;  mais^ 
fallait  bien  vous  laisser  l'honneur  d'être 
plus  réservé  que  moi,  pourvu  toute- 
fois que  vous  n'y  perdissiez  rien.  C'est 
vraiment  une  charmante  personne  que 
f  -Corinne,  elle  a  de  l'esprit  et  de  lagrace  ; 
E2 


100  CORINNE   OU    l'iTALÎË. 

je  n'ai  pas  bien  compris  ce  qu'elle  di- 
sait, parce  qu'elle  parlait  italien,  mais 
à  la  voir  je  gagerais  qu'elle  sait  très-bien 
\e  français;  nous  en  jugerons  ce  soir. 
Elle  mène  une  vie  singulière,  elle  est 
riche,  jeune,  libre,  sans  qu'on  puisse 
savoir  avec  certitude  si  elle  a  des  amans 
ou  non.  Il  paraît  certain  néanmoins 
qu'à  présent  elle  ne  préfère  personne; 
au  reste,  ajouta-t-il,  il  se  peut  qu'elle 
n'ait  pas  rencontré  dans  ce  pays  un 
homme  digne  d'elle,  cela  ne  m'éton- 
nerait  pas. 

Le  comte  d'Erfeuil  continua  quel- 
que temps  encore  à  discourir  ainsi,  sans 
que  lord  Nelvil  l'interrompît.  Il  ne  di- 
sait tien  qui  fût  précisément  inconve- 
nable, mais  il  froissait  toujours  les  sen- 
timents délicats  d'Oswald  en  parlant 
trop  fort  ou  trop  légèrement  sur  ce  qui 
l'intéressait.  Ilyadesménagemens  que 
l'esprit  même  et  l'usage  du  monde  n'ap- 
prennent pas,  et,  sans  manquer  à  la 
plus  parfaite  politesse,  on  blesse  sou- 
vent le  cœur. 


CORINNE    OU    l' ITALIE.  101 

LordNelvil  futtrès-agité  tout  le  jour 
en  pensant  à  la  visite  du  soir  ;  mais  il 
écarta,  tant  qu'il  le  put,  les  réflexions 
qui  le  troublaient,  et  tâcha  de  se  per- 
suader qu'il  pouvait  y  avoir  du  plaisir 
dans  un  sentiment,  sans  que  ce  senti-, 
ment  décidât  du  sort  de  la  vie.  Fausse 
sécurité  î  car  l'ame  ne  reçoit  aucun  plai- 
sir de  ce  qu'elle  reconnaît  elle-même 
pour  passager. 

Lord  Nelvil  et  le  comte  d'Erfèuil 
arrivèrent  chez  Corinne  ;  sa  maison 
était  placée  dans  le  quartier  des  Trans- 
téverins,  un  peu  au-delà  du  château 
Saint- Ange.  La  vue  du  Tibre  embel- 
lissait cette  maison,  ornée  dans  l'inté- 
rieur avec  l'élégance  la  plus  parfaite.  Le 
salon  était  décoré  par  les  copies,  en 
plâtre,  des  meilleures  statues  de  l'Ita- 
lie, la  Niobé;  le  Laocoon  la  Vénus  de 
Médicis;  le  Gladiateur  mourant;  et 
dans  le  cabinet  où  se  tenait  Corinne, 
l'on  voyait  des  instrumens  de  musique, 
des  livres;  un  ameublement  simple, 
E  3 


102  CORINNE  OU  l'iTALIE. 

mais  commode,  et  seulement  arrangé 
pour  rendre  la  conversation  facile  et  le 
cercle  resserré.  Corinne  n'était  point 
encore  dans  son  cabinet  lorsqu'Oswald 
arriva  ;  en  l'attendant,  il  se  promenait 
avec  anxiété  dans  son  appartement  ;  il 
y  remarquait  dans  chaque  détail,  un 
mélange  heureux  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  plus  agréable  dans  les  trois  nations 
française,  anglaise  et  italienne  ;  le  goût 
de  la  société,  Tamour  des  lettres,  et  le 
sentiment  des  beaux  arts. 

Corinne  enfin  parut  ;  elle  était  vêtue 
sans  aucune  recherche,  mais  toujours 
pittoresqvrement.  Elle  avait  dans  ses 
cheveux  des  camées  antiques,  et  por- 
tait à  son  cou  un  collier  de  corail.  Sa 
politesse  était  noble  et  facile;  en  la 
voyant  ainsi  familièrement  au  milieu  du 
cercle  de  ses  amis,  on  retrouvait  en  elle 
la  divinité  du  Capitole,  bien  qu'elle  fût 
parfaitement  simple  et  naturelleen  tout. 
Elle  salua  d'abord  le  comte  d'Erfeuil 
en  regardant  Oswald,  et  puis;  comme 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  103 

si  elle  se  fût  repentie  de  cette  espèce 
de  fausseté,  elle  s'avança  vers  Osvvald  ; 
et  Ton  put  remarquer  qu'en  l'appelant 
lord  Nelvil,  ce  nom  semblait  produire 
.  un  effet  singulier  sur  elle,  et  deux 
fois  elle  1«  répéta  d'une  vôix  émue, 
comme  s'il  lui  retraçait  de  touchans 
souvenirs. 

Enfin,  elle  dit  en  italien  à  lord  Nel- 
vil  quelques  mots  pleins  de  grâce  sur 
l'obligeance  qu'il  lui  avait  témoignée  la 
veille  en  relevant  sa  couronne.  Oswald 
lui  répondit  en  cherchant  à  lui  expri- 
mer l'admiration  qu'elle  lui  avait  inspi- 
rée, et  se  plaignit  avec  douceur  de  ce 
qu'elle  ne  lui  parlait  pas  en  anglais. 
Vous  suis-je,  ajouta-t-il,  plus  étranger 
qu'hier?  Non,  assurément,  lui  ré- 
pondit Corinne;  mais,  quand  on  a 
comme  moi  parlé  plusieurs  années  de 
sa  vie  deux  ou  trois  langues  différentes, 
l'une  ou  l'autre  est  inspirée  par  les  sen- 
timens  que  l'on  doit  exprimer.  Sû- 
rement, dit  Oswald,  l'anglais  est  votre 

E  4 


104  CORINNE  OU  L  ITALIE. 

langue  naturelle,  celle  que  vous  parlez 
à  vos  amis,  celle...  Je  suis  Italienne, 
interrompit  Corinne,  pardonnez-moi, 
milord,  mais  il  me  semble  que  je  re- 
trouve en  vous  cet  orgueil  national  qui 
caractérise  souvent  vos  compatriotes. 
Dans  ce  pays,  nous  sommes  plus  mo- 
destes, nous  ne  sommes  ni  contens 
de  nous  comme  des  Français,  ni  fiers 
de  nous  comme  des  Anglais.  Un  peu 
d'indulgence  nous  suffit  de  la  part  des 
étrano;ers  ;  et  comme  il  nous  est  refusé 
depuis  long-temps  d'être  une  nation, 
nous  avons  le  grand  tort  de  manquer 
souvent,  comme  individus,  de  la  di- 
gnité qui  ne  nous  est  pas  permise 
comme  peuple;  mais  quand  vous  con- 
naîtrez lesItaliens,vous  verrez  qu'ils  ont 
dans  leur  caractère  quelques  traces  de 
la  grandeur  antique,  quelques  traces 
rares,  effacées,  mais  qui  pourraient  re- 
paraître dans  des  temps  plus  heureux. 
Je  vous  parlerai  anglais  quelquefois, 
Bias  pas  toujours;  l'italien  m'est  cher: 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  105r 

jfai  beaucoup  soufFert,  dit-elle  en  sou*^ 
pirant,  pour  vivre  en  Italie. 

Le  comte  d'Erfeuil  fit  des  reproches 
aimables  à  Corinne  de  ce  qu'elle  l'ou- 
bliait tout  à  fait  en  s'exprimant  dans 
des    langues     qu'il   n'entendait   pas. 
Belle  Corinne,  lui  dit-il,  de  grâce,  par- 
lez français,vous  en  êtes  vraiment  digne*; 
Corinne  sourit  à  ce  compliment,  et 
se  mit  à  parler  français  très-purement, 
très-facilement,  mais  avec  l'accent  an-, 
glais.  Lord  Nelvil  et  le  comte  d'Erfeuit 
s'en   étonnèrent   également;  mais  le. 
comte   d'Erfeuil,  qui    croyait   qu'on- 
pouvoit  tout  dire,  pourvu  que  ce  fût 
avec  grâce,  et  qui  s'imaginait  que  l'im- 
politesse consistait  dans  laforme,  et  non 
dans  le  fond,  demanda,  directement  à. 
Corinne  raison  de  cette  singularité.  , 
Elle  fut  d'abord  un  peu  troublée  de« 
cette  interrogation  subite,  puis,  repre- , 
nantses  esprits, elle  dit  au  comted'Er-. 
leuil.:  Apparemment,  monsieur,  que, 
j'ai  appris  le  français  d'un  Anglais.  II. 
e5 


106         CORINNE   OU    l' ITALIE. 

renouvela  ses  questions  en  riant,  mais 
avec  instance.  Corinne  s'embarrassa 
toujours  plus,  et  lui  dit  enfin:  Depuis 
quatre  ans,  monsieur,  que  je  suis  fixée 
à  Rome,  aucun  de  mes  amis,  aucun  de 
ceux  qui,  j'en  suis  sûre,  s'intéressent 
beaucoup  à  moi,  ne  m'ont  interrogée 
sur  ma  destinée;  ils  ont  compris  d'a- 
bord qu'il  m'était  pénible  d'en  parler. 
Ces  paroles  mirent  un  terme  aux  ques- 
tions ducomted'Erfeuil;  mais  Corinne 
eut  peur  de  l'avoir  blessé,  et  comme  il 
avait  l'air  d'être  très-lié  avec  lord  Nel- 
vil,  elle  craignit  encore  plus,  sans 
vouloir  s'en  rendre  raison,  qu'il  ne 
parlât  d'elle  désavantageusement  à  son 
ami,  et  elle  se  remit  à  prendre  assez 
de  soin  pour  lui  plaire. 

Le  prince  Castel-Forte  arriva  dans 
<*e  moment,  avec  plusieurs  Romains 
de  ses  amis  et  de  ceux  de  Corinne.  Cé- 
taient  des  hommes  d'un  esprit  aimable 
et  gai,  très-bienveillans  dans  leurs 
formes,  et  si  facilement  animés  par  la 


CORINNE   OU    L'ITALIE.  lOf 

conversation  des  autres,  qu'on  trou- 
vait un  vif  plaisir  à  leur  parler,  tant 
ils  sentaient  vivement  ce  qui  méritait 
d'être  senti.  L'indolence  des  Italiens 
les  porte  à  ne  point  montrer  en  société, 
ni  souvent  d'aucune  manière,  tout  l'es- 
prit qu'ils  ont.  La  plupart  d'entre  eux 
ne  cultivent  pas  même  dans  la  retraite 
les  facultés  intellectuelles  que  la  nature 
leur  a  données  ;  mais  ils  jouissent  avec 
transport  de  ce  qui  leur  vient  sans 
peine. 

Corinne  avait  beaucoup  de  gaieté 
dans  l'esprit  Elle  apercevait  le  ridicule 
avec  la  sagacité  d'une  Française,  et  le 
peignait  avec  l'imagination  d'une  Ita- 
lienne; mais  elle  mêlait  à. tout  un  sen- 
timent débouté:  on  ne  voyait  jamais 
rien  en  elle  de  calculé  ni  d'iiostile;  car 
en  toute  chose  c'est  la  froideur  qui 
offense,  et  l'imagination,  au  contraire, 
a  presque  toujours  de  la  bonhomie. 

Oswald  trouvait  Corinne  pleine  de 
grâce,  et  d'une  grâce  qui  lui  était  toute 
E  6 


108  CORINNE  OU  L  ITALIE. 

nouvelle.  Une  grande  et  terrible  cir- 
constance de  sa  vie  était  attachée  au 
souvenir  d'une  femme  française  très- 
aimable  et  très-spirituelle;  mais  Co- 
rinne ne  lui  ressemblait  en  rien:  sa 
conversation  était  un  mélange  de  tous 
les  genres  d'esprit,  l'enthousiasme  des 
beaux  arts  et  la  connaissance  du  monde, 
la  finesse  desidées  et  la  profondeur  des 
sentimens;  enfin,  tous  les  charmes  de  la 
vivacité  et  de  la  rapidité  s'y  faisaient 
remarquer,  sans  que  pour  cela  ses  pen- 
sées fussent  jamais  incomplètes,  ni  ses 
réflexions  légères.  Oswald  était  tout  à 
la  fois  surpris  et  charmé,  inquiet  et 
entraîné  l  il  ne  comprenait  pas  com- 
ment une  seule  personne  pouvait  réu- 
nir tout  ce  que  possédait  Corinne  ;  il 
se  demandait  si  le  lien  de  tant  de  qua- 
lités presque  opposées  était  l'inconsé- 
quence ou  la  supériorité  ;  si  c'était  à 
force  de  tout  sentir,  ou  parce  qu'elle 
oubliait  tout  successivement,  qu'elle 
passait  aixisi,presque  dans  un  même  ins- 


CORINNE  OU  l' ITALIE  109 

tant,  de  la  mélancolie  à  la  gaieté,  de  la 
profondeur  à  la  grâce,  de  la  conversa- 
tion la  plus  étonnante,  et  par  les  con- 
naissances et  par  les  idées,  à  la  coquet- 
terie d'une  femme  qui  cherche  à  plaire 
et  veut  captiver  ;  mais  il  y  avait  dans 
cette  coquetterie  une  noblesse  si  par- 
faite, qu'elle  imposait  autant  de  res- 
pect que  la  réserve  la  plus  sévère. 

Le  prince  Castel-Forte  était  très- 
occupé  de  Corinne,  et  tous  les  Italiens 
qui  composaient  sa  société  lui  mon- 
traient un  sentiment  qui  s'exprimait  par 
les  soins  et  les  hommages  les  plus  déli- 
cats et  les  plus  assidus:  le  culte  habituel 
dont  ils  l'entouraient  répandait  comme 
un  air  de  fête  sur  tous  les  jours  de  sa 
vie.  Corinne  était  heureuse  dêtre  ai- 
mée ;  mais  heureuse  comme  on  l'est  de 
vivre  dans  un  climat  doux,  d'entendre 
des  sons  harmonieux,  de  ne  recevoir 
enfin  que  des  impressions  agréables.  Le 
sentiment  profond  et  sérieux  deTamour 
ne  se  peignait  point  sur  son  visage,  où 


110  CORINNE  OU  L'IïALIE. 

tout  était  exprimé  par  la  physionomie 
la  plus  vive  et  la  plus  mobile.  Osvvald 
la  regardait  en  silence;  sa  présence 
animait  Corinne  et  lui  inspirait  le  désir 
d'être  aimable.  Cependant  elle  s'arrê- 
tait quelquefois  dans  les  momens  où  sa 
conversation  était  la  plus  brillante,éton- 
née  du  calme  extérieur  d'Osvvald,  ne 
sachant  pas  si  elle  avait  réussi  auprès  de 
lui,  ous'illa  blâmait  secrètement,  et  si 
ses  idées  anglaises  lui  permettaient 
d'applaudir  à  de  tels  succès  dans  une 
femme. 

Osvvald  était  trop  captivé  par  lés 
charmes  de  Corinne  pour  se  rappeler 
alors  ses  anciennes  opinions  sur  l'obs- 
curité qui  convenait  aux  femmes  ;  mais 
il  se  demandait  si  l'on  pouvait  être  aimé 
d'elle  ;  s'il  était  possible  de  concentrer 
en  soi  seul  tant  de  myons  ;  enfin,  il 
était  à  la  fois  ébloui  et  troublé  :  et  bien 
qu'à  son  départ  elle  l'eût  invité  très- 
poliment  à  revenir  la  voir,  il  laissa 
passer  tout  un  jour  sans  aller  chez  elle^ 


CORINNE  OU  L* ITALIE.  111 

éprouvant  une  sorte  de  terreur  du  sen- 
timent qui  l'entraînait. 

Quelquefois  il  comparait  ce  senti- 
ment nouveau  avec  l'erreur  fatale  des 
premiers  momens  de  sa  jeunesse,  et  re- 
poussait vivement  ensuite  cette  compa-r 
raison  ;  car  c'était  l'art,  et  un  art  per- 
fide, qui  l'avait  subjugué,  tandis  qu'on 
ne  pouvait  douter  de  la  vérité  de  Co- 
rinne. Son  charme  tenait-il  de  la  magie 
ou  de.  l'inspiration  poétique?  était- 
ce  Armide  ou  Sapho  ?  pouvait-on  es- 
pérer de  captiver  jamais  un  génie  doué\ 
de  si  brillantes  ailes  ?  Il  était  impossi-  1 
ble  de  le  décider;  mais  au  moins  on 
sentait  que  ce  n'était  pas  la  société, 
que  c'était  plutôt  le  ciel  même  qui 
avait  formé  cet  être  extraordinaire,  et 
que  son  esprit  était  aussi  incapable 
d'imiter,  que  son  caractère  de  feindre. 
Oh  !  mon  père,  disait  Oswald,  si  vous 
aviez  connu  Corinne,  qii'auriez-vou» 
pensé  d'elle  ? 


112  CORINNE  OU  L'ITALIE. 


CHAPITRE  II. 


JLe  comte  d'Erfeuil  vint,  selon  sa  cou- 
tume, le  matin  chez  lord  Nelvil  ;  et  en 
lui  reprochant  de  n'avoir  pas  été  la 
veille  chez  Corinne,  il  lui  dit  -.—  Vous 
auriez  été  bien  heureux  si  vous  y  étiez 
venu.  Hé  pourquoi,  reprit  Oswald  ? 
Parce  que  j'ai  acquis  hier  la  certi- 
tude que  vous  l'intéressez  vivement. 
Kncore  de  la  légèreté,  interrompit 
lord  Nelvil  !  ne  savez-vous  donc  pa» 
que  je  ne  puis  ni  ne  veux  en  avoir  ? 
Vous  appelez  légèreté,  dit  le  comte 
d'Erfeuil,  la  promptitude  de  mes  ob- 
servations? Ai-je  moins  de  raison, 
parce  que  j'ai  raison  plus  vite  ?  Vous 
étiez  tous  faits  ])our  vivre  dans  cet, 
heureux  temps  des  patriarches,  oà 
l'homme  avait  cinq  siècles  de  vie;  on. 


CORINKE    OU    L'ITALIE.  113 

nous  en  a  retranché  au  moins  quatre, 
je  vous  en  avertis.  Soit,  répondit 
Oswald;  et  ces  observations  si  ra- 
pides que  vous  ont-elles  fait  découvrir? 
^ue  Corinne  vous  aime.  Hier  je  suis 
arrivé  chez  elle  :  sans  doute  elle  m'a 
très-bien  reçu  ;  mais  ses  yeux  étaient 
attachés  sur  la  porte  pour  regarder  si 
vous  me  suiviez.  Elle  a  essayé  un 
moment  de  parler  d'autre  chose  ;  mais 
comme  c'est  une  personne  très-vive  et 
très-naturelle,  elle  m'a  enfin  demandé 
tout  simplement  pourquoi  vous  n'étiez 
pas  venu  avec  moi.  Je  vous  ai  blâmé  ; 
vous  ne  m'en  voudrez  pas  :  j'ai  dit  que 
vous  étiez  une  créature  sombre  et  bi- 
zarre :  mais  je  vous  épargne  d'ailleurs 
tous  les  éloges  que  j'ai  faits  de  vous. 

Il  est  triste,  m'a  dit  Corinne  ;  il  a 
perdu  sans  doute  une  personne  qui 
lui  était  chère.  De  qui  porte-t-il  le 
deuil?  De  son  père,  madame,  lui 
ai-je  dit,  quoiqu'il  y  ait  plus  d'un  an 
qu'il  l'a  perdu  ;  et  comme  la  loi  de  la 


114         CORINNE   017  L'iTALlï. 

nature  nous  oblige  tous  à  survivre  à 
nos  parens,  j'imagine  que  quelqu  autre 
motif  secret  est  la  cause  de  sa  lone^ue 
et  profonde  mélancolie.  Oh  !  reprit 
Corinne,  je  suis  bien  loin  de  penser 
que  des  douleurs,  en  apparence  sem- 
blables soient  les  même  pour  tous  les 
hommes.  Le  père  de  votre  ami  et  votre 
ami  lui-même  ne  sont  peut  être  pas 
dans  la  règle  commune,  et  je  suis  bien 
tentée  de  le  croire.  Sa  voix  était 
très-douce,  mon  cher  Oswald,  en  pro- 
nonçant ces  derniers  mots.  Est-ce  là, 
reprit  Oswald,  toutes  les  preuves  d'in- 
térêt que  vous  m'annoncez  ?  En  vé- 
rité, reprit  le  corne  d'Erfeuil,  c'est  bien 
assez,  selon  moi,  pour  être  sûr  d'être 
aimé;  mais  puisque  vous  voulez  mieux, 
vous  aurez  mieux  :  j'ai  réservé  le  plus 
fort  pour  la  fin.  Le  princeCastel-Forte 
est  arrivé,  et  il  a  raconté  toute  votre 
histoire  d'Ancone,  sans  savoir  que  c'é- 
tait de  vous  dont  il  parlait:  il  Ta  racon- 
tée avec  beaucoup  de  feu  et  d' imagina- 


CORINNE  OU*  L'ITALIE.  115 

tion,  autant  que  j'en  puis  juger,  grâce 
aux  deux  leçonsd'italien  quej'ai  prises  ; 
mais  il  y  a  tant  de  mots  français  dans 
les  langues  étrangères,  que  nous  les 
comprenons  presque  toutes,  même 
sans  les  savoir.  D'ailleurs  la  physio- 
nomie de  Corinne  m'aurait  expliqué  ce 
que  je  n'en  tendais  pas.  On  y  lisait  si  vi- 
siblement l'agitation  de  son  cœur!  elle 
ne  respirait  pas,  de  peur  de  perdre  un 
seul  mot;  et  quand  elle  demanda  si  Ton 
savait  le  nom  de  cet  Anglais,  son  anxié- 
té était  telle,  qu'il  était  bien  facile  de 
juger  combien  elle  craignait  qu'un 
autre  nom  que  le  vôtre  ne  fût  prononcé. 
Le  prince  Castel-Forte  dit  qu'il  ig- 
norait quel  était  cet  Anglais;  et  Corin- 
ne, se  retournant  avec  vivacité  vers 
moi,  s'écria:  N'est-il  pas  vrai  mon- 
sieur, que  c'est  lord  Nelvil  ?  Oui,  ma- 
dame, lui  répondis-je,  c'est  lui;  et  Co- 
rinne alors  fondit  en  larmes .  Elle  n'avait 
paspleurépendantl'histoire;  qu'y  avait- 
il  donc  dans  le  nom  du  héros  de  plus 


Il6  CORINNE  OU  l' ITALIE. 

attendrissant  que  le  récit  même? 
Elle  a  pleuré!  s'écria  lord  Nelvil  ;  ah! 
que  n'étais-je  là  ?  Puis  s' arrêtant  tout 
à  coup,  il  baissa  les  yeux,  et  son 
visage  mâle  exprima  la'  timidité  la 
plus  délicate  ;  il  se  hâta  de  reprendre 
la  parole,  de  peur  que  le  comte  d'Er- 
feuil  ne  troublât  sa  joie  secrète  en  la 
remarquant.  Si  l'aventure  d'Ancone 
mérite  d'être  racontée,  dit  Oswald, 
c'est  à  vous  aussi,  mon  cher  comte,  que 
l'honneur  en  appartient.  On  a  bien 
parlé,  répondit  le  comte  d'Erfeuil  en 
riant,  d'un  Français  très-aimable  qui 
était  là,  mi  lord,  avec  vous  ;  mais  per- 
sonne que  moi  n'a  fait  attention  à 
cette  j)arenthèse  du  récit.  La  belle 
Corinne  vous  préfère,  elle  vous  croit 
sans  doute  le  plus  fidèle  de  nous 
deux  ;  vous  ne  le  serez  peut-être  pas 
davantage,  peut-être  même  lui  ferez- 
vous  plus  de  chagrin  que  je  ne  lui  en 
aurais  fait  ;  mais  les  femmes  aiment 
la  peine,  pourvu  qu'elle  soit  bien  ro- 


CORINNE  OU  L*ITALIE.  lljr 

manesque  ;  ainsi  vous  lui  convenez. 
Lord  Nelvil  souffrait  à  chaque  mot 
du  comte  d'Erfeuil  ;  mais  que  lui  dire  ? 
11  ne  disputait  jamais  ;  il  n'écoutait  ja- 
mais assez  attentivement  pour  changer 
d'avis  :  ses  paroles  une  fois  lancées,  il 
ne  s'y  intéressait  plus  ;  et  le  mieux 
était  encore  de  les  oublier,  si  on  le 
pouvait,  aussi  vite  que  lui-même. 


il 8  CORINNE  OU  L'ITALIE. 


CHAPITRE  III. 


OswALD  arriva  le  soir  chez  Corinne 
avec  un  sentiment  tout  nouveau  ;  il 
pensa  qu'il  était  peut-être  attendu.  Quel 
enchantement  que  cette  première  lueur 
d'intelligence  avec  ce  qu'on  aime  !  Avant 
que  le  souvenir  entre  en  partage  avec 
respérance,avant  que  les  paroles  aient 
exprimé  les  senti  mens,  avant  que  l'élo- 
quence ait  su  peindre  ce  que  l'on 
éprouve,  il  y  a  dans  ces  premiers  ins- 
tans  je  ne  sais  quel  vague,  je  ne  sais 
quel  mystèred'imagination,  plus  pas- 
sager que  le  bonheur  même,  mais  plus 
céleste  encore  que  lui. 

Oswald,  en  entrant  dans  la  chambre 
de  Corinne,  se  sentit  plus  timide  que 
jamais.  Il  vit  qu'elle  était  seule,  et  il 
en  éprouva  presque  de  la  peine  ;  il  au- 


CORINNE  OU  L'iTAtTE.  II9 

rait  voulu  l'observer  long-temps  au 
milieu  du  monde;  il  aurait  souhaité 
d'être  assuré,  de  quelque  manière,  de 
sa  préférence,  au  lieu  de  se  trouver 
tout  à  coup  engagé  dans  un  entretien 
qui  pouvait  refroidir  Corinne  à  son 
égard,  si,  comme  il  en  était  certain,  il 
se  montrait  embarrassé  et  froid  par 
embarras. 

Soit  que  Corinne  s'aperçût  de  cette 
disposition  d'Oswald,  ou  qu'une  dispo- 
sition semblable  produisît  en  elle  le 
désir  d'animer  la  conversation  pour 
faire  cesser  la  gêne,  elle  se  hâta  de  de- 
mander à  lord  Nelvil  s'il  avait  vu  quel- 
ques-uns des  monumens  de  Rome. 
Non,  répondit  Oswald.  Qu'avez- 
vous  donc  fait  hier?  reprit  Corinne  en 
souriant.  J'ai  passé  la  journée  chez 
moi,  dit  Oswald  :  depuis  que  je  suis 
à  Rome,  je  n'ai  vu  que  vous,  madame, 
ou  je  suis  resté  seul.  Corinne  voulut 
lui  parler  de  sa  conduite  à  Ancone; 
éï\Q  commença  par  ces  mots  :  Hier 


120  CORINNE  OU  L  ITALIE. 

j'ai  appris. ...puis  elle  s'arrêta,  et  dit: 
Je  vois  parlerai  de  cela  quand  il  vien- 
dra du  monde.  Lord  Nelvil  avait 
une  dignité  dans  les  manières  qui 
intimidait  Corinne  ;  et  d'ailleurs  elle 
craignait,  en  lui  rappelant  sa  noble 
conduite,  de  montrer  trop  d'émotion  ; 
il  lui  semblait  qu'elle  en  aurait  moins 
quand  ils  ne  seraient  plus  seuls.  Os- 
wald  fut  profondément  touché  de  la 
réserve  de  Corinne,  et  de  la  franchise 
avec  laquelle  elle  trahissait  sans  y 
penser,  les  motifs  de  cette  réserve  ; 
mais  plus  il  était  troublé,  moins  il  pou- 
vait exprimer  ce  qu'il  éprouvait. 

Il  se  leva  donc  tout  à  coup,  et 
s'avança  vers  la  fenêtre  puis  il  sentit 
que  Corinne  ne  pourrait  expliquer  ce 
mouvement  ;  et,  plus  déconcerté  que 
jamais,  il  revint  vi  sa  place  sans  rien 
dire,  Corinne  avait  en  conversation 
plus  d'assurance  qu'Oswald;  néan- 
moins l'embarras  qu'il  témoignait  était 
partagé  par  elle;  et  dans  sa  disti-action. 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  121 

cherchant  une  contenance,  elle  posa  ses 
doigts  sur  la  harpe  qui  était  placée  à 
côté  d'elle,  et  fit  quelques  accords  sans 
suite  et  sans  dessein.  Ces  sons  harmo- 
nieux, en  accroissant  l'émotion  d'Os- 
wald,  semblaient  lui  inspirer  un  peu 
plus  de  hardiesse.  Déjà  il  avait  osé  re- 
garder Corinne  :  eh!  qui  pouvait  la  re- 
garder sans  être  frappé  de  l'inspiration  \X 
divine  qui  se  peignait  dans  ses  yeux  ? 
Et  rassuré,  au  même  instant,  par  l'ex- 
pression de  bonté  qui  voilait  l'éclat  de 
ses  regards,  peut-être  Oswald  allait- 
il  parler,  lorsque  le  prince  Castel- 
Forte  entra. 

Il  ne  vit  pas  sans  peine  lord  Nelvil 
tête  à  tête  avec  Corinne;  mais  il  avait 
l'habitude  de  dissimuler  ses  impres- 
sions ;  cette  habitude,  qui  se  trouve 
souvent  réunie  chez  les  Italiens  avec 
une  grande  véhémence  de  sentimens, 
était  plutôt  en  lui  le  résultat  de  l'indo- 
lence et  de  la  douceur  naturelle.  Il 
était  résigné  à  n'être  pas  le  premier  ob- 

TOME  I.  F 


122  CORINNE  OU  l' ITALIE. 

jet  dess  affections  de  Corinne  ;  il  n'était 
plus  jeune:  il  avait  beaucoup  d'esprit, 
un  grand  goût  pour  les  arts,  une  imagi- 
nation aussi  animéequ'il  lefallait pour 
diversifier  la  vie  sans  l'agiter,  et  un  tel 
besoin  de  passer  toutes  ses  soirées  avec 
Corinne,  que,  si  elle  se  fût  mariée,  il 
aurait  conjuré  son  époux  de  le  laisser 
venir  tous  les  jours  chez  elle,  comme 
de  coutume  ;  et  à  cette  condition  il  n'eût 
pasété  très-malheureux  de  lavoir  liée  à 
un  autre.  Les  chagrins  du  cœur  en 
Italie  ne  sont  point  compliqués  par  les 
peines  de  la  vanité,  de  manière  que 
l'on  y  rencontre,  ou  des  hommes  assez 
passionnés  pour  poignarder  leur  rival 
par  jalousie,  ou  des  hommes  assez  mo- 
destes pour  prendre  volontiers  le  se- 
cond rang  auprès, d'une  femme  dont 
l'entretien  leur  est  agréable;  mais  Ton 
n'en  trouverait  guère  qui,  par  la  crainte 
de  passer  pour  dtdaignés,  se  refusas- 
sent il  conserver  une  relation  quelcon- 
que qui  leur  plairait  :  l'empire  de  la 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  123 

société  sur  l'amour-propre  est  presque 
nul  dans  ce  pyss. 

Le  comte  d'Erfeuilet  la  société  qui  se 
rassemblait  tous  les  soirs  chez  Corinne 
étant  réunis,  la  conversation  se  dirigea 
sur  le  talent  d'improviser  que  Corinne 
avait  si  glorieusement  montré  auCapi- 
tole,  et  l'on  en  vint  à  lui  demander  à 
elle-même  ce  qu'elle  en  pensait.  C'est 
une  chose  si  rare,  dit  le  prince  Castel- 
Forte,  que  de  trouver  une  personne  à 
la  fois  susceptible  d'enthousiasme  et 
d'analise,    douée  comme   un   artiste 
et  capable  de  s'observer  elle-même, 
qu'il  faut  la  conjurer  de  nous  révéler, 
autant  qu'elle  le  pourra,  les  secrets  de 
son  génie.      Ce  talent  d'improviser, 
reprit  Corinne,  n'est  pas   plus  extra- 
ordinaire dans  les  langues  •  du  midi, 
que  l'éloquence   de  la  tribune,  ou  la 
vivacité  brillante  de  la   conversation 
dans  les  autres  langues.  Je  dirai  même 
que  malheureusement  il  est  chez  nous 
plus  facile  de  faire  des  vers  à   l'im- 
F  2 


124  CORINNE    OU    L*ITALIE. 

proviste  que  de  bien  parler  en  prose. 
Le  langage  de  la  poésie  difî^re  telle- 
ment de  celui  de  la  prose,  que,  dès  les 
premiers  vers,  l'attention  est  comman- 
dée par  les  expressions  mêmes  qui 
placent  pour  ainsi  dire  le  poète  à  dis- 
tance des  auditeurs.  Ce  n'est  pas  uni- 
quement à  la  douceur  de  l'italien,  mais 
bien  plutôt  à  la  vibration  forte  et  pro- 
noncée de  ses  syllabes  sonofes,  qu'il 
faut  attribuer  l'empire  de  la  poésie  par- 
mi nous.  L'italien  a  un  charme  musical 
qui  fait  trouver  du  plaisir  dans  le  son 
des  mots  presque  indépendamment 
des  idées  ;  ces  mots  d'ailleurs  ont  pres- 
que tous  quelque  chose  de  pittoresque, 
ils  peignent  ce  qu'ils  expriment.  Vous 
sentez  que  c'est  au  milieu  des  arts  et 
sous  un  beau  ciel  que  ce  langage  mélo- 
dieux et  coloré  s'est  formé.  Il  est  donc 
plus  aisé  en  Italie  que  partout  ailleurs 
de  séduire  avec  des  paroles  sans  pro- 
fondeur dans  les  pensées,  et  sans  nou- 
veauté dans   les   images.    La  poésie. 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  125 

comme  tous  les  beaux  arts,  captive  au- 
tant les  sensations  qne  l'intelligence. 
J'ose  dire  cependant  que  je  n'ai  jamais 
improvisé  sans  qu'une  émotion  vraie 
ou  une  idée  que  je  croyais  nouvelle  ne 
m'ait  animée,  j'espère  donc  que  je  me 
suis  un  peu  moins  fiée  que  les  autres 
à  notre  langue  enchanteresse.  Elle  peut 
pour  ainsi  dire  préluder  au  hasard,  et 
donner  encore  un  vif  plaisir  seulement 
par  le  charme  dn  rhythme  et  de  l'har- 
monie. 

Vous  croyez  donc,  interrompit  un 
des  amis  de  Corinne,  que  le  talent 
d'improviser  fait  du  tort  à  notre  litté- 
rature ;  je  le  croyais  aussi  avant  de 
vous  avoir  entendue,  mais  vous  m'a- 
vez fait  entièrement  revenir  de  cette 
opinion.  J'ai  dit,  reprit  Corinne, 
qu'il  résultait  de  cette  facilité,  de  cette 
abondance  littéraire,  une  très-grande 
quantité  de  poésies  communes  ;  mais  je 
suis  bien  aise  que  cette  fécondité  existe 
en  Italie,  comme  il  me  plaît  de  voir  nos; 
F  3 


126         CORINNE  OU  l' ITALIE. 

campagnes  couvertes  de  mille  produc- 
tions superflues.  Cette  libéralité  delà 
nature  m'enorgueillit.  J'aime  surtout 
l'improvisation  dans  les  gens  du  peuple, 
elle  nous  fait  voir  leur  imagination, 
qui  est  cachée  partout  ailleurs  et  ne 
se  développe  que  parmi  nous.  Elle 
donne  quelque  chose  de  poétique  aux 
derniers  rangs  de  la  société  et  nous 
épargne  le  mépris  qu'on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  sentir  pour  ce  qui  est  vul- 
gaire en  tout  genre.  Quand  nos  Sici- 
liens, en  conduisant  les  voyageurs  dans 
leurs  barques,  leur  adressent  dans  leur 
oracieux  dialecte  d'aimables  félicita- 

o 

lions,  et  leur  disent  en  vers  un  doux  et 
long  adieu,  on  dirait  que  le  souffle 
pur  du  ciel  et  de  la  mer  agit  sur  l'imagi- 
nation des  hommes  comme  le  vent  sur 
l€|S  harpes  éoliennes,  et  que  la  poésie 
comme  les  accords  est  l'écho  de  la  na- 
ture. Une  chose  me  fait  encore  atta- 
cher du  prix  à  notre  talent  d'improvi- 
ser, c'est  que  ce  talent  serait  presque 


CORINNE    OU    L'ITALIE.  12/ 

impossible  dans  une  société  disposée  à 
la  moquerie  ;  il  faut,  passez-moi  cette 
expression,  il  faut  la  bonhomie  du 
midi,  ou  plutôt  des  pays  où  Ton  aime 
à  s*amuser  sans  trouver  du  plaisir  à 
critiquer  ce  qui  amuse,  pour  que  les 
poètes  se  risquent  à  cette  périlleuse 
entreprise.  Un  sourire  railleur  suffirait 
pourôter  la  présence  d'esprit  nécessaire 
à  une  composition  subite  et  non  inter- 
rompue, il  faut  que  les  auditeurs  s'ani- 
ment avec  vous,  et  que  leurs  applau- 
dissemens  vous  inspirent. 

Mais  vous,  m.adame,  mais  vous^  dit 
enfin  Oswald,  qui  jusqu'alors  avilit 
gardé  le  silence  sans  avoir  un  moment 
cessé  de  regarder  Corinne,  à  laquelle 
de  vos  poésies  donnez-vous  la  pré- 
férence ?  Est-ce  à  celles  qui  sont 
l'ouvrage  de  la  l'éflexion  ou  de  l'ins- 
piration instantanée  ?  Mylord,  répon- 
dit Corinne,  avec  un  regard  qui  ex- 
primait et  beaucoup  d'intérêt  et  le 
sentiment  plus  délicat  encore  d'une 
F  4 


128  CORINNE  OU  l' ITALIE. 

considération  respectueuse,  ce  serait 
vous  que  j'en  ferais  juge;  mais  si  vous 
me  demandez  d'examiner  moi-même 
ce  que  je  pense  à  cet  égard,  je  dirai  que 
i* improvisation  est  pour  moi  comme 
une  conversation  animée.  Je  iie  me 
laisse  point  astreindre  à  tel  ou  tel  sujet, 
je  m'abandonne  à  l'impression  que 
produit  sur  moi  l'intérêt  de  ceux  qui 
m'écoutent,  et  c'est  à  mes  amis  que  je 
dois  surtout  en  ce  genre  la  plus  grande 
jjartie  de  mon  talent.  Quelquefois  l'in- 
térêt passionné  que  m'inspire  un  en- 
tretien où  l'on  a  parlé  des  grandes  et 
nobles  questions  qui  concernent  l'exis- 
tence morale  de  l'homme,  sa  destinée, 
son  but,  ses  devoirs,  ses  affections; 
quelquefois  cet  intérêt  m'élève  au- 
dessus  de  mes  forces,  me  fait  décou- 
vrir dans  la  nature^  dans  mon  propre 
cœur,  des  vérités  audacieuses,  des  ex- 
pressions pleines  de  vie  que  la  réflexion 
solitaire  n'aurait  pas  fait  naître.  Je 
crois  éprouver  alors  un  enthousiasme 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  129 

stirnaturel,  et  je  sens  bien  que  ce  qui 
parle  en  moi  vaut  mieux  que  moi- 
même  ;  souvent  il  m' arrive  de  quitter 
le  rhythme  de  la  poésie  et  d'exprimer 
ma  pensée  en  prose,  quelquefois  je  cite 
lés  plus  beaux  vers  des  diverses  langues 
qui  me  sont  connues.  Ils  sont  à  moi, 
ces  vers  divins,  dont  mon  ame  s'est  pé- 
nétrée. Quelquefois  aussi  j'achève  sur 
ma  lyre,  par  des  accords,  par  des  airs 
simples  et  nationaux,  les  sentimens  et 
lespensées  qui  échappent  à  mes  paroles. 
Enfin  je  me  sens  poète,  non  pas  seule- 
ment quand  un  heureux  choix  de  rimes 
ou  de  syllabes  harmonieuses,  quand 
une  heureuse  réunion  d'images  éblouit 
les  auditeurs,  mais  quand  mon  ame- 
s'élève,  quand  elle  dédaigne  de  plus 
haut  l'égoisme  et  la  bassesse,  enfin 
quand  une  belle  action  me  serait  plus 
facile:  c'est  alors  que  mes  vers  sont 
meilleurs.  Je  suis  poète  lorsque  j'ad- 
mire, lorsque  je  méprise,  lorsque  je 
hais,  non  par  des  sentimens  person- 
F  5 


130  CORINNi.  OU  L*ITALIE. 

neh,  non  pour  ma  propre  cause,  mais 
pour  la  dignité  de  Tespèce  humaine  et 
la  gloire  du  monde. 

Corinne  s'aperçut  alors  que  la  con- 
versation l'avait  entraînée,  elle  en  rou- 
git un  peu  ;  et  se  tournant  vers  lord 
Nelvil,  elle  lui  dit  :  Vous  le  voyez, 
je  ne  puis  approcher  d'aucun  des  su- 
jets qui  me  touchent  sans  éprouver 
cette  sorte  d'ébranlement  qui  est  la 
source  de  la  beauté  idéale  dans  les  arts, 
de  la  religion  dans  les  âmes  solitaires, 
de  la  générosité  dans  les  héros,  du 
désintéressement  parmi  les  hommes  ; 
pardonnez-le-moi,mylord,bien  qu'une 
telle  femme  ne  ressemble  guères  à  cel- 
les que  l'on  approuve  dans  votre  pays. 
Qui  pourrait  vous  ressembler,  reprit 
lord  Nelvil  ?  et  peut-on  faire  des  lois 
pour  une  personne  unique  ? 

Le  comte  d'Erfeuil  était  dans  un 
véritable  enchantement,  bien  qu'il 
n*eût  pas  entendu  tout  ce  que  disait 
Corinne  ;  mais  ses  gestes,  le  son  de  sa 


CORINNE    OU   L'ITALIE.  131 

voix,  sa  manière  de  prononcer  le  char- 
mait, et  c'était  la  première  fois  qu^unô 
grâce,  qui  n'était  pas  française,  avait 
agi  sur  lui.  Mais,  à  la  vérité,  le  grand 
succès  deCorinne  à  Rome  le  mettait  un 
peu  sur  la  voie  de  ce  qu'il  devait  pen- 
ser d'elle,  et  il  ne  perdait  pas  en  l'ad- 
mirant la  bonne  habitude  de  se  laisser 
guider  par  l'opinion  des  autres. 

Il  sortit  avec  lord  Nelvil,  et  lui  dit 
en  s'en  allant  :  Convenez,  mon  cher 
Oswald,  que  j'ai  pourtant  quelque  mé- 
rite en  ne  faisant  pas  ma  cour  à  une 
aussi  charmante  personne.  Mais,  ré- 
pondit lofd  Nelvil,  il  me  semble  qu'on 
dit  généralement  qu'il  n'est  pas  facile 
de  lui  plaire.  On  le  dit,  reprit  le 
comte  d'Erfeuil,  mais  j'ai  de  la  peine 
à  le  croire.  Une  femme  seule,  indé- 
jDendante,  et  qui  mène  à  peu  près  la 
vie  d'un  artiste,  ne  doit  pas  être  dif- 
ficile à  captiver.  Lord  Nelvil  fut 
blessé  de  cette  réflexion.  Le  comte 
d'Erfeuil,  soit  qu'il  ne  s'en  aperçût 
F  6 


132  CORINNE    OU    l' ITALIE. 

pas,  soit  qu'il  vonlût  suivre  le  cours 
de  ses  propres  idées,  continua  ainsi. 

Ce  n'est  pas  cependant,  dit-il,  que, 
si  je  voulais  croire  à  la  vertu  d'une 
femme,  je  ne  crusse  aussi  volontiers 
à  celle  de  Corinne  qu'à  toute  autre. 
Elle  a  certainement  mille  fois  plus 
d'expression  dans  le  regard,  de  viva- 
cité dans  les  démonstrations,  qu'il  n'en 
faudrait  chez  vous  et  même  chez  nous 
pour  faire  douter  de  la  sévérité  d'une 
femme;  mais  c'est  une  personne  d'un 
esprit  si  supérieur,  d'une  instruction 
si  profonde,  d'un  tact  si  fin,  que  les 
règles  ordinaires  pour  juger  les  femmes 
ne  peuvent  s'appliquer  à  elle.  Enfin, 
croiriez-vous  que  je  la  trouve  impo- 
sante, malgré  son  naturel  et  le  laisser- 
aller  de  sa  conversation.  J'ai  voulu  hier, 
tout  en  respectant  son  intérêt  pour 
vous,  dire  quelques  mots  au  hasard 
pour  mon  compte  ;  c'était  de  ces  mots 
qui  deviennent  ce  qu'ils  peuvent  ;  si  on 
les  écoutC;  a  la  bonne  heure  j  si  on  ne 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  133 

les  écoute  pas.  à  la  bonne  heure  en- 
core ;  et  Corinne  m'a  regardé  froide- 
ment d'une  manière  qui  m'a  tout  à  fait 
troublé.  C'est  pourtant  singulier  d'être 
timide  avec  une  Italienne,  un  artiste, 
un  poète,  enfin  tout  ce  qui  doit  mettre 
à  l'aise.  Son  nom  est  inconnu,  reprit 
lord  Nelvil  ;  mais  ses  manières  doivent 
le  faire  croire  illustre.  Ah!  c'est  <kns 
les  romans,  dit  le  comte  d'Erfc.il, 
qu'il  est  d'usage  de  cacher  le  plus  beau  ; 
mais  dans  le  monde  réel  on  dit  tout  ce 
qui  nous  fait  honneur,  et  même  un  peu 
plus  que  tout.  —  Oui;,  interrompit 
Oswald,  dans  quelques  sociétés  où  1  on 
ne  songe  qu'à  l'effet  que  l'on  produit 
les  uns  sur  les  autres  ;  mais  là  où 
l'existence  est  intérieure  il  peut  y  avoir 
des  mystères  dans  les  circonstances, 
comme  il  y  a  de^  secrets  dans  les  senti- 
mens;  et  celui-là  seulement  qui  vou- 
drait épouser  Corinne  pourrait  savoir. 

Epouser  Corinne,  interrompit  le 

comte  d'Erfeuil,  en  riant  aux  éclats. 


134  CORINNE  OU  l' ITALIE. 

ob,  cette  idée-là  ne  me  serait  jamais 
venue!  Croyez-moi,  mon  cherNelvit, 
si  vous  voulez  faire  des  sottises,  faites-en 
qui  soient  réparables  ;  mais  pour  le  ma- 
riage il  ne  faut  jamais  consulter  que 
les  convenances.  Je  vous  parais  frivole; 
hé  bien,  néanmoins  je  parie  que  dans 
la  conduite  de  la  vie  je  serai  plus  rai- 
sonnable que  vous.  Je  le  crois  aussi^ 
répondit  lord  Nelvil;  et  il  n'ajouta  pas 
un  mot  de  plus. 

En  effet,  pouvait-il  dire  au  comte 
d'Erfeuil  qu'il  y  a  souvent  beaucoup 
d'égoisme  dans  la  frivolité,  et  que  cet 
égoisme  ne  peut  jamais  conduire  aux 
fautes  de  sentiment,  à  ces  fautes  dans 
lesquelles  on  se  sacrifie  presque  tou- 
jours aux  autres?  Les  hommes  fri- 
voles sont  très-capables  de  devenir  ha- 
biles dans  la  direction  de  leurs  propres 
intérêts,  car,  dans  tout  ce  qui  s'appelle 
la  science  diplomatique  de  la  vie  pri- 
vée comme  de  la  vie  publique,  l'on 
réussit  encore  plus  souvent  par  les  qua- 


CORINNE   OU    L'ITALIE.         135 

lités  qu'on  n'a  pas,  que  par  celles  qu'on 
possède.  Absence  d'enthousiasme,  ab- 
sence d'opinion,  absence  de  sensibi- 
lité, un  peu  d'esprit  combiné  avec  ce 
trésor  négatif,  et  la  vie  sociale  pro- 
prement dite,  c'est-à-dire  la  fortune 
et  le  rang,  s'acquièrent  ou  se  maintien- 
nent assez  bien.  Les  plaisanteries  du 
comte  d'Erfeuil  cependant  avaient 
fhit  de  la  peine  à  lord  Nelvil.  Il  les 
blâmait,  mais  il  se  les  rappelait  d'une 
manière  importune. 


LIVRE  IV 


ROME. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Ç)iJTNZE  jours  se  passèrent  pendant 
lesquels  lord  Nelvil  se  consacra  tout 
entier  à  la  société  de  Corinne.  Il  ne 
sortait  de  chez  lui  que  pour  se  rendre 
chez  ellC;,  il  ne  voyait  rien,  il  ne  cher- 
chait rien  qu'elle,  et  sans  lui  parler  ja- 
mais de  son  sentiment,  il  l'en  faisait 
jouir  à  tous  les  momens  du  jour.  Elle 
était  accoutumée  aux  hommages  vifs  et 
flatteurs  des  Italiens,  mais  la  dignité 
des  manières  d'Oswald,  son  apparente 
froideur,  et  sa  sensibilité  qui  se  trahis- 
sait malgré  lui,  exerçaient  sur  l'imagi- 
nation une  bien  plus  grande  puissance. 
Jamais  il  ne  racontait  une  action  ç^éné- 


CORINNE  OU  L  ITALIE.  137 

reusCj  jamais  il  ne  parlait  d'un  mal-!  ;  "U 
heur  sans  que  ses  yeux  se  remplissent  !  ^ 
de  larmes,  et  toujours  il  cherchait  à  \ 
cacher  son  émotion.  Il  inspirait  à  Co- 
rinne un  sentiment  de  respect  qu'elle 
n'avait  pas  éprouvé  depuis  long-temps. 
Aucun  esprit,  quelque  distingué  qu'il 
fût,  ne  pouvait  l'étonner  ;  mais  l'élé- 
vation et  la  dignité  du  caractère  agis- 
saient profondément  sur  elle.  Lord 
Nelvil  joignait  à  ces  qualités  une  no- 
blesse dans  les  expressions,  une  élé- 
gance dans  les  moindres  actions  de  la 
^e,  qui  faisaient  contraste  avec  la  né- 
gligence et  la  familiarité  de  la  plupart 
des  grands  seigneurs  romains. 

Bien  que  les  goûts  d'Os  wald  fussent 
à  quelques  égards  difFérens  de  ceux 
de  Corinne,  ils  se  comprenaient  mu- 
tuellement d'une  façon  merveilleuse. 
Lord  Nelvil  devinait  les  impressions 
de  Corinne  avec  une  sagacité  parfaite, 
et  Corinne  découvrait,  à  la  plus  légère 
altération  du  visage  de  lord  Nelvil,  ce 


138  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

qui  se  passait  en  lui.  Habituée,  aux 
démonstrations  orageuses  de  la  passion 
des  Italiens,  cet  attachement  timide  et 
fier,  ce  sentiment  prouvé  sans  cesse 
et  jamais  avoué,  répandait  sur  sa  vie  un 
intérêt  tout  à  fait  nouveau.  Elle  se  sen- 
tait comme  environnée  d'une  atmos- 
phère plus  douce  et  pl'is  pure,  et  cha- 
que instant  de  la  jouriice  lui  causait  un 
sentiment  de  bonheur  quelle  aimait  à 
goûter,  sans  vouloir  s'en  reuare  compte. 
Un  matin,  le  prince  Castel-t'orte 
vint  chez  elle  ;  il  était  iriste,  elle  lui  en 
demanda  la  cause.  Cet  Kcossais,  loi 
dit-il,  va  nous  enlever  votre  afi'ection, 
et  qui  sait  même  s'il  ne  vous  emmè- 
nera pa  s  loin  de  nous  !  Corinne  gar- 
da quelques  instans  le  silence,  puis 
répondit:  je  vous  atteste  qu'il  ne  m'a 
point  dit  qu'il  m'aimait.  Vous  le 
croyez,  néanmoins,  répondit  le  prince 
Castel-Forte  ;  il  vous  parle  par  sa  vie, 
et  son  silence  même  est  un  habile 
moyen  de  vous  intéresser.  Que  peut-on 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  139 

VOUS  dire  en  eiFet  que  vous  n'ayez  pas 
entendu  !  quelle  est  la  louange  qu'on 
ne  vous  ait  pas  offerte!  quel  est  l'hom- 
mage auquel  vous  ne  soyez  pas  accou- 
tumée î  Mais  il  y  a  quelque  chose  de 
contenu,  de  voilé  dans  le  caractère  de 
lord  Nelvil,  qui  ne  vous  permettra 
jamais  de  le  juger  entièrement  comme 
vous  nous  jugez.  Vous  êtes  la  personne 
du  monde  la  plus  facile  à  connaître  j 
mais  c'est  précisément  parce  que  vous 
vous  montrez  volontiers  telle  que  vous 
êtes,  que  la  réserve  et  le  mystère  vous 
plaisent  et  vous  dominent.  L'inconnu, 
quel  qu'il  soit,  a  plus  d'ascendant  sut 
vous  que  tous  les  sentimens  qu'on  vous 
témoigne.  Corinne  sourit.  Vous 
croyez  donc,  cher  prince,  lui  dit-elle, 
que  rnon  cœur  est  ingrat  et  mon  ima- 
gination capricieuse.  Il  me  semble  ce- 
pendant que  lord  Nelvil  possède  et 
laisse  voir  des  qualités  assez  remarqua- 
bles pour  que  je  ne  puisse  pas  me  flatter 
de  les  avoir  découvertes-     C'est,  j'en 


140  CORINNE  ou  L'ITALIE. 

conviens,  répondit  le  prince  Castel- 
Forte,  un  homme  fier,  généreux,  spi. 
rituel,  sensible  môme,  et  surtout  mé- 
lancolique;  mais  je  me  trompe  fort, 
ou  ses  goûts  n'ont  pas  le  moindre  rap- 
port avec  les  vôtres.   Vous  ne  vous  en 
apercevrez  pas  tant  qu'il  sera  sous  le 
charme  de  votre  présence,  mais  votre 
empire   sur  lui  ne  tiendrait  pas,  s'il 
était  loin  de  voi^s.  Les  obstacles  le  fati- 
gueraient,  son  ame  a  contracté,  par  les 
chagrins  qu'il   a  éprouvés,  une  sorte 
de   découragement   qui  doit  nuire  à 
l'énergie  de  ses  résolutions;  et  vous  sa- 
vez d'ailleurs  combien  les  Anglais  en 
général  sont  asservis  aux  mœurs  et  aux 
habitudes  de  leur  pays. 

A  ces  mots,  Corinne  se  tut  et  soupira. 
Desréflexionspénibles  sur  les  premiers 

événemens  de  sa  vie  se  retracèrent  à  sa 
pensée  ;  mais  le  soir  elle  revit  Oswald 
plus  occupé  d'elle  que  jam  lis  ;  et  tout 
ce  qui  resta  dans  son  esprit  de  la  con- 
versation du  prince  Castel-Forte,  ce 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  141 

fut  le  désir  de  fixer  lord  Nelvil  en  Ita- 
lie, en  lui  faisant  aimer  les  beautés  de 
tout  genre  dont  ce  pays  est  doué.  C'est 
dans  cette  intention  quelle  lui  écrivit 
la  lettre  suivante.  La  liberté  du  genre 
de  vie  qu'on  mène  à  Rome  excusait 
cette  démarche,  et  Corinne  en  parti- 
culier, bien  qu'on  pût  lui  reprocher 
trop  de  franchise  et  d'entraînement 
dans  le  caractère,  savait  conserver 
beaucoup  de  dignité  dans  l'indépen- 
dance et  de  modestie  dans  la  vivacité. 


Corinne  à  lord  Nelvil. 

Ce  15  décembre  1794. 

"  Je  ne  sais,  Mylord,  si  vous  me 
**  trouverez  trop  de  confiance  en  moi- 
"  même,  ou  si  vous  rendrez  justice 
"  aux  motifs  qui  peuvent  excuser  cette 
"  confiance.  Hier  je  vous  ai  entendu 
"  dire  que  vous  n'aviez  point  encore 


142  CORINNE  OU  l'iTALIE. 

'*  voyagé  dans  Rome,  que  vous  ne 
'^  connaissiez  ni  les  chefs-d'œuvre  de 
^^  nos  beaux  arts,  ni  les  ruines  antiques 
''  qui  nous  apprennent  T histoire  par 
*'  l'imagination  et  le  sentiment;  et  j'ai 
^'  conçu  ridée  d'oser  me  proposer  pour 
'^  guide  dans  ces  courses  à  travers  les 
"  siècles. 

**  Sans  doute  Rome  présenterait  ai- 
*'  sèment  un  grand  nombre  de  savans 
*'  dont  l'érudition  profonde  pourrait 
"  vous  être  bien  plus  utile  ;  mais  si  je 
*'  puis  réussir  à  vous  faire  aimer  ce 
"  séjour,  vers  lequel  je  me  suis  tou- 
**  jours  sentie  si  impérieusement  attî- 
"  rèe,  vos  propres  études  achèveront  ce 
"  que  mon  imparfaite  esquisse  aura 
**  commencé. 

"  Beaucoup  d'étrangers  viennent  à 
*'  Rome  comme  ils  iraient  à  Londres, 
"  comme  ils  iraient  à  Paris,  pour  cher- 
"  cher  les  distractions  d'une  grande 
"  ville  ;  et  si  l'on  osait  avouer  qu'on 
*'  s'est  ennuyé  à  Rome,  je  crois  que 


CORINNE   OU    l' ITALIE.  143 

*^  la  plupart  l'avoueraient  ;  mais  il  est 
"  également  vrai  qu'on  peut  y  décou- 
"  vrir  un  charme  dont  on  ne  se  lasse 
**  jamais.  Me  pardonnerez-vous,  My- 
"  lord,  de  souhaiter  que  ce  charme 
*<  vous  eoit  connu  ? 

*'  Sans  doute  il  faut  oublier  ici  tous 
*'  les  intérêts  politiques  du  monde  ; 
«  mais  lorsque  ces  intérêts  ne  sont  pas 
<<  unis  à  des  devoirs  ou  à  des  sentimens 
"  sacrés,  ils  refroidissent  le  cœur.  Il 
"  faut  aussi  renoncer  à  ce  qu'on  appel- 
<'  lerait  ailleurs  les  plaisirs  de  la  so- 
"  ciété;  mais  ces  plaisirs,  presque  tou- 
"  jours,  flétrissent  l'imagination.  L'on 
"  jouit  à  Rome  d'une  existence  tout  à 
**  la  fois  solitaire  et  animée,  qui  dé- 
"  veloppe  librement  en  .nous-mêmes 
"  tout  ce  que  le  ciel  y  a  mis.  Je  le  ré- 
"  pète,  Mylord  pardonnez-moi  cet 
"  amour  pour  ma  patrie,  qui  me  fait 
'<  désirer  de  la  faire  aimer  d'un  homme 
"tel  que  vous  ;  et  ne  jugez  point  avec 
"  la  sévérité  anglaise  les  témoignages 


144  CORINNE  OU  l'itALIE. 

*'  de  bienveillance  qu'une  Italienne 
"  croit  pouvoir  donner,  sans  rien  per- 
"  dre  à  ses  yeux,  ni  aux  vôtres. 

"  Corinne." 

En  vain  Oswald  aurait  voulu  se  Je 
cacher,  il  fut  vivement  heureux  en  re- 
cevant cette  lettre  ;  il  entrevit  un  ave- 
nir confus  de  jouissances  et  de  bon- 
^  \  heur;  l'imagination,  l'amour,  l'en- 
^  \thousiasme,  tout  ce  qu'il  y  a  de  divin 
dans  l'ame  de  l'homme,  lui  parut  réuni 
dans  le  projet  enchanteur  de  voir  Rome 
avec  Corinne.  Cette  fois  i  1  ne  réfléchit 
pas,  cette  fois  il  sortit  à  l'instant  même 
pour  aller  voir  Corinne,  et,  dans  la 
route,  il  regarda  le  ciel,  il  sentit  le 
beau  temps,  il  porta  la  vie  légèrement. 
Ses  regrets  et  ses  craintes  se  perdirent 
dans  les  nuages  de  l'espérance  ;  son 
cœur,  depuis  long-temps  opprimé  par 
la  tristesse,  battait  et  tressaillait  de 
joie;  il  craignait  bien  qu'une  si  hçu- 


CORINEE  OU  l'iTALIE.  145 

reuse  disposition  ne  pût  durer  ;  mais 
l'idée  même  qu'elle  était  passagère 
donnait  à  cette  fièvre  de  bonheur  plus 
de  force  et  d'activité. 

Vous  voilà?  dit  Corinne  envoyant 
entrer  lord  Neivil,  ah  !  merci.  Et 
elle  lui  tendit  la  main.  Oswald  la  prit, 
y  imprima  ses  lèvres  avec  une  vive  ten- 
dresse, et  ne  sentit  pas  dans  ce  moment 
cette  timidité  souffrante  qui  se  mêlait 
souvent  à  ses  impressions  les  plusagréa- 
h\es,  et  lui  donnait  quelquefois,  avec 
les  personnes  qu'il  aimait  le  mieux,  des 
sentimens  amers  et  pénibles.  L'intimité 
avait  commencé  entre  Oswald  et  Co- 
rinne depuis  qu'ils  s'étaient  quittés, 
c'était  la  lettre  de  Corinne  qui  l'avait 
établie  ;  ils  étaient  contens  tous  les 
deux,  et  ressentaient  l'un  pour  l'autre 
une  tendre  reconnaissance. 

C'est  donc  ce  matin,  dit  Corinne^ 
que  je  vous  montrerai  le  Panthéon  et 
Saint-Pierre:  j'avais  bien  quelque  es- 
poir,   ajouta-t-elle   en   souriant,  que 

TOME  I.  G 


146  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

VOUS  accepteriez  le  voyage  de  Rome 
avec  moi  ;  aussi  mes  chevaux  sont  prêts. 
Je  vous  ai  attendu  ;  vous  êtes  arrivé  ; 
tout  est  bien  ;  partons.  Etonnante 
personne,  dit  Oswald,  qui  donc  êtes- 
vous?  oïl  avez -vous  pris  tant  de 
charmes  divers  qui  sembleraient  de- 
voir s'exclure  ;  sensibilité,  gaieté,  pro- 
V  Ifondeur,  grâce,  abandon,  modestie? 
fêtes-vous  une  illusion?  êtes-vous  un 
bonheur  surnaturel  pour  la  vie  de  ce- 
lui qui  vous  rencontre  ?  Ah  !  si  j'ai 
le  pouvoir  de  vous  faire  quelque  bien, 
reprit  Corinne,  vous  ne  devez  pas 
croire  que  jamais  j'y  renonce.  Pre- 
nez garde,  reprit  Oswald  en  saisissant 
la  main  de  Corinne  avec  émotion, 
prenez  garde  à  ce  bien  que  vous  voulez 
me  faire.  Depuis  près  de  deux  ans  une 
main  de  fer  serre  mon  cœur  ;  si  votre 
douce  présence  m'a  donné  quelque  re- 
lâche, si  je  respire  près  de  vous,  que 
deviendrai -je  quand  il  faudra  rentrer 
-dans  mon  sort  ;  que  deviendrai-je  ? . . . . 


CORINNE    OU   L* ITALIE.  14/ 

Laissons  au  temps,  laissons  au  hasard, 
interrompit  Corinne,  à  décider  si  cette 
impression  d'un  jour  que  j'ai  produite 
sur  vous  durera  plus  qu'un  jour.  Si  nos 
âmes  s'entendent,  notre  affection  mu- 
tuelle ne  sera  point  passagère.  Quoi 
qu'il  en  soit,  allons  admirer  ensemble 
tout  ce  qui  peut  élever  notre  esprit  et 
nos  sentimens  ;  n«us  goûterons  tou- 
jours ainsi  quelques  momens  de  bon- 
heur. En  achevant  ces  mots,  Corinne 
descendit,  et  lord  Nelvil  la  suivit, 
étonné  de  sa  réponse.  Il  lui  sembla 
qu'elle  admettait  la  possibilité  d'un 
demi-sentiment,  d'un  attrait  momen- 
tané. Enfin,  il  crut  entrevoir  de  la  lé- 
gèreté dans  la  manière  dont  elle  s'était 
exprimée,  et  il  en  fut  blessé. 

Il  se  plaça  sans  rien  dire  dans  la  voi- 
ture de  Corinne,  qui,  devinant  sa 
pensée,  lui  dit  :  Je  né  crois  pas  que 
le  cœur  soit  ainsi  fait,  que  l'on  éprouve 
touiours  ou  point  d'amour,  ou  la  passion 
h  plus  invincible.  Il  y  a  des  commen- 
g2     / 


148  CORIKNE  OU  L'ITALIE. 

cemens  de  sentiment  qu'un  examen 
plus  approfondi  peut  dissiper.  On  se 
flatte,  on  se  détrompe,  et  l'enthou- 
siasme même  dont  on  est  susceptible, 
s'il  rend  l'enchantement  plus  rapide, 
peut  faire  aussi  que  le  refroidissement 
soit  plus  prompt.  Vous  avez  beau- 
coup réfléchi  sur  le  sentiment,  ma- 
dame, dit  Oswald  avec  amertume. 
Corinne  rougit  à  ce  mot,  et  se  tut 
quelques  instans  ;  puis  reprenant  la 
parole  avec  un  mélange  assez  frappant 
de  franchise  et  de  dignité  :  Je  ne 
crois  pas,  dit-elle,  qu'une  femme  sen- 
sible soit  jamais  arrivée  jusqu'à  vingt- 
six  ans  sans  avoir  connu  l'illusion  de 
Tamour  ;  mais  si  n'avoir  jamais  été 
heureuse,  si  n'avoir  jamais  rencontré 
l'objet  qui  pouvait  mériter  toutes  U's 
affections  de  son  cœur,  est  un  titre  à 
l'intérêt,  j'ai  droit  au  vôtre.  Ces  pa- 
roles, et  l'accent  avec  lequel  Corinne 
les  prononça,  dissipèrent  un  peu  le 
nuage  qui  s'était  élevé  dans  l'ame  de 


CORIKNE  OU  L* ITALIE.  149 

lord  Nelvil  ;  néanmoins  il  se  dit  en  lui- 
même  :  C'est  la  plus  séduisante  des 
femmes,  mais  c'est  une  Italienne;  et 
ce  n'est  pas  ce  cœur  timide,  innocent, 
à  lui-même  inconnu,  que  possède  sans 
doute  la  jeune  Anglaise  à  laquelle  mon 
père  me  destinait. 

Cettejeune  Anglaise  se  nommait  Lu- 
cile  Edgermond,  la  fille  du  meilleur 
ami  du  père  de  lord  Nelvil  ;  mais  elle 
était  trop  enfant  encore  lorsqu'Os- 
wald  quitta  l'Angleterre  pour  qu'il 
pût  l'épouser,  ni  même  prévoir  avec 
certitude  ce  qu'elle  serait  un  jour. 


G  3 


150         CORINNE   OU    L' ITALIE. 


CHAPITRE  IL 


OswALD  et  Corinne  allèrent  d'abord 
au  Panthéon,  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui Ste.-Marie  de  la  Rotonde.  Par- 
tout en  Italie  le  catholicisme  a  hérité 
du  paganisme  ;  mais  le  Panthéon  est  le 
seul  temple  antique  à  Rome  qui  soit 
conservé  tout  entier,  le  seul  où  Ton 
puisse  remarquer  dans  son  ensemble 
la  beauté  de  l'architecture  des  anciens, 
et  le  caractère  particulier  de  leur  culte. 
Oswald  et  Corinne  s'arrêtèrent  sur  la 
place  du  Panthéon,  pour  admirer  le 
portique  de  ce  temple,  et  les  colonnes 
qui  le  soutiennent. 

Corinne  fit  observer  à  lord  Nelvil 
que  le  Panthéon  était  construit  de  ma- 
nière qu'il  paraissait  beaucoup  plus 
grand  qu'il  ne  l'est.  L'église  St.  Pierre, 


CORII^NE  OU    l'iTALIE.  151 

v'tit-elle,  produira  sur  vous  un  effet  tout 
diftereut;  vous  la  croirez  d'abord  moins 
-immense quelle  ne  l'est  en  réalité.  L'il- 
lusion si  favorable  au  Panthéon  vient, 
à  ce  qu'on  assure,  de  ce  qu'il  y  a  plus 
d'espace  entre  les  colonnes,  et  que  l'air 
joue  librement  autour  ;  mais  surtout  de 
ce  que  l'on  n'y  aperçoit  presque  point 
d' ornemens  de  détails,  tandis  que  Saint- 
Pierre  en  est  surchargé.  C'est  ainsi  que 
la  poésie  antique  ne  dessinait  que  les 
grandes  masses,  et  laissait  à  la  pensée 
de  l'auditeur  à  remplir  les  intervalles, 
à  suppléer  les  développemens  ;  en  tout 
genre,  nous  autres  modernes,  nous 
disons  trop. 

Ce  temple,  continua  Corinne,  fut 
consacré  par  Agrippa,  le  favori  d'Au- 
guste, à  son  ami,  ou  plutôt  à  son  maître. 
Cependant  ce  maître  eut  la  modestie 
<ie  refuser  la  dédicace  du  temple,  et 
Agrippa  se  vit  obligé  de  le  dédier  à 
tous  les  Dieux  de  l'Olympe  pour  rem- 
placer le  Dieu  de  la  terre,  la  puissance. 
G  4 


152  CORINNE    ou    l'iTALIE. 

Il  y  avait  un  char  de  bronze  au  sommet 
du  Panthéon,  sur  lequel  étaient  placées 
les  statues  d'Auguste  et  cf  Agrippa.  De 
chaque  côté  du'  portique  ces  mêmes 
statues  se  retrouvaient  sous  une  autre 
forme;  et  sur  le  frontispice  du  temple 
on  lit  encore:  Agrippa  Va  consacré, 
Auguste  donna  son  nom  à  son  siècle, 
parce  qu'il  a  fait  de  ce  siècle  une  épo- 
que de  l'esprit  humain.Les  chefs-d'œu- 
vre en  divers  genres  de  ses  contempo-^ 
rains  formèrent,  pour  ainsi  dire,  les 
rayons  de  son  auréole.  Il  sut  honorer 
habilement  les  hommes  de  génie  qui 
cultivaient  les  lettres,  et  dans  la  pos- 
térité sa  gloire  s'en  est  bien  trouvée. 

Entrons  dans  le  temple,  dit  Corinne  ; 
vous  le  voyez,  il  reste  découvert  pres- 
que comme  il  l'était  autrefois.  On 
dit  que  cette  lumière  qui  venait  d'en 
haut  était  l'emblème  de  la  divinité  su- 
périeure à  toutes  les  divinités.  Les 
payens  ont  toujours  aimé  les  images 
symboliques.  Il  semble  en  effet  que  ce 


CORINNE    OU    l'iTALIE.  153 

langage  convient  mieux  à  la  reli  gion  que 
la  parole.  La  pluie  tombe  souvent  sur 
ces  parvis  de  marbre  ;  mais  aussi  les 
rayons  du  soleil  viennent  éclairer  les 
prières.  Quelle  sérénité  !  quel  air  de 
fête  on  remarque  dans  cet  édifice!  Les 
payens  ont  divinisé  la  vie,  et  les  chré- 
tiens ont  divinisé  la  mort  ;  tel  est  l'es- 
prit des  deux  cultes  :  mais  notre  catho- 
licisme romain  est  moins  sombre  cepen- 
dant que  ne  l'était  celui  du  nord.  Vous 
l'observerez  quand  nous  serons  à  Saint- 
Pierre.  Dans  l'intérieur  du  sanctuaire 
du  Panthéon  sont  les  bustes  de  nos 
artistes  les  plus  célèbres.  Ils  décorent 
les  niches  où  Ton  avait  placé  les  Dieux 
des  anciens.  Comme  depuis  la  destruc- 
tion de  l'empire  des  Césars  nous 
n'avons  presque  jamais  eu  d'indépen- 
dance politique  en  Italie,  on  ne  trouve 
point  ici  des  hommes  d'état  ni  de  grands 
capitaines.  C'est  le  génie  de  l'imagina- 
tion qui  fait  notre  seule  gloirèTifTâîs  ne^ 
trouvez-vous  pas^mylord,  qu'un  peuple 
G  5 


154  CORINNE    OU   l'ITALIE. 

qui  honore  ainsi  les  talents  qu'il  possède 
mériterait  une  plus  noble  destinée  ?  Je 
suis  sévère  pour  les  nations,  répondit 
Oswald,  je  crois  toujours  qu'elles  mé- 
ritent leur  sort,  quel  qu'il  soit.  Cela 
est  dur,  reprit  Corinne,  peut-être  en 
vivant  en  Italie  éprouverez-vous  un 
sentiment  d'attendrissement  sur  ce 
beau  pays,  que  la  nature  semble  avoir 
paré  comme  une  victime  ;  mais  du- 
moins  souvenez-vous  que  notre  plus 
chère  espérance,  à  nous  autres  artistes, 
à  vous  autres  amans  de  la  gloire,  c'est 
d'obtenir  une  place  ici.  J'ai  déjà  mar- 
qué la  mienne,  dit-elle,  en  montrant 
une  niche  encore  vide.  Oswald,  qui 
sait  si  vous  ne  reviendrez  pas  dans 
cette  même  enceinte  quand  mon  buste 

y  sera  placé  ?    Alors Oswald 

l'intenompit  vivement  et  lui  dit:  Res- 
plendissante de  jeunesse  et  de  beau- 
té, pouvez-vous  parler  ainsi  à  celui  que 
le  malheur  et  la  souffrance  font  déjà 
pencher  vei-s  la  tombe  ?    Ah  !  reprit 


CORINNE  OU  L'ITALIE.  155 

Corinne,  l'orage  peut  briser  en  un 
moment  les  fleurs  qui  tiennent  encore 
la  tête  levée.  Oswald,  cher  Oswald, 
ajouta-t-elle,  pourquoi  ne  seriez-vous 
pas  heureux,  pourquoi Ne  m'inter- 
rogez jamais,  reprit  lord  Nelvil,  vous 
avez  vos  secrets,  j'ai  les  miens,  respec- 
tons mutuellement  notre  silence.  Non» 
vous  ne  savez  pas  quelle  émotion 
j'éprouverais  s'il  fallait  raconter  mes 
malheurs!  Corrinne  se  tut,  et  ses  pas, 
en  sortant  du  temple,  étaient  plus 
lents,  et  ses  regards  plus  rêveurs. 

Elle  s'arrêta  sous  le  portique.  Là, 
dit-elle  à  lord  Nelvil,  était  une  urne 
de  porphyre  de  la  plus  grande  beauté, 
transportée  maintenant  à  Saint-Jean 
de  Latran;  elle  contenait  les  cendres 
d' Agrippa,  qui  furent  placées  au  pied 
de  la  statue  qu'il  s'était  élevée  à  lui- 
même.  Les  anciens  mettaient  tant  de 
soin  à  adoucir  l'idée  de  la  destruction, 
qu'ils  savaient  en  écarter  ce  qu'elle 
peut  avoir  de  lugubre  et  d'effrayant. 
g6 


156         CORINNE    OU    L'ITALIE. 

Il  y  avait  d'ailleurs  tant  de  magnifi- 
cence dans  leurs  tombeaux,  que  le 
contraste  du  néant  de  la  mort  et  des 
splendeurs  de  la  vie  s'y  faisait  moins 
sentir.  Il  est  vrai  aussi  que  l'espérance 
d'un  autre  monde  étant  chez  eux 
beaucoup  moins  vive  que  chez  les 
chrétiens,  les  payens  s'efforçaient  de 
disputer  à  la  mort  le  souvenir  que  nous 
déposons  sans  crainte  dans  le  sein  de 
l'Etemel. 

Oswald  soupira  et  garda  le  silence. 
Les  idées  mélancoliques  ont  beaucoup 
de  charmes  tant  qu'on  n'a  pas  été  soi- 
même  profondément  malheureux  ; 
mais  quand  la  douleur  dans  toute  son 
âpreté  s'est  emparée  de  l'ame,  on  n'en- 
tend plus  sans  tressaillir  de  certains 
mots  qui  jadis  n'excitaient  en  nous  que 
des  rêveries  plus  ou  moins  douces. 


CORINNE   OU    l' ITALIE.  157 


CHAPITRE  III. 


On  passe,  en  allant  à  St.-Pierre,  sur- 
le  pont  Sl.-Ange,  et  Corinne  et  lord 
Nelvil  le  traversèrent  à  pied-     C'est 
sur  ce  pont  ditOswald,  qu'en  revenant 
du  Capitule  j'ar  pour  la  première  fois 
pensé  long-temps  à  vous.     Je  ne  me 
flattais  pas,    reprit   Corinne,  que  ce 
couronnement  du  Capitole  me  vaudrait 
nn  ami,  mais  cependant  en  cherchant 
la  gloire,  j'ai  toujours  espéré  qu'elle 
me  ferait  aimer.  A  quoi  servirait-elle, 
du  moins  aux  femmes,  sans  cet  espoir! 
Restons  encore  ici  quelques   instans, 
dit  Oswald.  Quel  souvenir,  entre  tous 
les  siècles,  peut  valoh*  pour  mon  cœur 
ce  lieu  qui  me  rappelle  le  jour  où  je 
vous  ai  vue.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe, 
reprit  Corinne^  mais  il  me  semble  qu'on 


158  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

se  devient  plus  cher  l'un  à  l'autre,  en 
admirant  ensemble  les  monumens  qui 
parlent  à  l'ame  par  une  véritable  gran- 
deur. Les  édifices  de  Rome  ne  sont  ni 
froids,  ni  muets  ;  le  génie  les  a  conçus, 
des  événemens  mémorables  les  consa- 
crent ;  peut-être  même  faut-il  aimer, 
Oswald,  aimer  surtout  un  caractère 
tel  que  le  vôtre,  pour  se  complaire  à 
sentir  avec  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble 
et  de  beau  dans  l'univers.  Oui,  re- 
prit lord  Nelvil,  mais  en  vous  reg-ar- 
dant,  mais  en  vous  écoutant,  je  n'ai 
pas  besoin  d'autres  merveilles.  Co- 
rinne le  remercia  par  un  sourire  plein, 
de  charmes. 

En  allant  à  St.  Pierre,  ils  s'arrête- 
rent  devant  le  chiîteau  St.-Ang:e: — 
Voilà,  dit  Corinne,  l'un  des  édifices 
dont  l'extérieur  a  le  plus  d'originalité  ; 
ce  tombeau  d'Adrien,  changé  en  forte- 
resse par  les  Gotlis,  porte  le  double 
caractère  de  sa  première  et  de  sa  se- 
conde destination.  Bâti  pour  la  mort. 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  159 

une  impénétrable  enceinte  l'environne, 
et  cependant  les  vivans  y  ont  ajouté 
quelque  chose  d'hostile  par  les  fortifia 
cations  extérieures  qui  contrastent  avec 
le  silence  et  la  noble  inutilité  d'un  mo- 
nument funéraire.  On  voit  sur  le  som- 
«net  un  ange  de  bronze  avec  son  épée 
nue  (5),  et  dans  l'intérieur  sont  prati 
quées  des  prisons  fort  cruelles.    Tous 
les  événemens  de  l'histoire  de  Rome 
depuis  Adrien  jusqu'à  nos  jours  sont 
liés  à  ce  monument.  Bélisaii*e  s'y  dé- 
fendit contre  les  Goths,  et  presqu' aussi 
barbare  que  ceux  qui  l'attaquaient,  il 
lança  contre  ses  ennemis  les  belles  sta- 
tues qui  décoraient  l'intérieur  de  l'édi- 
fice. Crescentius,  Arnault  de  Brescia, 
Nicolas  Rienzi  (^),ces  amis  de  la  liberté 
romaine,  qui  ont  pris  si  souvent  les 
souvenirs  pour  des  espérances,  se  sont 
défendus  long-temps  dans  le  tombeau 
d'un  empereur.  J'aime  ces  pierres  qui 
s'unissent  à  tant  de  faits  illustres.  J'aime 
ce  luxe  du  maître  du  monde  uu  magni- 


l6Ô  CORINNE   OU  L'ITALIE-, 

fique  tombeau.  Il  y  a  quelque  chose  de 
grand  dans  l'homme  qui,  possesseur 
de  toutes  les  jouissances  et  de  toutes 
les  pompes  terrestres,  ne  craint  pas  de 
s'occuper  long-temps  d'avance  de  sa 
mort.  Des  idées  morales,  des  sentimens 
désintéressés  remplissent  l'ame,  dè# 
qu'elle  sort  de  quelque  manière  des 
bornes  de  la  vie. 

C'est  d'ici,  continua  Corinne,  que 
l'on  devrait  apercevoir  St.-Pierre,  et 
c'est  j'isques  ici  que  les  colonnes  qui  le 
précèdent  devaient  s'étendre;  tel  était 
le  superbe  plandeMichel-Ange,  il  espé- 
rait du  nK)ins  qu'on  l'achèverait  après 
lui  ;  mais  les  hommes  de  notre  temps 
ne  pensent  plus  à  la  postérité.  Quand 
une  fois  on  a  tourné  l'enthousiasme  en 
ridicule,  on  a  tout  défait,  excepté  l'ar- 
gent et  le  pouvoir.  C'est  vous  qui 
ferez  renaître  ce  sentiment,  s'écria 
lordNelvil.  Qui  jamais  éprouva  le  bon- 
heur que  je  goûte  ?  Rome  montrée  par 
vous,  Rome  interprétée  par  l'imagina- 


CORINNE  OU  L*ITALIE.  l6l 

tion  et  le  génie,  Rome,  qui  est  un 
'inonde,  animé  par  le  sentiment,  sans  le- 
quelle  monde  lui-même  est  un  désert{^. 
Ah,  Corinne,  que  succèdera-t-il  à  ces 
jours  plus  heureux  que  mon  sort  et 
mon  cœur  ne  le  permettent  î  Co- 
rinne lui  répondit  avec  douceur  : — 
Toutes  les  aiFections  sincères  viennent 
du  ciel,  Oswald,pourquoi  ne  protége- 
rait-il pas  ce  qu'il  inspire  ?  C'est  à  lui 
qu'il  appartient  de  disposer  de  nous. 

Alors  St.-Pierre  leur  apparut,  cet 
édifice,  le  pins  grand  que  les  hommes 
aient  jamais  élevé,  car  les  pyramides 
d'Egypte  elles-mêmes  lui  sont  infé- 
rieures en  hauteur.  J'aurais  peut-être 
dû  vous  faire  voir  le  plus  beau  de  nos 
édifices,  dit  Corinne,  le  dernier,  mais 
ce  n'est  pas  mon  système.  11  me  semble 
que  pour  se  rendre  sensible  aux  beaux 
arts,  il  faut  commencer  par  voir  les 
objets  qui  inspirent  une  admiration 
vive  et  profonde.  Ce  sentiment,  une 
fois  éprouvé,  révèle  pour  ainsi  dire  une 


l62  CORINKE    OU    l' ITALIE. 

nouvelle  sphère  d'idées,  et  rend  ensuite 
plus  capable  d'aimer  et  déjuger  tout 
ce  qui,  dans  un  ordre  mcme  inférieur, 
retrace  cependant  la  première  impres- 
sion qu'on  a  reçue.  Toutes  ces  grada- 
tions, ces  manières  prudentes  et  nuan- 
cées pour  préparer  les  grands  effets, 
ne  sont  point  de  mon  goût,  On  n'arrive 
point  au  sublime  par  degrés,  des  dis- 
tances infinies  le  séparent  même  de  ce 
qui  n'est  que  beau.  Oswald  sentit  une 
émotion  tout  à  fait  extraordinaire  en 
arrivant  en  fi«cede  St. -Pierre.  C'était  la 
première  fois  que  l'ouvrage  des  hommes 
produisait  sur  lui  l'eflbt  d'une  merveille 
de  la  nature.  C'est  le  seul  travail  de 
l'art,  sur  notre  terre  actuelle,  qui  ait  le 
genre  de  grandeur  qui  caractérise  les 
oeuvres  immédiates  de  la  création.  Co- 
rinne jouissait  de  l'étoijnement  d 'Os- 
wald. J'ai  choisi,  lui  dit-elle,  un  jour 
où  le  soleil  est  dans  tout  son  éclat  pour 
vous  faire  voir  ce  monument.  Je  vous 
réserve  un  plaisir  plus  intime,  plus 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  l63 

religieux,  c'est  de  le  contempler  au 
clair  de  la  lune  ;  mais  il  fallait  d'abord 
vous  foire  assister  à  la  plus  brillante 
des  fêtes,  le  génie  de  l'homme  décoré 
par  la  magnificence  de  la  nature. 

La  place  de  Saint-Pier:  e  est  entou- 
rée par  des  colonnes  légères  de  loin, 
et  massives  de  près.  Le  terrain,  qiii  va 
toujours  un  peu  en  montant  jusqu'au 
portique  de  l'église,  ajoute  encore  à 
l'effet  qu'elle  produit.  Un  obélisque  de 
80  pieds  de  haut,  qui  paraît  à  peine 
élevé  en  présence  de  la  coupole  de 
Saint-Pierre,  est  au  milieu  de  la  place. 
La  forme  des  obélisques  elle  seule  a 
quelque  chose  qui  plaît  à  l'imagina- 
tion ;  leur  sommet  se  perd  dans  les 
airs,  et  semble  porter  jusqu'au  ciel 
une  grande  pensée  de  l'homme.  Ce 
monument,  qui  vint  d'Egypte  pour 
orner  les  bains  de  Caligula,  et  que 
Sixte-Quint  a  fait  transporter  ensuite 
au  pied  du  temple  de  Saint-Pierre,  ce 
contemporain  de  tant  de  siècles  qui 


l64  CORINNE  OU  L'ITALIE* 

n'ont  pu  rien  contre  lui,  inspire  un 
sentiment  de  respect  ;  l'homme  se  sent 
si  passager,  qu'il  a  toujours  de  l'émo- 
tion en  présence  de  ce  qui  est  immua- 
ble. A  quelque  distance  des  deux  côtés 
de  l'obélisque,  s'élèvent  deux  fontaines 
dont  l'eau  jaillit  perpétuellement  et 
retombe  avec  abondance  en  cascade 
dans  les  airs.  Ce  murmure  des  ondes, 
qu'on  a  coutume  d'entendre  au  milieu 
de  la  campagne,  produit  dans  cette 
enceinte  une  sensation  toute  nouvelle; 
mais  cette  sensation  est  en  harmonie 
avec  celle  que  fait  naître  l'aspect  d'un 
temple  majestueux. 

La  peinture,  la  sculpture,  imitant 
le  plus  souvent  la  figure  humaine,  ou 
quelque  objet  existant  dans  la  nature, 
réveillent  dans  notre  ame  des  idées  par- 
faitement claires  et  positives  ;  mais  un 
beau  monument  d'architecture  n'a 
point,  pour  ainsi  dire,  de  sens  déter- 
miné, et  l'on  est  saisi,  en  le  contem- 
plant, par  cette  rêverie  sans  calcul  et 


CORINNE    OU    l' ITALIE.  l65 

sans  but  qui  mène  si  loin  la  pensée.  Le 
bruit  des  eaux  convientà  toutes  ces  im- 
pressions vagues  et  profondes  ;  il  est 
miiforme  comme  Tédifice  est  régulier. 

L'éternel  mouvement  et  l'éternel  repos  (a)     . 

sont  ainsi  rapprochés  l'un  de  l'autre. 
C'est  dans  ce  lieu  surtout  que  le  temps 
est  sans  pouvoir  ;  car  il  ne  tarit  pas  plus 
ces  sources  jaillissantes,  qu'il  n'ébranle 
ces  immobiles  pierres.  Les  eaux  qui 
s'élancent  en  gerbes  de  ces  fontaines 
sont  si  légères  et  si  nuageuses,  que, 
dans  un  beau  jour,  les  rayons  du  soleil 
y  produisent  de  petits  arcs-en-ciel  for- 
més des  plus  belles  couleurs. 

Arrêtez-vous  un  moment  ici,  dit 
Corinne  à  lord  Nelvil  comme  il  était 
déjà  sous  le  portique  de  l'église,  arrê- 
tez-vous avant  de  soulever  le  rideau 
qui  couvre  la  porte  du  temple  ;  votre 
cœur  ne  bat-il  pas  à  l'approche  de  ce 


(a)  Vers  de  M.  de  Fortanes. 


l66  CORINNE  OU  L'ITALIE. 

sanctuaire?  et  ne  ressentez-vons  pas, 
au  moment  d'entrer,  tout  ce  que  -.e  ait 
éprouver  l'attente  d'un  événement 
solennel?  Corinne  elle-même  souleva 
le  rideau,  et  le  retint  pour  laisser  pas- 
ser lord  Nelvil;  elle  avait  tant  de 
grâce  dans  cette  attitude,  que  le  pre- 
miier  regard  d'Oswald  fut  pour  la  con- 
sidérer ainsi:  il  se  plut  même  pendant 
quelques  instans  à  ne  rien  observer 
qu'elle.  Cependant  il  s'avança  dans  le 
temple,  et  l'impression  qu'il  reçut  sous 
ces  voûtes  immenses  fut  si  profonde  et 
si  religieuse,  que  le  sentiment  même 
de  l'amour  ne  suffisait  plus  pour  rem- 
plir en  entier  son  ame.  Il  marchait  len- 
tement àcôtédeCorinne;  TunetTautre 
se  taisaient.  Là  tout  commande  le  si- 
lence; lemoindre  bruit  retentit  si  loin, 
qu'aucune  parole  ne  sen>hle  digne  d'être 
ainsi  répétée  dans  une  demeure  pres- 
que éternelle!  La  prière  seule  l'accent 
<hi  malheur,  de  quelque  faible  voix 
qu'il  parte,  émeut  profondément  dans 


CORINNE  OU  l' ITALIE.  iG/ 

ces  vastes  lieux.  Et  quand,  sous  ces 
dômes  immenses  on  entend  de  loin 
venir  un  vieillard  dont  les  pas  trembans 
se  traînent  sur  ces  beaux  marbres  ar- 
rosés par  tant  de  pleurs,  l'on  sent  que 
l'homme  est  imposant  par  cette  infir- 
mité même  de  sa  nature  qui  toumetson 
ame  divine  à  tant  de  souftrances,  et  que 
le  culte  de^  douleur,  le  christianisme, 
contient  le  vrai  secret  du  passage  de 
riiomnjie  sur  la  terre, 

Corinne  interrompit  la  rêverie  d'Os- 
wald,  et  lui  dit  :  Vous  avez  vu  des 
églises  gothiques  en  Angleterre  et  en 
Allemagne,  vous  avez  dû  remarquer 
qu'elles  ont  un  caractère  beaucoup  plus 
sombre  que  cette  église.Il  y  avait  quel- 
que chose  de  mystique  dans  le  catho- 
licisme des  peuples  septentrionaux.  Le 
nôtre  parle  à  l'imagination  parles  ob- 
jets extérieurs.  Michel-Ange  a  dit,  en 
voyant  la  coupole  du  Panthéon  :  '*'  Je 
"  la  placerai  dans  les  airs.  "  Et  en  efîet, 
Saint-Pierre  est  u»  temple  posé  sur 


l68  CORINNE    OU    l' ITALIE. 

une  église.  Il  y  a  quelque  alliance  des 
religions  antiques  et  du  christianisme 
dans  l'effet  que  produit  sur  l'imagina- 
tion l'intérieur  de  cet  édifice.  Je  vais 
m'y  promener  souvent  pour  rendre  à 
mon  ame  la  sérénité  qu'elle  perd  quel- 
quefois. I^a  vue  d'un  tel  monument  est 
comme  une  musique  continuelle,  et 
fixée,  qui  vous  attend  pour  vous  faire 
du  bien  quand  vous  vous  en  approchez  ; 
et  certainement  il  faut  mettre  au  nom- 
bre des  titres  de  notre  nation  à  la 
gloire,  la  patience,  le  courage  et  le  dé- 
sintéressement des  chefs  de  l'église,  qui 
ont  consacré  cent  cin(|uante  annéies, 
tant  d'argent  et  tant  de  travaux  à 
l'achèvement  d'un  édifice,  dont  ceux 
qui  rélevaient  ne  pouvaient  se  flatter 
de  jouir  (8. C'est  un  service  rendu  même 
à  la  morale  publique,  que  de  faire  don 
à  une  nation  d'un  monument  qui  est 
l'emblème  de  tant  d'idées  nobles  et 
généreuses.  Oui,  répondit  Os\\  ald,  ici 
les  arts  ont  de  la  grandeur  ;  l'imagi- 


Ininrim^  nar  R.  Juiemé. 


CORINNE  OU  l'iTALIE.       l6p 

nation  etrinvention  sont  pleines  de  gé- 
nie: mais  la  dignité  de  l'homme  môme 
comment  y  est-elle  défendue?  Quelles 
institutions,  quelle  faiblesse  dans  la 
plupart  des  gouvernemens  d'Italie  !  Et 
néanmoins  quel  asservissement  dans 
les  esprits!- — D'autres  peuples,  inter- 
rompit Corinne,  ont  supporté  le  joug 
comme  nous,  et  ils  ont  de  moins  Tima- 
gination  qui  fait  rêver  une  autre  des- 
tinée : 

Servi  siam  si,  ma  servi  ognor  frementî. 

Nous  sommes  esclaves,  mais  des 
esclaves  toujours  frémissans,  dit  Al- 
li^ri,  le  plus  fier  de  nos  écrivains  mo- 
dernes. Il  ya  tant  d'ame  dans  nos  beaux 
arts  que  peut-être  un  jour  notre  carac- 
tère égalera  notre  génie. 

Regardez,  continua  Corinne,  ces 
statues  placées  sur  les  tombeaux;  ces 
tableaux  en  mosaïque,  patientes  et 
fidèles  copies  des  chefs-d'œuvre  de  nos 
grands  maîtres.  Je  n'examine  jamais 
Tome  1,  H 


170         CORINNE  OU  l'iTALIE. 

Saint-Pierre  en  détail,  parce  que  je 
n'aime  pas  à  y  trouver  ces  beautés  mul- 
tipliées qui  dérangent  un  peu  l'impres- 
sion delensemble.  Mais  qu'est-ce  donc 
qu'un  monument  où  les  chefs-d'œuvre 
de  l'esprit  humain  eux-mêmes  parais- 
sent des  or  nemens  superflus  î  Ce  temple 
est  comme  un  monde  à  part.     On  y 
trouve  un  asile  contre  le  froid  et  la 
chaleur.  Il  a  ses  saisons  à  lui,  son  prin- 
temps perpétuel  que  l'atmosphère  du 
dehors  n'altère  jamais.  Une  église  sou- 
terraine est  bâtie  sous  le  parvis  de  ce 
\temple;  les  papes  et  plusieurs  souve- 
rains des  pays  étrangers  y  sont  enseve- 
lis, Christine,  après  son  abdication,  les 
Stuart,  depuis  que  leur  dynastie  est  ren- 
versée.   Rome,  depuis  long-temps,  est 
l'asile  des  exilés  du  monde,  Rome  elle- 
même  n'est-elle  pas  détrônée  !  son  aspect 
console  les  rois  dépouillés  comme  elle. 

'CadoRQ  le  città,  cadono  i  regni, 
£  l'.uom,  d'esser  mortal,  par  chc  si  sdegni. 

Les  cités  tomben  t,  les  empires  disparais- 
sentfetifhom?îies*indlgtied.éirentart€lJ 


CORINNE  ou   L'ITALIE.        I7t 

Placez-vDus  ici,  dit  Corinne  à  lord 
Nelvil,  près  de  l'autel  ^u  milieu  de  la 
coupole,  vous  appercevreï  à  travers  les 
grilles  de  fer  l'église  des  morts  qui  est 
sous  nos  pieds,  et  en  relevant  les  yeux 
vos  regards  atteindront  à  peine  au  som- 
met de  la  voûte.  Ce  dôme,  en  le  con- 
sidérant même  d'en  bas,  fait  éprouver 
«n  sentiment  de  terreur.  On  croit  voir 
des  abîmes  suspendus  sur  sa  tête.  Tout 
ce  qui  est  au-delà  d'une  certaine  pro- 
portion cause  à  l'homme,  à  la  créature 
bornée,  un  invincible  eifroi.  Ce  que 
nous  connaissons  est  aussi  inexplicable 
que  l'inconnu  ;  mais  nous  avons  pour 
ainsi  dire  pratiqué  notre  obscurité  ha- 
bituelle, tandis  que  de  nouveaux  mys- 
tères nous  épouvantent  et  mettent  le 
trouble  dans  nos  facultés. 

Toute  cette  église  est  ornée  de  mar- 
bres antiques,  et  ces  pierres  en  savent 
plus  que  nous  sur  les  siècles  écoulés. 
Voici  la  statue  de  Jupiter,  dont  on  a 
fait  un  St. -Pierre  en  lui  mettant  une 

H  2 


172'      CORINNE  OU    l/lTALIE. 

auréole  sur  la  tôte.  L'expression  géné- 
rale de  ce  temple  caractérise  parfaite-, 
ment  le  mélange  des  dogmes  sombres 
et  des  cérémonies  brillantes;  un  fond 
de  tristesse  dans  les  idées,  mais  dans 
l'application  la  mollesse  et  la  vivacité 
du  midi;  des  intentions  sévères,  mais 
des  interprétations  très-douces;  la 
théologie  chrétienne  et  les  images  du 
paganisme  ;  enfin  la  réunion  la  plus  ad- 
mirable de  l'éclat  et  de  la  majesté  que . 
l'homme  peut  donner  à  son  culte  en- 
vers la  divinité. 

Les  tombeaux  décorés  par  les  mer- 
veilles des  beaux  arts  ne  présentent 
point  la  mort  sous  un  aspect  redou- 
table. Ce  n'est  pas  tout  à  fait  comme 
les  anciens,  qui  sculptaient  sur  les  sar- 
cophages des  danses  et  des  jeux,  mais 
la  pensée  est  détournée  de  la  contem- 
plation d'un  cercueil  pai*  les  chefs-d'œu- 
vre du  génie.  Ils  rappellent  l'immor- 
talité  sur  l'autel  même  de  la  mort;  et 
l'imagination,  animée  par  l'admiration 
qu'ils  inspirent,  ne   sent  pas,  comme 


CORINNE  OU   l'iTALIE.       I^ÎS 

dans  le  nord,  le  silence  et  le  froid,  im- 
muables gardiens  des  sépulchres. — • 
Sans  doute,  dit  Oswald,  nous  vou- 
lons que  la  tristesse  environne  la  mort, 
et  même  avant  que  nous  fussions  éclai- 
rés par  les  lumières  du  christianisme, 
notre  mythologie  ancienne,  notre  Os- 
sian  ne  place  à  côté  de  la  tombe  que  les 
regrets  et  les  chants  funèbres.  Ici  vous 
voulez  oublier  et  jouir,  je  ne  sais  si  je 
désirerais  que  votre  beefu  ciel  me  fît 
ce  genre  de  bien.^ — Ne  croyez  pas, 
cependant,  reprit  Corinne,  que  notre 
caractère  soit  léger  et  notre  esprit  fri- 
vole. Il  n'y  a  que  la  vanité  qui  rende 
frivole  ;  l'indolence  peut  mettre  quel- 
ques intervalles  de  sommeil  ou  d'oubli 
dans  la  vie,  mais  elle  n'use  ni  ne  flétrit 
le  cœur;  et  malheureusement  pour 
nous  on  peut  sortir  de  cet  état  par  des 
passions  plus  profondeset  plus  terribles 
que  celles  des  âmes  habituellement 
aetives. 

En  achevant  ces  mots,  Corinne  et 

H  3 


174      CORÏNNE  OU  L'ITALIE. 

lord  Nelyil  s'approchaient  de  la  porte 
de  l'église. — Encore  un  dernier-coup 
d'œil  vers  ce  sanctuaire  immense,  dit- 
elle  à  lord  Nelvil.  Voyezcomme  l'hom- 
me est  peu  de  chose  en  présence  de  la 
religion,  alors  même  que  nous  sommes 
réduits  à  ne  considérer  que  son  em- 
blème matériel!  voyez  quelle  immo- 
bilité, quelle  durée  les  mortels  peuvent 
donner  à  leurs  œuvres,  tandis  qu'eux- 
mêmes  ils  passent  si  rapidement,  et  ne 
sesurviventque  parle  génie!  Ce  temple 
est  un€  image  de  l'infini;  il  n'y  a  point 
de  terme  aux  sentimens  qu'il  faitnaître, 
aux  idées  qu'il  retrace,  à  l'immense 
quantité  d'années  qu'il  rappelle  à  la. 
réflexion,  soit  dans  le  passé,  soit  dans 
l'avenir  ;  et  quand  on  sort  de  son  en- 
ceinte, il  semble  qu'on  passe  des  pensées 
célestes  aux  in*«érêts  du  monde,  et  de 
l'éternité  religieuse  à  lair  léger  du 
temps.— 

Corinne  fit  remarquer  à  lord  Nelvil, 
lorsqu'ils  furent  hors  de  l'église,  que 
gur  ses  portes  étaient  représentées  en 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  175 

bas-reliefs  les  métamorphoses  d'Ovide. 
-^On  ne  se  scandalise  point  à  Rome, 
lui  dit-elle,  des  images  du  paganisme, 
(^land  les  beaux  arts  les  ont  consa- 
crées.   Les  merveilles  du  génie  portent 
toujours  à  lame  une  impression  reli- 
gieuse,   et  nous  faisons   hommage  au 
culte  chrétien  de  tous  les  chefs-d'œuvre 
qae  les  autres  cultes  ont  inspirés. — 
Oswald  sourit  à  cette  explication. — 
Croyez-moi,  milord,  continua  Corinne, 
il  y  a  beaucoup  de  bonne  foi  dans  les 
scntimens  des  nations  dont  l'imagina- 
tion est  très-vive.     Mais  à  demain,  si 
vous  le  voulez,  je  vous  mènerai  au  Cai- 
pitole.  J'ai,  je  l'espère,  plusieurs  courses 
à  vous  proposer  encore:    quand  elles 
seront  finies,  est-ce  que  vous  partirez? 

est-ce  que Elle  s'arrêta,  craignant 

d'en  avoir  déjà  trop  dit.— Non,  Co- 
rinne, reprit  Oswald,  non,  je  ne  re- 
noncerai point  à  cet  éclair  de  bon- 
heur, que  peut-être  un  ange  tutélaire 
fait  luire  sur  moi  du  haut  du  ciel. — • 

H  4 


176         CORINKE    OU   LITALIi. 


CHAPITRE  IV. 


i<iK  lendemain  Oswald  et  Corinne 
partirent  avec  plus  de  confiance  et  de 
sérénité.  Ils  étaient  des  amis  qui  voya- 
geaient ensemble;  ils  commençaient  à 
dire  nous.  Ah  !  qu'il  est  touchant  ce 
naus prononcé parlamour !  Quelledé- 
claration  il  contient  timidement  et  ce- 
pendant vivement  exprimée! — Noua 
allons  donc  au  Capitole,  dit  Corinne. 
— Oui,  nous  y  allons,  reprit  Oswald  ; 
et  sa  voix  disait  tout  avec  des  mots  si 
simples,  tant  son  accent  avait  de  ten- 
dresse et  de  douceur! — C'est  du  haut 
du  Capitole,  tel  qu'il  est  maintenant, 
dit  Corinne,  que  nous  pouvons  facile- 
mentapercevoir  les  sept  collines.  Nous 
les  parcourrons  toutes  ensuite  l'une 


CORINNE  OU  L'ITALIE.       177 

après  l'autre;  il  n'en  est  pas  un  qui  ne 
conserve  des  traces  de  l'histoire. — 

Corinne  et  lord  Nelvil  suivirent  d'a- 
bord ce  qu'on  appelait  autrefois  la  voie 
sacrée  ou  la  voie  triomphale. — Votre 
char  a  passé  par  là,  dit  Oswald  à  Co- 
rinne ? —  Oui,     répondit-elle,     cette 
poussière  antique  devait  s'étonner  dé- 
porter  un  tel   char;  mais  depuis  la 
république  romaine,  tant  de  traces  crjr 
minelles  se  sont  empreintes  sur  cette 
Foute,   que  le  sentiment   de  respect 
qu'elle  inspirait  est  bien  affaibli. — Co- 
rinne se  fit  conduire  ensuite  au  pied 
de  l'escalier  du  Capitole  actuel.  L'en- 
trée du  Capitole  ancien  était  par  le 
Forum. — Je  voudrais  bien,  dit  Co- 
rinne, que  cet  escalier  fût  le  même  que 
monta  Scipion,  lorsque,  repoussant  la 
calomnie  par  la  gloire,  il  alla  dans  le 
temple  pour  rendre  grâce  aux  Dieux 
des  victoires  qu'il  avait  remportées* 
IMais  ce  nouvel  escalier,  mais  ce  nou- 
veau  Capitole  a  été  bâti  sur  les  ruinea 

II  5 


Î73        G0RIN»E  ou   l'iTALIÏ. 

de  Vancien,  pour  recevoir  le  paisible 
inagivStrat  qui  porte  à  lui  tout  seul  ce 
nom  immense  de  sénateur  romain,  ja- 
dis Tobjeldes  respects  delunivers.    Ici 
nous  n'avons  plus  que  des  noms  ;  mais 
leur  harmonie,  maisleurantique  dignité 
causetoujoursunesorte  d'ébranlement, 
une  sensation  assez  douce,   mêlée  de 
plaisir  et  de  regret.  Je  demandais  l'au- 
tre jour  à  une  pauvre  femme  que  je 
rencontrai,  où  elle  demeurait  !     A  la 
Roche  Tarpéienne,  me  répondit-elle  ; 
et  ce  mot,  bien  que  dépouillé  des  idées 
qui  jadis  y  étaient  attachée)^  agit  en- 
core sur  l'imagination. — 

Oswald  et  Corinne  s'arrêtèrent  pour 
considérer  les  deux  lions  de  basalte 
qu'on  voit  au  pied  de  Tescalier  du  Ca- 
pitole.(^)  Ils  viennent  d'Egypte,  les 
sculpteurs  égyptiens  saisissaient  avec 
bien  plus  de  génie  la  figure  des  ani- 
maux que  celle  des  hommes.  Ces  lions 
du  Capitole  sont  noblement  paisibles, 
et  leur  genre  de  physionomie  est  la 


CORINNE  OU  L'iTàLIE.         179' 

véritable  image  de  la  tranquillisé  dans  ■ 
la  force. 

A  guisa  di  leou,  qyanclo  si  posaé 

Dante, 

A  la  manière  du  lion  quand  il  se  repose. 

Non  loin  de  ceslions  on  voit  une  statue 
de  Rome  mutilée,  que  les  Romains  mo« 
dernes  ont  placée  là,  sans  songer  qu'ils 
donnaient  ainsi  le  plus  parfait  emblème 
de  leur  Rome  actuelle.  Cette  statue 
n'a  ni  tête,  ni  pieds,  mais  le  corps  et 
la  draperie  qui  restent  ont  encore  des 
beautés  antiques.  Au  haut  de  l'escalier 
sont  deux  colosses  qui  représentent,  à 
ce  qu'on  croit,  Castor  et  PoUux,  puis 
les  trophées  de  Marins,  puis  deux  co- 
'lonnes  milliaires  qui  servaient  à  mesu- 
rerl'univers  romain,  et  la  statue  éques- - 
tre  de  Marc-Aurèle,  belle  et  calme  au 
milieu  de  ces  divers  souvenirs.  Ainsi 
tout  est  là,  les  temps  héroïques-repré- 
sentés  par  les  DioscUres,  la  république 

H  6 


180         CORINNE  ou  l'iTALIE, 

par  les  lions,  les  guerres  civiles  par  Ma- 
rius,  et  les  beaux  temps  des  empereurs 
par  Marc-Aurèle. 

En  avançant  vers  le  Capitoîe  mo- 
derne on  voit  à  droite  et  à  gauche  deux 
églises  bâties  sur  les  ruines  du  temple 
de  Jupiter  Férétrien  et'de  Jupiter  Ca- 
pitolin.  En  avant  du  vestibule  est  iHie 
fontaine  présidée  par  deux  fleuves,  Iç 
Nil  et  le  Tibre,  avec  la  louve  de  Ilo- 
mulus.  On  ne  prononce  pas  le  nom  du 
Tibre  comme  celui  des  fleuves  saiiS 
gloire  ;  c'est  un  des  plaisirs  de  Rome 
que  de  dire  :  Conduisez-moi  sur  les 
bords  du  Tibre;  traversons  le  IWre. 
Il  semble  qu'en  prononçant  ces  paroles 
on  évoque  l'histoire  et  qu'on  ranime  les 
morts.  En  allant  au  Capitoîe,  du  côté 
du  Forum,  on  tiouve  à  droite  les  prisons 
Mamertines.  Ces  prisonsfurentd  abord 
construites  par  Ancus  Martius,  et  ser- 
vaient alors  aux  criminels  ordinaires. 
MaisServiusTulIiusen  fit  creuser  sous 
terre  de  beaucoup  plus  cruelles  pour 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  18Î 

les  criminels  d  état,  comme  si  ces  cri- 
minels n'étaient  pas  ceux  qui  méritent 
le  plus  d'égards,  puisqu'il  peut  y  avoir 
de  la  bonne  foi  dans  leurs  erreurs.  Ju- 
gurtha  et  les  complices  de  Catilina  pé- 
rirent dans  ces  prisons.  On  dit  aussi 
que  Saint  Pierre  et  Saint  Paul  y  ont  été 
renferuiési  Del'autre  côté  du  Capitole 
est  la  roche  Tarpéienne  ;  au  pied  de 
cette  roche  l'on  trouve  aujourd'hui  un 
hôpital  appelé  F  Hôpital  de  la  Conso'- 
lation.  Il  semble  que  l'esprit  sévère  de 
l'antiquité  et  la  douceur  du  christia- 
nisme soient  ainsi  rapprochés  dans 
Rome  à  travers  les  siècles,  et  se  mon- 
trent aux  regards  comme  à  la  réflexion. 
Quand  Osvvald  et  Corinne  furent 
arrivés-  au  haut  de  la  tour  du  Capitole, 
Corinne  lui  montra  les  sept  collines,  la 
ville  de  Rome  bornée  d'abord  au  mont 
Palatin,  ensuite  aux  murs  de  Servius 
Tullius  qui  renfermaient  les  sept  col- 
lines, enfin,  aux  m-urs  d'Aurélien  qui 
gervent  encore  aujourd'hui  d'enceinte 


182      coerNNE  ou  l'italie. 

à  la  plus  grande  partie  de  Rome.  Co* 
rinne  rappela  les  vers  de  Tibulle  et  de 
Properce,  qui  se  glorifient  des  faibles 
conimencemens  dont  est  sortie  la  maî- 
tresse du  monde.  ^^^^  Le  mont  Palatin 
fut  à  lui  seul  tout  Rome  pendant  quel- 
que temps  ;  mais  dans  la  suite  le  palais  • 
des  empereurs  remplit  lespace  qui 
avait  suffi  pour  une  nation.  Un  poète 
dii  temps  de  Néron  fft  à  cetteoccasion 
cette  épigramme  (a)  :  Rome  rte  sera 
bientôt  plus  quhm  palais.  Allez  à 
Veyes^  Romains,  si  toutefois  ce  palais 
n'occupe  pas  déjà  Veyes  même. 

Les  septcoUinessontinfiniments  moins 
élevées  qu'elles  ne  l'étaient  autrefois 
lorsqu'elles  méritaient  le  nom  de  monts 
escarpés.  Rome  moderne  est  élevée  de 
quarante  pieds  au-dessus  de  Rome  an- 
cienne.  Les  vallées  qui  séparaient  les 

collines  se  sont  presque  comblées  par 

\ 

(a)  Roma  domus  fiet  :  Vcios  migratc,  Quirites  ; 
Si  uon  et  Vcios  occupât  ista  4omus. 


CORINNE  OU  l'italii:.        lèS' 

le  temps  et  parles  ruines  des  édifices  ; 
mais  ce  qui  est  plus  singulier  encore, 
un  amas  de  vases  brisés  a"  élevé  deux 
collines  nouvelles  («),  et  c'est  presque 
une  image  des  temps  modernes,  que 
ces  progrès  ou  plutôt  ces  débris  de  la 
civilisation,  mettant  de  niveau  lès  mon- 
tagnes avec  les  vallées,  effaçant  au  mo- 
ral comme  au  physique  toutes  les  belles 
inégalités  produites  par  la  nature,  et 
qui  décorent  son  aspect. 

Trois  autres  collines  (b),  non  com- 
prises dans  les  sept  fameuses,  donnent' 
t\  la  ville  de  Rome  quelque  chose  de 
si  pittoresque,  que  c'est  peut-être  la 
seule  ville  qui,  par  elle-même,  et  dans 
sa  propre  encemte,  offre  les  plus  magni- 
fiques points  de  vue.  On  y  trouve  un 
mélange  si  remarquable  de  ruines  et 
d'édifices,  de  campagnes  et  de  déserts, 

(aj  Le  monte  Citorio  et  Testacio. 

(bj  Le  Janicule,  le  monte  Vatican©  et  le  monte 
^lario. 


184        cou  INNE  OU  L^ITAILF. 

qu'on  peut  contempler  Rome  de  tous 
les  côtés,  et  voir  toujours  un  tableau 
frappant  dans  la  perspective  opposée. 
Osvi^ald  ne  pouvait  se  lasser  de  con- 
sidérer les  traces  de  l'antique  Rome  du 
pointélévé  duCapitoleoù  Corinne  l'a- 
vait conduit.  La  lecture  de  l'histoire, 
les  réflexions  qu'elle  excite,  agissent 
bien  moins  suf  notre  ame  que  ces 
pierres  en  désordre,  que  ces  ruines 
mclées  aux  habitations  nouvelles.  Les 
yeux  sont  toul-puissanssur  l'îiciie;  après 
avoir  vu  les  ruines  romaines  on  croit 
aux  antiques  Romains,  com^me  si  l'on 
avait  vécu  de  leur  temps.  Les  souvenirs 
de  l'esprit  sont  acquis  par  l'étude.  Les 
souvenirs  de  l'imagination  naissent 
d'une  impression  plus  immédiate  et  plus 
i«time  qui  donne  de  la  vie  i\  la  pensée, 
et  nous  rend>  pour  ainsi  dire^  témoins 
de  ce  que  nous  avons  appris.  Sans 
doute  on  est  importuné  de  tous  ces  ba- 
timens  modernes  (jui  viennent  se  mê- 
ler aux  antiques  débris.  ^lais  aiiporti- 


CORINNE  GU  l'iTALIE.        185 

que  debout  à  côté  d'un  humble  toit  ; 
mais  des  colonnes  entre  lesquelles  de 
petites  fenêtres  d'église  sont  prati- 
quées, un  tombeau  servant  d'asile  à 
toute  une  famille  rustique,  produisent 
je  ne  sais  quel  mélange  d'idées  grandes 
et  simples,  je  ne  sais  quel  plaisir  de 
découverte  qui  inspire  un  intérêt  con- 
tinuel. Tout  est  commun,  tout  est  pro- 
saïque dans  l'extérieur  de  la  plupart 
de  nos  villes  européennes,  et  Rome, 
plus  souvent  qu'aucune  autre,  présenter 
le  triste  aspect  de  la  misère  et  de  la  dé- 
gradation ;  mais  tout  à  coup  une  co- 
lonne brisée,  un  bas-relief  à  demi  dé- 
truit, des  pierres  liées  à  la  façon  in- 
destructible des  architectes  anciens, 
vous  rappellent  qu'il  y  a  dans  l'homme 
une  puissance  éternelle,  une  étincelle 
div^ine,  et  qu'il  ne  faut  pas  se  lasser  de 
l'exciter  en  soi-même  et  de  la  ranimer 
dans  les  autres. 

Ce  Forum,  dont  l'enceinte  est  sires- 
serrée  et  qui  a  vu  tant  de  choses  étoa* 


186        CORINNE    OV  l'iTALIE. 

nantes,  est  une  preuve  frappante  de 
la  grandeur  morale  de  l'homme.  Quand 
lunivers,  dans  les  derniers  temps  de 
Rome,  ^tait  soumis  à  des  maîtres  sans 
gloire,  on  trouve  des  siècles  entiers  dont 
l'histoire  peut  à  peine  conserver  quel»- 
ques  faits;  et  ce  Forum,  petit  espace, 
centre  d'une  ville  alors  très-circonscrite, 
et  dont  les  habitans  combattaient  au- 
tour d'elle  pour  son  territoire,  ce  Forum 
nVt-il  pas  occupé,  par  les  souvenirs 
qu'il  retrace,  les  plus  beaux  génies  de 
tous  les  temps?  Honneur  donc,  éternel 
honneur  aux  peuples  courageux  et  lir 
bres,  puisqu'ils  captivent  ainsi  les  re- 
gards de  la  postérité  ! 

Corinne  fit  remarquer  à  lord  Nelvil 
qu'on  ne  trouvait  à  Rome  que  très- 
peu  de  débris  des  temps  républicains. 
Les  aqueducs,  les  canaux  construits 
sous  terre  pour  l'écoulement  des  eaux, 
étaient  le  seul  luxe  de  la  république  et 
des  rois  qui  l'ont  précédée.  Il  ne  nous 
reste  d'elle  que  des  édifices  utiles,  des 


CORINNE  OU   l'iTALIE.        187 

tombeaux  élevés  à  la  mémoire  de  ses 
grands  hommes,  et  quelques  temples 
de  brique  qui  subsistent  encore.  C'est 
seulement  après  la  conquête  de  la  Si- 
cile que  les  llomains  firent  usage,  pour 
la  première  fois,  du  marbre  pour  leurs 
monumens  ;  mais  il  suffit  de  voir  les 
lieux  où  de  grandes-actions  se  sont  pas^ 
sées  pour  éprouver  une  émotion  indé- 
finissable. C'est  à  cette  disposition  de 
1  ame  qu'on  doit  attribuer  la  puissance 
religieuse  des  pèlerinages.  Les  pays  cé- 
lèbres en  tout  genre,  alors  même  qu'ils 
sont  dépouillés  de  leurs  grands  hommes 
et  de  leurs  monumens,  exercent  beau- 
coup de  pouvoir  sur  l'imagination.  Ce 
qui  frappait  les  regards  n'existe  plus, 
mais  le  charme  du  souvenir  y  est 
resté. 

On  ne  voit  plus  sur  le  Forum  au- 
cune trace  de  cette  fameuse  tribune 
d'où  le  peuple  romain  était  gouverné 
par  l'éloquence  ;  on  y  trouve  encore 
trois  colomies  d'un  temple  élevé  par 


188     coniNNE  ou  e'italiït. 

Auguste  en  l'honneur  de  Jupiter  Ton-^ 
nant,  lorsque  la  foudre  tomba  près  de 
lui  sans  le  frapper;  un  arc  à  Septimc 
Sévère  que  le  sénat  lui  éleva  pour  ré- 
compense de  ses  exploits.  Lesnomsde 
ses  deux  fils,  Caracalla  etGéta,  étaient 
inscrits  sur  le  fronton  de  l'arc  ;  mais 
lorsque  Caracalla  eut  assassiné  Géta», 
il  fit  ôter  son  nom,  et  Ton  voit  encore 
la  trace  des  lettres  enlevées.  Plus  loin 
est  un  temple  à  Faustine,  monument 
de  la  faiblesse  aveugle  de  Marc- Aurèle; 
un  temple  à  Vénus,  qui,  du  temps  de 
la  république,  était  consacré  à  Pallas; 
un  peu  plus  loin  les  ruines  du  temple 
dédié  au  soleil  et  à  la  lune,  bâti  par 
l'empereur  Adrien,  qui  était  jaloux 
d'ApoUodore,  fameux  architecte  grec, 
et  le  fit  périr  pour  avoir  blâmé  les  pro- 
partions de  son  édifice. 

De  l'autre  côté  de  la  place  l'on  voit  les- 
ruines  de  quelques  monumens  consa- 
crés à  de  plus  nobles  buts,  à  des  sou- 
venirs plus  purs.  Les  colonnes  d'ua 


CORINNE  ou  l'iTALIE.  189 

temple  qu'on  croit  être  celui  de  Jupi- 
ter Stator,  Jupiter  qui  empêchait  les 
Romains  de  jamais  fuir  devant  leurs 
ennemis.  Une  colonne,  débris  d'un  tem- 
ple de  Jupiter  Gardien,  placé,  dit-on, 
non  loin  de  l'abîme  où  s'est  précipité 
Curtius.  Des  colonnes  d'un  temple  élevé, 
les  uns  disent  à  la  Concorde,  les  autres 
àla  Victoire.  Peut-être  les  peuples  con- 
quérans  confondent-ils  ces  deux  idées, 
et  pensent-ils  qu'il  ne  peut  exister  de 
véritable  paix  que  quand  ils  ont  sou- 
mis l'univers  !  A  l'extrémité  du  mont 
Palatin  s'élève  un  bel  arc  de  triomphe 
dédié  à  Titus  pour  la  conquête  de  Jé- 
rusalem. On  prétend  que  les  Juifs  qui 
sont  à  Rome  ne  passent  jamais  sons 
cet  arc,  et  l'on  montre  un  petit  chemin 
qu'ils  prennent,  dit-on,  pour  l'éviter. 
Il  est  à  souhaiter,  pour  l'honneur  des 
Juifs,  que  cette  anecdote  soit  vraie;  les 
longs  ressouvenirs  conviennent  aux 
longs  malheurs. 

Non  loin  de  là  est  l'arc  de  Constan- 


190      CORINNE  ou    l'iTALIE. 

tin,  embelli  de  quelques  bas-reliefs  en- 
levés au  Forum  deTrajan  par  les  Chré- 
tiens, qui  voulaient  décorer  le  monu- 
ment conssicréau  fondateur  du  repos -y 
c'est  ainsi  que  Constantin  fut  appelé. 
Les  arts,  à  cette  époque,  étaient  déjà 
dans  la  décadence,  et  l'on  dépouillait 
le  passé  pour  honorer  de  nouveaux  ex- 
ploits. Ces  portes  triomphales  qu'on 
voit  encore  à  Rome  perpétuaient,  au- 
tant que  les  hommes  le  peuvent,  les 
honneurs  rendus  à  la  gloire.  Il  y  avait 
sur  leurs  sommets  une  place  destinée 
aux  joueurs  de  flûte  et  de  trompette, 
pour  que  le  vainqueur,  en  passant, 
fût  enivré  tout  à  la  fois  par  la  musique 
et  par  la  louange,  et  goûtât  dans  un 
même  moment  toutes  les  émotions  les 
plus  exaltées. 

En  face  de  ces  arcs  de  triomphe 
sont  les  ruines  du  temple  de  la  Paix 
Mti  par  Vespasien  ;  il  était  tellement 
orné  de  bronze  et  d'or  dans  l'intérieur, 
que  lorsqu'un  incendie  le  consuma,  des 


CORINNE  OU   l'iTALIE.       îgl 

laves  de  métaux  brûlans  en  découlèrent 
jusques  dans  le  Forum.  Enfin,  le  Coli- 
sée,  la  plus  belle  ruine  de  Rome,  ter- 
mine la  noble  enceinte  où  comparait 
toute  l'histoire.    Ce  superbe  édifice, 
dont  les  pierres  seules  dépouillées  de 
l'or  et  des  marbres  subsistent  encore, 
servit  d'arène  aux  gladiateurs  combat- 
tant contre  les  bêtes  féroces.  C'est  ainsi 
qu'on  amusait  et  trompait  le  peuple 
romain  par  des  émotions  fortes,  alors 
q  ue  les  sentimens  naturels  ne  pouvaient 
plus  avoir  d'essor.  L'on  entrait  par  deux 
portes  dans  le  Colisée,  l'une  qui  était 
consacrée  aux  vainqueurs,  l'autre  par 
laquelle  on  emportait  les  morts,   (tf) 
Singulier  mépris  pour  l'espèce  humaine; 
que  de  destiner  d'avance  la  mort  ou  la 
vie  de  l'hcHnme  au  simple  passe-temps 
d'un  spectacle  !  Titus,  le  meilleur  des 
empereurs,  dédia  ce  Colisée  au  peuple 
romain  ;  et  ces  admirables  ruines  por- 
- -- ' —"-^"-—-^  •  ■ 

(a)  San  avirana,  san  dapilaria. 


192       CORINNE  OU    L  ITALIE. 

tent  avec  elles  un  beau  caractère  de 
magnificence  et  de  génie,  qu'on  est 
tenté  de  se  faire  illusion  sur  la  véritable 
grandeur,  et  d'accorder  aux  chefs- 
d'œuvre  de  l'art  l'admiration  qui  n'est 
due  qu'aux  mon umens  consacrés  à  des 
institutions  généreuses. 

Osvvald  ne  se  laissait  point  aller  à 
l'admiration  qu'éprouvait  Corinne;  en 
contemplant  ces  quatre  galeries,  ces 
quatre  édifices,  s'élevantiesuns  sur  les 
autres,  ce  mélange  de  pompe  et  de  vé- 
tusté, qui  tout  à  la  fois  inspire  le  res- 
pect et  l'attendrissement,  il  ne  voyait 
dans  ces  lieux  que  le  luxe  du  maître  et 
le  sang  des  esclaves,  et  se  sentait  pré- 
venu contre  les  beaux  arts,  qui  ne  s'in- 
quiètent point  du  but,   et  prodiguent 
leurs  dons  à  quelqu'objet  qu'on  les  des- 
tine.     Corinne  essayait  de  combattre 
cette   disposition.^ — Ne  portea  point, 
dit-elle  à  lord  Nelvil,  la  rigueur  de  vos 
principes  de  morale  et  de  justice  dans 
la  contemplation  des  monumens  dlta- 


CORINNE  OU   l'iTALIE.         193 

lie;  iîs  rappellent  pour  la  plupart,  je 
vous  l'ai  dit,  plutôt  la  splendeur,  l'élé- 
gance et  le  goût  des  formes  antiques, 
que  l'époque  glorieuse  de  la  vertu  ro- 
maine. Mais  ne  trouvez-vous  pas  quel- 
ques traces  de  la  grandeur  morale  des 
premiers  temps  dans  le  luxe  gigantesque 
des  monumens  qui  leur  ont  succédé?  La 
dégradation mêmede  ce  peuple  romain 
est  imposante  encore;  son  deuil  de  la  li- 
berté couvre  le  monde  de  merveilles, 
et  le  génie  des  beautés  idéales  cherche 
à  consoler  l'homme  de  la  dignité  réelle 
et  vraie  qu'il  a  perdue.  Voyez  ces  bains 
immenses  ouverts  à  tous  ceux  qui  vou- 
laient en  goûter  les  voluptés  orientales; 
C€S  cirques  destinés  aux  éléphans  qiii 
venaient  combattre  avec  les  tigres;  ces 
aqueducs  qtii  faisaient  tout  à  coup  un 
lac  de  ces  arènes,  où  des  galères  lut- 
taient à  leur  tour;  ces  crocodiles  qui 
paraissaient  à  la  place,  où  des  lions  na- 
guères  s'étaient  montrés  ;  voilà  quel  fut 
le  luxe  des  Romains,  quand  ils  pk- 
Tome  1.  I 


194       CORINNE  OU  l'iTALIE. 

cèrent  dans  le  luxe  leur  orgueil  !  Ces 
obélisques  amenés  d'Egypte,  et  déro- 
bés aux  ombres  africaines,  pour  venir 
décorer  les  sépulcres  desRomains;  cette 
population  de  statues  qui  existait  autre- 
fois dans  Rome,  ne  peut  être  considé- 
rée comme  linutile  et  fastueuse  pompe 
des  despotes  de  lAsie  ;  c  est  le  génie  ro- 
main, vainqueur  du  monde,  que  les 
arts  ont  revêtu  d'une  forme  extérieure. 
Il  y  a  de  la  féerie  dans  cette  magnifi- 
cence, et  sa  splendeur  poétique  fait 
oublier  et  son  origine  et  son  but. — 

L'éloquence  de  Corinne  excitait 
l'admiration  d'Os  waW,  sans  le  convain- 
cre; il  cherchait  partout  un  sentiment 
moral,  et  toute  la  magie  des  arts  ne 
pouvait  jamais  lui  suffire.  Alors  Co- 
rinne se  rappela  que,  dans  cette  même 
arène,  les  Chrétiens  persécutés  étaient 
morts  victimes  de  leur  persévérance;  et 
montrant  à  lord  Nelvil  les  autels  élevés 
en  l'honneur  de  leurs  cendres,  et  cette 
route  de  la  croix  que  suivent  les  péni- 
tens  au  pied  des  plus  magnifiques  débris 


CORINNE  ou   l'iTALIE.       1^5 

de  la  grandeur  mondaine,  elle  lui  de- 
manda si  cette  poussière  des  martyrs 
ne  disait  rien  à  son  cœur.  —  Oui, 
s'écria-t-il,  j'admire  profondément  cette 
puissance  de  lame  et  de  la  volonté 
contre  les  douleurs  et  la  mort:  un  sacri- 
fice, quel  qu'il  soit,  est  plus  beau,  plus 
difficile,  que  tous  les  élans  de  l'ame  et 
de  la  pensée.  L'imagination  exaltée  peut 
produire  les  miracles  du  génie;  mais 
ce  n'est  qu'en  se  dévouant  à  son  opi- 
nion, ou  à  SCS  sentimens,  qu'on  est 
Vraiment  vertueux  :  c'est  alors  seule- 
ment qu'une  puissance  céleste  sub- 
jugue en  nous  l'homme  mortel. — Ces 
paroles  nobles  et  pures  troublèrent  ce- 
pendantCorinne;  elle  regarda  lord  Nel- 
vil,  puis  elle  baissa  les  yeux  ;  et  bien 
qu'en  ce  moment  il  prît  sa  main  et  là 
serrât  contre  son  cœur,  elle  frémit  de 
l'idée  qu'un  tel  homme  pouvait  immo- 
ler les  autres  et  lui-même,  au  cultç 
d'opinions,  de  principes  ou  de  devoirs 
dont  il  aurait  fait  choix. 

i2 


196       CORINNE  OU    l'iTALIE. 


k^  .*N^.^>,^.^<W 


CHAPITRE  V. 


XJLpRÈslacourseduCapitoleetduFo- 
rum,  Corinne  et  lord  Nelvil  employè- 
rent deux  jours  à  parcourir  les  sept  col- 
lines. Les  Romains  d'autrefois  faisaient 
une  fête  en  l'honneur  des  sept  collines  : 
c'est  une  des  beautés  originales  de 
Rome,  que  ces  monts  enfermés  dans 
son  enceinte;  et  l'on  conçoit  sans  peine 
commentramour  de  la  patrie  se  plaisait 
à  célébrer  cette  singularité. 

Oswald  et  Corinne,  ayant  vu  la  veille 
le  mont  Capitolin,  recommencèrent 
leurs  courses  par  le  mont  Palatin.  Le 
palais  des  Césars,  appelé  le  palais  d'or, 
l'occupait  tout  entier.  Ce  mont  n'offre 
à  présent  que  les  débris  de  ce  palais. 
Auguste,  Tibère,  Caligula  et  Néron, 
en  ont  bâti  les  quatre  côtés,  et  des  picr- 


coRiNNii  ou  l'italie.  197 
res,  recouvertes  par  des  plantes  fé- 
condes, sont  tout  ce  qu'il  en  reste  au- 
jourd'hui :  la  nature  y  a  repris  son  em- 
pire sur  les  travaux  des  hommes,  et  la 
beauté  des  fleurs  console  de  la  ruine 
des  palais.  Le  luxe,  du  temps  des  rois 
et  delà  république,  consistait  seulement 
dans  les  édifices  publics;  les  maisons 
des  particuliers  étaient  très-petites  et 
très-simples.  Cicéron,  Hortensius,  les 
Gracques,  habitaient  sur  ce  mont  Pa- 
latin, qui  suffit  à  peine,  lors  de  la  dé- 
cadence de  Rome,  à  la  demeure  d'un 
seul  homme.  Dans  les  derniers  siècles, 
la  nation  ne  fut  plus  qu'une  foule  ano- 
nyme, désignée  seulement  par  l'ère  de 
son  maître  :  on  cherche  en  vain  dans  ces 
lieux  les  deux  lauriers  plantés  devant  la 
porte  d'Auguste,  le  laurier  delaguerre, 
et  celui  des  beaux  arts  cultivés  par  la 
paix;  tous  les  deux  ont  disparu. 

Il  reste  encore  sur  le  mont  Palatin 
quelques  chambres  des  bains  de  Livie  ; 
l'on  y  montre  la  place  des  pierres  pré- 

I  3 


IPB        CORINNE    OU   l'iTALIE. 

cieuscs  qu'on  prodiguait  alors  aux  pla- 
fonds, comme  un  ornement  ordinaire; 
et  l'on  y  voit  des  peintures  dont  les  cou- 
leurssontencoreparfaitemcntintacles; 
la  fragilité  même  des  couleurs  ajoute  a 
l'étonnement  de  les  voir  conservées,  et 
rapproche  de  nousles  temps  passés.  S'il 
est  vrai  que  Livie  abrégea  les  jours 
d'Auguste,  ccst  dans  l'une  de  ces 
chambres  que  fut  conçu  cet  attentat; 
et  les  regards  du  souverain  du  monde, 
trahidanssesafiectionslesplusintimes, 
se  sont  peut-être  arrêtés  sur  lun  de  ces 
tableaux  dont  les  élégantes  fleurs  sub- 
sistent encore.  Que  pensa-t-il,  dans 
sa  vieillesse,  de  la  vie  et  de  ses  pom- 
pes? Se  rappeîa-t41  ses  proscriptions 
ou  sa  gloire?  craignit-il,  espéra-t-ilun 
monde  à  venir?  et  la  dernière  pensée 
qui  révèle  tout  à  l'homme,  la  dernière 
pensée  d'un  maître  de  l'univers  erre? 
t-elle  encore  sous  ces  voûtes?  (^^^ 

Le  mont  Aventin  offre  plus  qu'au- 
cun autreles  traces  des  premiers  temps 


CORINNE    OU  l'iTALIE.        199 

de  l'histoire  romaine.  Précisément  en 
face  du  palais  construit  par  Tibère  on 
voit  les  débris  du  temple  de  la  Liberté, 
bâti  par  le  père  des  Gracques.   Au  pied 
du   mont  Aventin'  était  le  temple  dé- 
dié à  la  Fortune  virile  par  Servius 
Tullius,   pour  remercier  les  dieux  de 
ce  qu'étant  né  esclave,  il  était  devenu 
»oi.   Hors  des  murs  de  Rome  on  trouve 
aussi  les  débris  d'un  temple  qui  fut 
consacré  à  la  Fortune  des  femmes, 
lorsque  Véturie  arrêta  Coriolan.  Vis- 
àrvis  du  mont  Aventin  est  le  mont  Ja- 
tiicule,  sur  lequel  Porsenna  plaça  son 
armée.  C'est  en  face  de  ce  mont  qu'Ho- 
ratius  Coclès  fit  couper  derrière  lui  le 
pont  qui  conduisait  à  Rome.    Les  fon- 
demens  de  ce  pont  subsistent  encore  ; 
il  y  a  sur  les  bords  dufleuve  un  arc  de 
triomphe  bâti  en  briques,  aussi  simple 
que  l'action  qu'il  rappelle  était  grande. 
Cet  arc  fut  élevé,  dit-on,  en  l'honneur 
d'Horatius  Coclès.  Au  milieu  du  Tibre 
on  aperçoit  une  île  formée  des  gerbes 

i4 


'200         CORINNE    OU    L^ITALIE. 

de  blé  recueillies  dans  les  champs  de 
Tarquin,  et  qui  furent  pendant  long- 
temps ex  posées  sur  le  fleuve,  parce  que 
le  peuple  romaift  j;ie  voulait  point  les 
prendre,  croyant,  qi^'uQ  mauvais  sort 
y  était  attaché.  On  ^urfiiit  de  la  peine, 
de  nos  jours,  à  faire  ,  tombev  syr  des 
richesses  quelconques  des  maj^diqtipns 
assez  eiEcaces  pour  que  personne  ne 
consentit  à  s'en  emparer.    ...   ,jj 

C'est  sur  le  mont  Aventin  que  furent 
placés  les  temples  delà  Pudeur  Patri- 
cienne et  de  la  Pudeur  Plébéienne.  Au 
pied  de  ce  mont  on  voit  le  temple  de 
Vesta,  qui  subsiste  encore  presque  en 
entier,  quoique  .les  inondations  du 
Tibre laicnlsouvent menacé  (a).  Non 
loin  de  là  sont  les  débris  d'une  prison 
pour  dettes,  oi^i  se  passa,  dit-on,  le 
beau  trait  de  piété  filiale  généralement 
connu.    C'est  aussi  dans  ce  même  lieu 


(a)  Viilimus  flavitm  Tiberim,  etc. 


CORINNE  OU   l'iTALIE.        £01 

que  Clélie  et  ses  compagnes,  prison- 
nières de  Porsenna,  traversèrent  le 
Tibre  pour  venir  rejoindre  les  Ro- 
mains. Ce  mont  Aventin  repose  lame 
de  tous  les  souvenirs  pénibles  que  rap- 
pellent les  autres  collines,  et  son  as- 
pect est  beau  comme  les  souvenirs  qu'il 
retrace.  On  avait  donné  le  nom  de  belle 
ïïve^pulchrum  lit  tus)  au  bord  du  fleuve 
qui  est  au  pied  de  cette  colline.  C'est  là 
que  se  promenaient  les  orateurs  de 
Rome  en  sortant  du  Forum  ;  c'est  là  que 
César  et  Pompée  se  rencontraient 
comme  de  simples  citoyens,  et  qu'ils 
cherchaient  à  captiver  Cicéron,  dont 
l'indépendante  éloquence  leur  impor- 
tait plus  alors  que  la  puissance  même 
de  leurs  armées. 

La  poésie  vient  encore  embellir  ce 
séjour.  Virgile  a  placé  sur  le  mont 
Aventin  la  caverne  de  Cacus  ;  et  les 
Romains,  si  grands  par  leur  histoire, 
le  sont  encore  par  les  fictions  héroïques 
dont  les  potites  ont  orné  leur  origine 

I  5 


202       CORINNE    OU   l'iTALIÊ. 

fabuleuse.  Enfin,  en  revenant  du  mont 
Aventin,  on  aperçoit  la  maison  de  Ni- 
colas Rienzi,  qui  essaya  vainement  de 
faire  revivre  les  temps  anciens  dans 
les  temps  modernes  ;  et  ce  souvenir, 
tout  faible  qu'il  est  à  côte  des  autres, 
fait  encore  penser  long-temps.  Le  mont 
Cœliusest  remarquable  parce  qu'on  y 
voit  les  débris  du  camp  des  prétoriens 
et  de  celui  des  soldats  étrangers.  On  a 
trouvé  cette  inscription  dans  les  ruines 
de  l'édifice  construit  pour  recevoir  ces 
soldats  :  An  génie  saint  des  camps 
étrangers.  Saint,  en  effet,  pour  ceux 
dontil  maintenait  la  puissance  !  Ce  qui 
reste  de  ces  antiques  casernes  fait  juger 
qu'elles  étaientbâties  à  la  manière  des 
cloîtres,  ou  plutôt  que  les  cloîtres  ont 
été  bâtis  sur  leur  modèle. 

Le  mont  Esquilin  était  appelé  le 
mont  des  Poètes,  parce  que  IMécène 
ayant  son  palais  sur  celte  colline,  Ho- 
race, Properce  et  Tibulle  y  avaient 
aussi  leur  habitation.    Non  loin  de  là 


CORINNE    OU   l'iTALIE.        203 

sont  les  ruines  des  Thermes  de  Titus 
et  de  Trajan.   On  croit  que  Raphaël 
prit  le  modèle  de  ses  arabesques  dans 
les  peintures  à  fresque  des  Thermes  de 
Titus.  C'est  aussi  là  qu'on  a  découvert 
le  groupe  de  Laocoon.     La  fraîcheur 
de   l'eau   donne  un  tel  sentiment  de 
plaisir  dans  les  pays  chauds,  qu'on  se 
plaisait  à  réunir  toutes  les  pompes  du^ 
luxe  et  toutes  les  jouissances  de  l'ima- 
gination dans  les  lieux  où  Ton  se  bai- 
gnait.    Les  Romains  y  faisaient  ex- 
poser les  chefs-d'œuvre  de  la  pein- 
ture et  de  la  sculpture.    C'était  à  la 
clarté  des  lampes  qu'ils  les  considé- 
raient ;  car  il  paraîtj  par  la  construc- 
tion de  ces  bâtimens,   que   le  jour  n'y 
pénétrait  jamais,  et  qu'on  voulait  ainsi 
se  préserver  de  ces  rayons  du  soleil  si: 
poignans  dans  le  midi  :  c'est  sans  doute 
à  cause  de  la  sensation  qu'ils  produi- 
sent, que  les  anciens  les  ont  appelés 
les  dards  d'Apollon.  On  pourrait  croire, 
en  observant  les  précautions  extrêmea- 

1  6 


^04       CORINNE  OU   l'iTALIE. 

prises  par  les  anciens  contre  la  cha^ 
leur,  que  le  climat  était  alors  plus  brû^ 
lant  encore  que  de  nos  jours.  C'est  dans 
les  Thermes  de  Caracalla  qu'étaient 
placés  l'Hercule  de  Favnèse,  la  Flore 
et  le  groupe  de  Dircé.  Près  d'Ostie, 
l'on  a  trouvé  dans  les  bains  de  Néron 
l'Apollon  du  Belvédère.  Peut-on  con^ 
cevoir  qu'en  regardant  cette  noble  fi- 
gure Néron  n'ait  pas  senti  quelques 
mouvemens  généreux  !. 

Les  Thermes  et  les  Cirques  sont  les 
seuls  genres  d'édifices  consacrés  aux 
amusemens  publics  dont  il  reste  des 
traces  à  Rome.  Il  n'y  a  point  d'autre 
théâtre  que  celui  de  Marcellus  dont  les 
ruines  subsistent  encore.  Pline  raconte  - 
que  l'on  a  vu  trois  cent  soixante  co- 
lonnes de  marbre  et  trois  mille  sta- 
tues dans  un  théâtre  qui  ne  devait  du- 
rer que  peu  de  jours.  Tantôt  les  Ro- 
mains élevaient  des  bâtimens  si  solides, 
qu'ils  résistaient  aux  tremblemens  de 
terre  ;  tantôt  ils  se  plaisaient  à  consa- 


CORINNE    OU   L'ITALIE.       205 

crer  des  travaux  immenses  à  des  édi- 
fices  qu'ils    détruisaient   eux-mêmes 
quand  les  fêtes  étaient  finies  :    ils  se 
jouaient  ainsi  du  temps  sous  toutes  les 
formes.   Les  Romains,  d'ailleurs,  n'a- 
vaient pas,  comme  les  Grecs,  la  pas- 
sion des  représentations  dramatiques; 
les  beaux  arts  ne  fleurirent  à  Rome  que 
par  les  ouvrages  et  les  artistes  de  la 
Grèce,  et  la  grandeur  romaine  s'expri- 
mait plutôt  par  la  magnificence  colos- 
sale de  l'architecture,  que  par  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'imaginatioli.    Ce  luxe  gi- 
gantesque, ces  merveilles  de  la  richesse 
ont  un  grand  caractère  de  dignité  :  ce 
n'était  plus   de   la  liberté,  mais  c'était 
toujours  de  la  puissance.   Les  monu- 
mens  consacrés  aux  bains  publics  s'ap- 
pelaient des  provinces;  on  y  réunissait 
les  diverses  productions,  et  les  divers 
établissemens  qui  peuvent  se   trouver 
dans  un  pays  tout  entier.  Le  Cirque 
(appelé  Circus  rnaximus)^  dont  on  voit 
encore  les  débris,  touchait  de  si  près 


206    CORINNE  otî  l'itaeie. 

au  palais  des  Césars,  que  Néron,  des 
fenêtres  de  son  palais,  pouvait  donner 
le  signal  des  jeux.  Le  Cirque  était  assez 
grand  pour  contenir  trois  cent  mille 
personnes.  La  nation  presque  tout  en- 
tière était  amusée  dans  le  même  mo- 
ment; ces  fêtés  immenses  pouvaient 
être  considérées  comme  une  sorte 
d'institution  populaire  qui  réunissait 
tous  les  hommes  pour  le  plaisir,  comme 
autrefois  ils  se  réunissaient  pour  la 
gloire. 

Le  mont  Quirinal  et  le  montViminal 
se  tiennent  de  si  prèsj  qu'il  est  difficile 
de  les  distinguer  :  c'était  là  qu'existait 
Fa  maison^  de  Salluste  et  de  Pompée  ; 
c'est  aussi  là  que  le  pape  a  maintenant 
fixé  son  séjour.  On  ne  peut  faire  un  pas 
dans  Rome  sans  rapprocher  le  présent 
avec  le  passé,  et  les  ditférens  passés 
entreeux.  Mais  on  apprend àse  calmer 
sur  les  événemens  de  son  temps,  en 
voyant  l'éternelle  mobilité  de  l'histoire 
des  hommes;  et  l'on  a  comme  mie  sorte 


COÏIINNE  OU    L  ITALIE.        207 

de  honte  de  s'agiter,  en  présence  de 
tant  de  siècles,  qui  tous  ont  renversé 
l'ouvrage  de  leurs  prédécesseurs. 

A  côté  des  sept  collines,  ou  sur  leur 
penchant  ou  sur  leur  sommet,  on  voit 
s'élever  une  multitude  de  clochers,  des 
obélisques,  la  colonne  Trajane,  la  co- 
lonne AntOnine,  latour  de  Conti,  d'où 
l'on  prétend  que  Néron  contempla  l'in- 
cendie deRome,  et  la  coupole  de  Saint- 
Pierre,  qui  domine  encore  sur  tout  ce 
qui  domine.  Il  semble  que  l'air  est  peu- 
plé par  tous  ces  monumens  qui  se  pro- 
longent vers  le  ciel,  et  qu'une  ville 
aérienne  plane  avec  majesté  sur  la  ville 
de  la  terre. 

En  rentrant  dans  Rome,  Corinne 
fit  passer  Oswald  sous  le  portique 
d'Octavie,  de  cette  femme  qui  a  si  bien 
aimé  et  tant  souffert;  puis  ils  traver- 
sèrent la  Route  Scélérate,  par  laquelle 
l'infâme  TuUie  a  passé,  foulant  le  corps 
de  son  père  sous  les  pieds  de  ses  che- 
vaux; on  voit  de  loin  le  temple  élevé  par 


208     CORINNE  OU  l'italie. 

Agrippine  en  rhonneiar  de  Claude, 
qu'elle  a  fait  empoisonner  ;  et  l'on  passe 
enfin  devant  le  tombeau  d'Auguste, 
dont  l'enceinte  intérieure  sert  aujour- 
d'hui d'arène  aux  combats  des  animaux. 
—  Je  vous  ai  fait  parcourir  bien  ra- 
pidement, dit  Corinne  à  lord  Nelvil, 
quelques  traces  de  l'histoire  antique  ; 
mais  vous  comprendrez  le  plaisir  qu'on 
peut  trouver  dans  ces  recherches,  à  la 
fois  savantes  et  poétiques,  qui  parlent 
à  l'imagination  comme  à  la  pensée.  Il  y 
a  dans  Rome  beaucoup  d'hommes  dis- 
tingués dont  la  seule  occupation  est  de 
découvrir  un  nouveau  rapport  entre 
l'histoire  ctles  ruines. — Jenesaispoint 
d'étude  qui  captivât  davantage  mon 
intérêt,  reprit  lord  Nclvil,  si  je  me 
sentais  assez  de  calme  pour  m  y  livrer  : 
ce  genre  d'érudition  est  bien  plus  animé 
que  celle  qui  s'acquiert  par  les  livres  : 
on  dirait  que  Ton  fait  revivre  ce  qu'on 
découvre,  et  que  le  passé  reparaît  sous 
la   poussière  qui  la  enseveli. — Sans 


CORINNE  ou  l'iTALIE.      209 

doute,  dit  Corinne,  et  ce  n'est  pas  un 
vain  préjugé  que  cette  passion  pour  les 
temps  antiques.  Nous  vivons  dans  un 
siècle  où  l'intérêt  personnel  semble  le 
seul  principe  de  toutes  les  actions  des 
hommes;  et  quelle  sympathie,  quelle 
émotion,  quel  enthousiasme  pourrak 
jamais  résulter  de  l'intérêt  personnel  ! 
Il  est  plus  doux  de  rêver  à  ces  jours  de 
dévouement,  desacrifice  et  d'héroïsme 
qui  pourtantont  existé,  et  dont  la  terre 
porte  encore  les  honorables  traces. — 


210      CORINNE  OU    l'itALIE. 


CHAPITRE  Iir. 


V^oRiNNE  se  flattait  en  secret  d'avoir 
captivé  lecœurd'Osvvald  :  maiscommo 
elle  connaissaitsa  réserve  et  sa  sévérité,, 
elle  n'avait  point  osé  hii  montrer  tout 
i^intérét  qu'il  lui  inspirait,  quoiqu'elle 
fut  disposée,  par  caractère,  à  ne  poii>t 
tacher  ce  qu'elle  éprouvait.  Peut-être 
aussi  croyait-elle  que,  même  en  se  par- 
lant sur  des  sujets  étrangers  à  leur  sen- 
timent, leur  voix  avait  un  accent  qui 
trahissait  leur  affection  mutuelle,  et 
qu'un  aveu  secret  d'amour  était  peint 
dans  leurs  regards  et  dans  ce  langage 
mélancolique  et  voilé  qui  pénètre  sl 
profondément  dans  l'ame. 

Un  matin,  lorsque  Corinne  se  pré- 
parait à  continuer  ses  courses  avec  Os- 
wald,  elle  reçut  un  billet  de  lui,  près- 


CORINNE   OU  l'iTALIE.        211' 

que  cérémonieux,  qui  lui  annonçait  que 
le  mauvais  état  de  sa  santé  le  retenait 
chez  lui  pour  quelques  jours.  Une  in- 
quiétude douloureuse  serra  le  cœur  de 
Corinne  :  d'abord  elle  craignit  qu'il  ne 
fut  dangereusement  malade  ;  mais  le 
comte  d'Erfeuil,  qu'elle  vit  le  soir,  lui 
dit  que  c'était  un  de  ces  accès  de  mé- 
lancolie auxquels  il  était  très-sujet,  et 
pendant  lesquels  il  ne  voulait  parler  à 
personne.  — Moi-même,  dit  alors  le 
comte  d'Erfeuil,  quand  il  est  comme 
cela,  je  ne  le  vois  pas. — Ce  moi-même 
déplaisait  assez  à  Corinne,  mais  elle  se 
sarda  bien  de  le  témoigner  au  seul 
homme  qui  pût  lui  donner  des  nou- 
velles de  lord  Nelvil.  Elle  l'interrogea, 
se  flattant  qu'un  homme  aussi  léger,, 
du  moi-ns  en  apparence,  lui  dirait  tout 
ce  qu'il  savait.  Mais  tout  à  coup,  soit 
qu'il  voulût  cacher  par  un  air  de  mys- 
tère qu'Oswald  ne  lui  avait  rien  confié, 
soit  qu'il  crût  plus  honorable  de  refuser 
ce  qu'on  lui  demandait  que  de  l'accor- 


212         CORINNE  OU   l'iTALIE. 

der,  ilopposaun  silence  imperturbable 
à  1  ardente  curiosité  de  Corinne.  Elle, 
qui  avait  toujours  eu  de  l'ascendant 
sur  tous  ceux  à  qui  elle  avait  parlé, 
ne  pouvait  comprendre  pourquoi  ses 
moyens  de  persuasion  étaient  sans  effet 
sur  le  comte  d'Erfeuil  ^  ne  savait-elle 
pas  que  lamour-propre  est  ce  quHy  a 
au  monde  de  plus  inflexible  ? 

Quelle  ressource  restait-il  donc  àCo- 
rinne  pour  savoircequisepassaitdans 
le  cœur  d'Oswald  l  lui  écrire  ?  Tant  de. 
mesure  est  nécessaire  en  écrivant  !  et 
Corinne  était  surtout  aimable  par  la- 
bandon  et  le  naturel.  Trois  jours  s'é- 
coulèrent, pendant  lesquels  elle  ne  vit 
pointlordNelvil,  et  fut  tourmentée  par 
une  agitation  mortelle. — Qu'ai-je  donc 
fait,  se  disait-elle,  pour  le  détacher  de 
moi  ?  je  ne  lui  ai  point  dit  que  je  l'ai- 
mais, je  n'ai  point  eu  ce  tort  siterrible 
en  Angleterre,  et  si  pardonnable  en 
Italie.  L'a-t-il  deviné  ?  Mais  pourquoi 
m'en  estimerait-il  moins  ?  —  Oswald 


CORINNE  ou   l'iTALIE.  213 

ne  s'était  éloigné  de  Corinne  que  parce 
q^u'il  se  sentait  trop  vivement  entraîne 
par  son  charme.  Bien  qu'il  n'eût  pas 
donné  sa  parole  d'épouser  Lucile  Ed- 
germond,  il  savait  que  l'mtention  de 
son  père  avait  été  de  la  lui  donner  pour 
femme,  et  il  désirait  de  s'y  conformer. 
Enfui  Corinne  n"était  point  connue 
sous  son  véritable  nom,  et  menait, 
depuis  plusieurs  années,  une  vie  beau- 
coup trop  indépendante  ;  un  tel  ma- 
riage n  eût  point  obtenu  (lord  Nelville 
croyait)  lapprobation  de  son  père,  et 
il  sentait  bien  que  ce  n'était  pas  ainsi 
qu'il  pouvait  expier  ses  torts  enverslui. 
Voilà  quels  étaient  ses  motifs  pour 
s'éloigner  de  Corinne.  Il  avait  formé  le 
projet  de  lui  écrire  en  quittant  Rome, 
ce  qui  le  condamnait  à  cette  résolution; 
mais  comme  il  ne  s'en  sentait  pas  la 
force,  il  se  bornait  à  ne  pas  aller  chez 
elle,  et  ce  sacrifice,  toutefois,  lui  parut 
<lès  le  second  jour,  trop  pénible. 
Corùine  étaitfrappée  de  l'idée  qu'elle 


^14       CORINNE  OU    l'iTALIE. 

ne  reverrait  plus  Oswald,  qu'il  s'en 
irait  sans  lui  dire  adieu.  Elle  s'atten- 
dait à  chaque  instant  à  recevoir  la 
nouvelle  de  son  départ  ;  et  cette  crainte 
exaltait  tellement  son  sentiment,  qu'elle 
se  sentit  saisie  tout  à  coup  par  la  pas- 
sion, par  cette  griffe  de  vautour  sous 
laquelle  le  bonheur  et  l'indéi^endance 
succombent.  Ne  pouvant  rester  dans 
sa  maison,  où  lord  Nelvil  ne  venait 
pas,  elle  errait  quelquefois  dans  les 
jardins  de  Rome,  espérant  le  rencon- 
trer. Elle  supportait  mieux  les  heures 
pendant  lesquelles  se  promenant  au 
hasard,  elle  avait  une  chance  quelcon- 
que de  l'apercevoir.  L'imagination  ar- 
dente de  Corinne  était  la  source  de  son 
talent;  mais,  pour  son  malheur,  cette 
imagination  se  mêlait  à  sa  sensibilité 
naturelle,  et  la  lui  rendait  souvent 
très-douloureuse. 

Le  soir  du  quatrième  jour  de  cette 
«ruelle  absence  ilfaisïiit  un  beau  clair 
^clune,  et  Rome  estbien  belle  pendant 


CORINNE  OV   L^ITALIE.       215 

le  silence  de  la  nuit  :  il  semble  alors 
q-u'elle  n'est  habitée  que  par  ses  illus- 
tres ombres.  Corinne,  en  revenant  de 
chez  une  femme  de  ses  amies,  oppres- 
sée par  la  douleur,  descendit  de   sa 
voiture  et  se  reposa  quelques  instans 
près  de  la  fontaine  de  Trevi,  devant 
cette  source  abondante  qui  tombe  en 
cascade  au  milieu  de  Rome,  et  semble 
comme  la  vie  de  ce  tranquille  séjoun 
Lorsque  pendant  quelques  jours  cette 
«ascade  s'arrête,  on  dirait  que  Rome  est 
frappée  de  stupeur.  C'est  le  bruit  des 
voitures  que  l'on  a  besoin  d'entendre 
dans  les  autres  villes,  à  Rome  c'est  le 
murmure  de  cette  fontaine  immense' 
^ui  semble  comme  l'accompagnement 
nécessaire  à  l'existence  rêveuse  qu'on  y 
mène  :  l'image  de  Corinne  se  peignit 
dans  cette  onde  si  pure,   qu'elle  porte 
depuis  plusieurs  siècles  le  nom  de  Veau 
mrginale.  Oswald,  qui  s'était  arrêté 
dans  le  même  lieu  peu  de  momens" 
après,  aperçut  le  charmant  visage  de' 


21()       CORINNE  OU   l'iTALIE. 

son  amie  qui  se  répétait  dans  l'eau.  Il 
fut  saisi  d'une  émotion  tellement  vive 
qu'il  ne  savait  pas  d'abord  si  c'était  son 
imagination  qui  lui  faisait  apparaître 
Tombre  de  Corinne,  comme  tant  de  fois 
elle  lui  avait  montré  celle  de  son  père;  il 
se  pencha  vers  la  fontaine  pour  mieux 
voir,  et  ses  propres  traits  vinrent  alors 
se  réfléchir  à  côté  de  ceux  de  Corinne. 
Elle  le  reconnut,  fit  «n  cri,  s'élança 
v€rs  lui  rapidement  et  lui  saisit  le  bras, 
comme  si  elle  eût  craint  qu'il  ne  s  échap- 
pât de  nouveau  ;  mais  à  peine  se  fut- 
elle  livrée  à  ce  mouvement  trop  impé- 
tueux, qu'elle  rougit,  en  se  ressouve- 
nant du  caractère  de  lord  Nelvil, 
d'avoir  montré  si  vivement  ce  qu'elle 
éprouvait  ;  et  laissant  tomber  la  main 
qui  retenait  Oswald,  elle  se  couvrit  le 
visage  avec  l'autre  pour  cacher  ses 
pleurs. 

—  Corinne,  dit  Oswald,  chère  Co- 
rinne, mon  absence  vous  a  donc  rendue 
malheureuse  ! — Oh,  oui,  répondit-elle, 


C O R I N  NE '-^PÔ '£ ITÀ'tt k.      217 

et  VOUS  en  étiez  sûr!  Pourquoi  donc  me 
iaire  du  mal?  ai -je  mérité  de  souffrir 
par  vous! — Non,  s'écria  lord  Nelvil, 
non/  sans  doute.  Mais  si  je  ne  me  crois 
pas  libre,  si  je  sens  que  je  n'ai  dans  le 
cœur  que  des  orages  et  des  regrets, 
pourquoi  vous  associerais-je  à  cette 
tourmente  de  sentimens  et  de  craintes  ? 

Pourquoi — Il   n'est   plus  temps, 

interrompit  Corinne,  il  n'est  plus  temps, 
la  douleur  est  déjà  dans  mon  sein, 
ménagez-moi.  —  Vous,  de  la  dou- 
leur? reprit  Oswald;  est-ce  aii  milieu 
d'une  carrière  si  brillante,  de  tant  de 
succès,  avec  une  imagination  si  vive  ? 
— Arrêtez,  dit  Corinne,  vous  ne  me 
connaissez  pas  ;  de  toutes  mes  facultés 
la  plus  puissante  c'est  la  faculté  de 
souffrir.  Je  suis  née  pour  le  bonheur, 
mon  caractère  est  confiant,  mon  ima- 
gination est  animée;  mais  la  peine  ex- 
cite en  moi  je  ne  sais  quelle  impétuosité 
qui  peut  troubler  ma  raison  ou  me 
donner  la  mort.  Je  vous  le  répète  en- 
To7ne  ].  K 


218      CORINNE  ou  L'ITALIE. 

core,  ménagez-moi;  la  gaieté,  la  mo- 
bilité ne  me  servent  qu'en  apparence; 
mais  il  y  a  dans  mon  ame  des  abîmes 
de  tristesse  dont  je  ne  pouvais  me  dé- 
fendre qu'en  me  préservant  de  l'a- 
mour. 

Corinne  prononçaces  motsavec  une 
expression  qui  émut  vivement  Oswald. 
— ^Je  reviendrai  vous  voir  demain  ma- 
tin, reprit-il,  n'en  doutez  pas,  Corinne. 
— Me  le  jurez-vous?  dit-elle  avec  une 
inquiétude  qu'elle  s'efïorçaiten  vain  de 
cacher. — Oui,  je  le  jure,  s'écria  lord 
Nelvil;  et  il  disparut. 


LIVRE  V. 

LES  TOMBEAUX,  LES  EGLISES  ET  LES  PALAIS. 

CHAPITRE  PREMIER. 

J_^E  lendemain,  Oswald  et  Corinne 
furent  embarrassés  l'un  et  l'autre  en  se 
revoyant.  Corinne  n'avait  plus  de  con- 
fiance dans  l'amour  qu'elle  inspirait. 
Oswald  était  mécontent  de  lui-même  : 
il  se  connaissait  dans  le  Cai'actère  un 
genre  de  faiblesse  qui  l'irritait  quel- 
quefois contre  ses  propres  sentimens 
comme  contre  une  tyraimie  ;  et  tous 
les  deux  cherchèrent  à  ne  pas  se  parler 
de  leur  affection  mutuelle. — Je  vous 
propose  aujourd'hui,  dit  Corinne,  une 
course  assez  solennelle,  mais  qui  sûre- 
ment vous  intéressera  :  allons  voir  les 
tombeaux  ;  allons  voir  le  dernier  asile 

K  2 


220     CORINNE  OU  l'italie. 

de  ceux  qui  vécurent  parmi  les  monu- 
mens  dont  nous  avons  contemplé  les 
ruines. -^Oui,  répondit  Oswald,  vous 
avez  deviné  ce  qui  convient  à  la  dis- 
position actuelle  de  mon  ame  ;  et  il 
prononça  ces  mots  avec  un  accent  si 
douloureux,  que  Corinne  se  tut  quel- 
ques momens,  n'osant  pas  essayer  de 
lui  parler.  Mais  reprenant  courage  par 
le  désir  de  soulager  Oswald  de  ses 
peines,  ^n  l'intéressant  vivement  à 
tout  ce  qu'ils  voyaient  ensemble,  elle 
lui  dit; — Vous  le  savez,  mylord,  loin 
que  chez  les  anciens  l'aspect  des  tom- 
beaux découragcâtlesvivans,on  croyait 
inspirerune  émulation  nouvelle  en  pla- 
çant ces  tombeaux  sur  les  routes  pu- 
bliques, afin  que  retraçant  aux  jeunes 
gens  le  souvenir  des  hommes  illustres, 
ils  invitassent  silencieusement  à  les 
imiter. — Ah!  que  j'envie,  dit  Oswald 
en  soupirant,  tous  ceux  dont  les  re- 
grets ne  sont  pas  mêlés  à  des  remords  ! 
— Vous,  des  remords,  s'écria  Corinne, 


CORIXNE  OU    l'iTALIE.       221 

VOUS  !  Ah  î  je  suis  certaine  qu'ils  ne  sont 
en  vous  qu'une  vertu  de  plus,  un  scru- 
pule du  cœur,  une  délicatesse  exaltée. 
— Corinne,  Corinne,  n'approchez  pas 
de  ce  sujet,  interrompit  Oswald  :  dans 
votre  heureuse   contrée  les  sombres 
'pensées  disparaissent  à  la  clarté  des 
cieux;  mais  la  douleur  qui  a  creusé 
jusqu'au  fond  de  notre  ame  ébranle  à 
jamais  toute  notre  existence. — Vous 
me  jugez  mal,   répondit  Corinne  ;  je 
vous  l'ai  déjà  dit,  bien  qlie  mon  carac- 
tère soit  fait  pour  jouir  vivement  du 
bonheur,  je  souffrirais  plus  que  vous, 
si.... Elle  n'acheva  pas,  et  changea  de 
discours. — Mon   seul  désir,    mylord, 
continua-t-elle,  c'est  de  vous  distraire 
un  moment;  je  n'espère  rien  de  plus. 
— La  douceur  de  cette  réponse  toucha 
ïord  Nelvil  ;  et  voyant  une  ex  Tession 
de  mélancolie  dans  les  regards  de  Co- 
rinne naturellement  si  pleins  d'intérêt 
et  de  flamme,  il  se  reprocha  d'attrister 
une  personne  née  pour  les  impressions 

K  3 


5222       CORINNE  OL!    l'iTAIII. 

vives  et  douces,  et  s  efforça  de  l'y  rame- 
ner. Mais  l'inquiétude  qu'éprouvait  Co- 
rinne sur  les  projets  d'Oswald,  sur  la 
possibilité  de  son  départ,  troublait  en- 
tièrement sa  sérénité  accoutumée. 

Elle  conduisit  lord  Nelvil  hors  des 
portes  de  la  ville,  sur  les  anciennes 
traces  de  la  voie  Appienne.  Ces  traces 
sont  marquées,  au  milieu  de  la  cam- 
pagne de  Rome,  par  des  tombeaux  à 
droite  et  à  gauche  dont  les  ruines  se 
voient  à  perte  de  vue  à  plusieurs  milles 
en-delà  des  murs.  Les  Romains  ne 
souffraient  pas  qu'on  ensevelît  les 
morts  dans  l'intérieur  de  la  ville  ;  les 
tombeaux  seulsdesempereurs  y  étaient 
admis.  Cependant  un  simple  citoyen, 
nommé  Publias  Bibulus,  obtint  cette 
faveur,  en  récompense  de  ses  vertus 
obscures.  Les  contemporains,  en  effet, 
honorent  plus  volontiers  celles-là  que 
toutes  les  autres. 

On  passe,  pour  aller  à  la  voie  Ap- 
pienne, par  la  porte  St -Sébastien,  au- 


CORINNE  OU  l'italie.     223 

ti'efois  appelée  Capene.     Cicéron  dit 
qu'en  sortant  par  cette  porte,  les  tom- 
beaux qu'on  aperçoit  les  premiers  sont 
ceux  des  Mételius,  des  Scipions  et  des 
Servilius.  Le  tombeau  de  la  famille  des 
Scipions  a  été  trouvé  dans  ces  lieux 
mêmes,  et  transporté  depuis  au  Vati- 
can.    C'est  presqu'un  sacrilège  de  dé- 
placer les  cendres,  d'altérer  les  ruinea: 
l'imagination  tient  de  plus  près  qu'on 
ne  croit  à  la  morale  ;  il  ne  faut  pas 
l'offenser.     Parmi  tant  de  tombeaux 
qui  frappent  les  regards,  on  place  des 
noms  au  hasard,    sans  pouvoir   être 
assuré  de  ce  qu'on  suppose;  mais  cette 
incertitude  même  inspire  une  émotion 
qui  ne   permet  de  voir  avec  indiffé- 
rence aucun  de  ces  monumens.     Il  en 
est  dans  lesquels  des  maisons  de  paysans 
sont  pratiquées  ;  car  les  Romains  con- 
-  sacraient  un  grand  espace  et  des  édi- 
fices assez  vastes  à  l'urne  funéraire  de 
leurs  amis  ou  de  leurs  concitoyens  illus- 
tres. Ils  n'avaient  pas  cet  aride  principe 

K4 


224         CORINNE    OU  l'iTALJE. 

d'utilité  qui  fertilise  quelques  coins  de 
terre  de  plus,  en  frappant  de  stériiitcle 
vaste  domaine  du  sentiment  et  de  la 
pensée. 

On  voit,  à  quelque  distance  de  la 
voie  Appiennc,  un  temple  élevé  par 
la  république  A  l'Honneur  et  à  la  Vertu  ; 
un  autre  au  Dieu  qui  a  fait  retourner 
Annibal  sur  ses  pas  ;  la  fontaine  d'E- 
gerie,  où  Numa  allait  consulter  la  di- 
vinité des  hommes  de  bien,  la  cons- 
cience interrogée  dans  la  solitude.  Il 
semble  qu'autour  de  ces  tombeaux  les 
traces  seules  des  vertus  subsistent  en- 
core. Aucun  monument  des  siècles  du 
crime  ne  se  trouve  à  côté  des  lieux  où 
reposent  ces  illustres  morts;  ils  se  sont 
entourés  d'une  honorable  espace,  où 
les  plus  nobles  souvenirs  peuvent  ré- 
gner sans  être  troublés. 

L'aspect  de  la  campagne  autour  de 
Borne  a  quelque  chose  de  singulière- 
ment remarquable:  sans  doute  c'est  un 
désert,  car  il  n'y  a  point  d'arbres  ni 


CORINNE  OU  l'italie.      225 

d'habitations;  mais  la  terre  est  couverte 
de  plantes  naturelles  que  l'énergie  de 
la  végétation  renouvelle  sans  cesse.  Ces 
plantes  parasites  se  glissent  dans  les 
tombeaux,  décorent  les  ruines,  et  sem- 
blent là  seulement  pour  honorer  les 
morts.  On  dirait  que  l'orgueilleuse 
nature  a  repoussé  tous  les  travaux  de 
■  l'homme,  depuis  que  les  Cincinnatus 
ne  conduisent  plus  la  charrue  qui  sil- 
lonnait son  sein;  elle  produit  des  plan- 
tes au  hasard,  sans  permettre  que  les 
vivans  se  servent  de  sa  richesse.  Ces 
plaines  incultes  doivent  déplaire  aux 
agriculteurs,  aux  administrateurs,  à 
tous  ceux  qui  spéculent  sur  la  terre 
et  veulent  l'exploiter  pour  les  besoins 
de  l'homme  ;  mais  les  âmes  rêveuses, 
que  la  mort  occupe  autant  que  la  vie, 
se  plaisent  à  contempler  cette  campa- 
gne de  Rome  où  le  temps  présent  n'a 
imprimé  aucune  trace  ;  cette  terre  qui 
chérit  ses  morts,  et  les  couvre  avec 
amour  des  inutiles  fleurs,  des  inutiles 

k5 


226        CORINNE    OU  l'iTALIE. 

plantes  qui  se  traînent  sur  le  sol,  et  ne 
s'élèvent  jamais  assez  pour  se  séparer 
des  cendres  qu  elles  ont  l'air  de  ca- 
resser. 

Oswald  convint  que  dans  ce  lieu  Ton 
devait  goûter  plus  de  calme  que  par- 
tout ailleurs.  Lame  n'y  souffre  pas  au- 
tant par  les  images  que  la  douleur  lui 
représente;  il  semble  que  l'on  partage 
encore  avec  ceux  qui  ne  sont  plus  les 
charmes  de  cet  air,  de  ce  soleil  et  de 
cette  verdure.  Corinne  observa  l'im- 
pression que  recevait  lord  Nelvil,  et 
elle  en  conçut  quelque  espérance  :  elle 
ne  se  flattait  point  de  consoler  Oswald  ; 
elle  n'eût  pas  même  souhaité  d'effacer 
de  son  cœur  les  justes  regrets  qu'il  de- 
vait à  la  perte  de  son  père;  mais  il  y  a 
dans  le  sentiment  même  des  regrets 
quelque  chose  de  doux  et  d'harmonieux 
qu'il  faut  tâcher  de  faire  connaître  <\ 
ceux  qui  n'en  ont  encore  éprouvé  que 
les  amertumes,  c'est  le  seul  bien  qu'on 
puisse  leur  faire. 


CORINNE  OU  l'italie.  227 
—  Arrêtons-nous  ici,  dit  Corinne, 
en  face  de  ce  tombeau,  le  seul  qui  reste 
erK:ore  presqu'en  entier  ;  ce  n'est  point 
le  tombeau  d'un  Romain  célèbre,  c'est 
celui  de  Cécilia  Métella,  jeune  fille  à 
qui  son  père  a  fait  élever  ce  monu- 
ment.— Heureux,  dit  Oswald,  heu- 
reux lès  enfans  qui  meurent  dans  les 
bras  de  leur  père,  et  reçoivent  la  mort 
dans  le  sein  qui  leur  donna  la  vie,  la 
mort  elle-même  alors  perd  son  aiguillon 
pour  eux. — Oui,  dit  Corinne  avec  émo- 
tion, heureux  ceux  qui  ne  sont  pas 
orphelins.  Voyez,  on  a  sculpté  des 
armes  sur  ce  tombeau,  bien  que  ce 
soit  celui  d'une  femme  ;  mais  les  filles 
des  héros  peuvent  avoir  sur  leurs  tom- 
bes les  trophées  de  leur  père  :  c'est  une 
belle  union  que  celle  de  l'innocence  et 
de  la  valeur.  Il  y  a  une  élégie  de  Pro- 
perce qui  peint  mieux  qu'aucun  autre 
écrit  de  l'antiquité,  cette  dignité  des 
femmes  chez  les  Romains,  plus  impo- 
sante et  plus  pure  que  l'éclat  même 

k6 


228     CORINNE  ou  l'italie. 

dont  elles  jouissaient  pendant  le  temps 
de  la  chevalerie.  Cornélie,  morte  dans 
sa  jeunesse,  adresse  à  son  époux  les 
adieux  et  les  consolations  les  plus  tou- 
chantes, et  Ton  y  sent  presqu'à  chaque 
mot  tout  ce  qu'il  y  a  de  respectable 
et  de  sacré  dans  les  liens  de  famille.  Le 
noble  orgueil  d  une  vie  sans  tache  se 
peint  dans  cette  poésie  majestueuse  des 

.  Latins,  dans  cette  poésie  noble  et  sé- 
vère comme  les  maîtres  du  monde. 
Oui,  dit  Cornélie,  aucuiie  tache  ri  a 
souillé  ma  vie  depuis  l  hymen  Jusqu'au 
bûcher;  jai  %'écu  pure  entre  les  deux 

fiamheaux  (^^).  Quelle  admirable  ex- 
pression, s'écria  Corinne  \  quelle  image 
sublime  !  et  qu'il  est  digne  d'envie  le 
sort  de  la  femme  qui  peut  avoir  ainsi 
conservé  la  plus  parfaite  unité  dans  sa 
destinée,  et  n'emporte  au  tombeau 
qu'un  souvenir  !  c'est  assez  pour  une 
vie. — 

En  achevant  ces  mots,   les  yeux  de 
Corinne  se  remplirent  de  larmes;  un 


CORINNE  OU   l'iTALIE.      Q2^ 

sentiment  cruel,  un  soupçon   pénible 
s  emparaducœurd'Oswald.— Corinne, 
s  ecria-t-il,  Corinne,  votre  ame  délicate 
n'a-t-elle  rien  à  se  reprocher  ?  si  je  pou- 
vais disposer    de  moi,   si  je  pouvais 
m  offrir  à  vous,    n'aurais-je  point  de 
rivaux  dans  le  passé?  pourrais-je  être 
ticr  de  mon  choix?  une  jalousie  cruelle 
ne  troublerait-elle  pas  mon  bonheur? 
—  Je  suis  libre,  et  je  vousaime  comme 
je  n'ai  jamais  aimé,  répondit  Corinne, 
que  voulez-vous  de  plus  ?    Faut-il  me 
condamner  à  vous  avouer  qu'avant  de 
vous  avoir  connu,   mon   imagination 
a  pu   me  tromper  sur  l'intérêt  qu'on 
m'inspirait  !  Et  n'y  a-t-il  pas,  dans  le 
cœur  de  l'homme,  une  pitié  divine  pour 
les  erreurs  que  le  sentiment,  ou  du  moins 
l'illusion  du  sentiment,  aurait  fait  com- 
mettre ! — En  achevant  ces  mots,   une 
rougeur  modeste  couvrit  son   visage. 
Oswald  tressaillit,  mais  il  se  tut.  Il  y 
avait  dans  le  regard  de  Corinne  une 
expression  de  repenthr  et  de  timidité. 


t30         CORINNE   OU  l'iTALIE. 

qui  ne  lui  permit  pas  de  la  juger  avec 
rigueur,  et  il  lui  sembla  qu'un  rayon 
du  ciel  descendait  sur  elle  pour  l'ab- 
soudre. Il  prit  sa  main,  la  serra  contre 
son  cœur,  et  se  mit  à  genoux  devant 
elle  sans  rien  prononcer,  sans  rien  pro- 
mettre, mais  en  la  contemplant  avec 
un  regard  d'amour  qui  laissait  tout 
espérer. 

— Croyez-moi,  dit  Corinne  a  lord 
Nelvil,  ne  formons  point  de  plan  pour 
les  années  qui  suivront.  Les  plus  heu- 
reux momens  de  la  vie  sont  encore 
ceux  qu'un  hasard  bienfaisant  nous  ac- 
corde. Est-ce  donc  ici,  est-ce  donc  au 
milieu  des  tombeaux  qu'il  faut  tant 
croire  à  l'avenir  ? — Non,  s'écria  lord 
Nelvil,  non,  je  ne  crois  point  à  l'avenir 
qui  nous  séparerait  !  Ces  quatre  jours 
d'absence  m'ont  trop  bien  appris  que 
je  n'existais  plus  maintenant  que  par 
vous. — Corinne  ne  répondit  rien  à  ces 
douces  paroles,  mais  elle  les  recueillit 
religieusement  dans  son   cœur;  elle 


CORINNE  OU    L  ITALIE.        231 

craignait  toujours,  en  prolongeantl'en- 
tretien  sur  le  sentiment  qui  seul  roc- 
cupait,  d'exciter  Oswald à  déclarer  ses 
projets  avant  qu'une  plus  longue  ha- 
bitude lui  rendît  la  séparation  impos- 
sible. Souvent  même  elle  dirigeait  à 
dessein  son  attention  vers  lesobjets  ex- 
térieurs ;  comme  cette  sultane  des 
contes  arabes  qui  cherchait  à  captiver, 
par  mille  récits  divers,  l'intérêt  de  celui 
qu  elle  aimait,  afin  d'éloigner  la  déci- 
sion de  son  sort  jusqu'au  moment  où 
les  charmes  de  son  esprit  remportèrent 
la  victoire. 


232     CORINNE  OU  l'italie. 


CHAPITRE  II. 


-N  ON  loin  de  la  voie  Appienne,  Os- 
wald  et  Corinne  se  firent  montrer  les 
Columbarium  où  les  esclaves  sont  réu- 
nis à  leurs  maîtres,  où  l'on  voit  dans  un 
même  tombeau  tout  ce  qui  vécut  par 
la  protection  d'un  seul  homme  ou  d'une 
seule  femme.  Les  femmes  de  Livie,  par 
exemple,  celles  qui,  consacrées  jadis 
aux  soins  de  sa  beauté,  luttaient  pour 
elle  contre  le  terinps,  et  disputaient  aux 
années  quelques-uns  de  ses  charmes, 
sont  placées  à  côté  d'elle  dans  de  pe- 
tites urnes.  On  croit  voir  une  collection 
de  morts  obscurs  autour  d'un  mort  il- 
lustre, non  moins  silencieux  que  son 
cortège.  A  peu  de  distance  de  là,  l'on 
aperçoit  un  champ  où  les  vestales  in- 
fidèles à  leurs  vœux  étaient  enterrées 
vivantes;  singulier  exemplede  fanatisme 


CORINNE  ou  l'itALIE.       Q33 

dans  une  religion  naturellement  tolé- 
rante. 

■ — Je  ne  vous  mènerai  point  aux  Ca- 
tacombes, dit  Corinne  à  lord  Nelvil, 
quoique,  par  un  hasard  singulier,  elles 
soient  au-dessous  de  cette  voie  Ap- 
pienne,  et  que  les  tombeaux  habitent 
ainsi  sous  les  tombeaux.  Mais  cet  asile 
des  Chrétiens  persécutés  a  quelque 
chose,  de  si  sombre  et  de  si  terrible, 
que  je  ne  puis  me  résoudre  à  y  retour- 
ner ;  ce  n'est  pas  cette  mélancolie  tou- 
chante que  l'on  respire  dans  les  lieux 
ouverts,  c'est  le  cachot  près  du  sépulcre, 
c'est  le  supplice  de  la  vie  à  côté  des  hor- 
reurs de  la  mort.  Sans  doute  on  se  sent 
pénétré  d'admiration  pour  les  hommes 
qui,  par  la  seule  puissance  de  l'enthou- 
siasme, ont  pu  supporter  cette  vie  sou- 
terraine, et  se  sont  ainsi  séparés  en- 
tièrement du  soleil  et  de  la  nature  ; 
maisl'ameestsimalàraisedans  ce  lieu, 
qu'il  n'en  peut  résulter  aucun  bien  pour 
elle.  L'homme  est  une  partie  de  la  créa- 


234      CORINNE  OU    I.'iTALIE. 

tien,  il  faut  qu'il  trouve  son  harmonie 
morale  dans  l'ensemble  de  l'univers^- 
dans  l'ordre habituelde  la  destinée  ;  et 
de  certaines  exceptions  violentes  et  re- 
doutables peuvent  étonner  la  pensée,, 
mais  effraient  tellement  l'imagination, 
que  la  disposition  habituelle  de  l'ame 
ne  saurait  y  gagner.  Allons  plutôt, 
continua  Corinne,  voir  la  pyramide  de 
Cestius  ;  les  protestans  qui  meurent  ici 
sont  tous  ensevelis  autour  de  cette  pyra- 
mide, et  c'est  un  doux  asile,  tolérant  et 
libéral. — Oui,  répondit  Oswald,  c'est 
là  que  plusieurs  de  mes  compatriotes 
ont  trouvé  leur  dernier  séjour.  Allons-y; 
peut  être  est-ce  ainsi  du  moihs  que  je 
ne  vous  quitterai  jamais.— Corinne 
frémit  à  ces  mots,  et  sa  main  tremblait 
en  s  appuyant  sur  le  bras  de  lord  Nel- 
vil. — Je  suis  mieux,  reprit-il,  bien 
mieux  depuis  que  je  vous  connais. — Et 
le  visage  de  Corinne  fut  éclairé  de  nou- 
veau par  cette  joie  douce  et  tendre^ 
son  expression  habituelle. 


CORINNE  OU  L  ITALIE.         235 

Cestius  présidait  aux  jeux  des  Ro- 
mains; sou  nom  ne  se  trouve  point 
dans  l'histoire,  mais  il  s'est  illustré  par 
son  tombeau.  La  pyramide  massive  qui 
le  renferme  défend  sa  mort  de  l'oubli 
qui  atout-à-faiteffacésa  vie.  Aurélien, 
craignant  qu'on  ne  se  servît  de  cette  py- 
ramide comme  d'une  forteresse  pour 
attaquer  Rome,  l'a  fait  enclaver  dans 
les  murs  qui  subsistent  encore,  non  pas 
comme  d'inutiles  ruines,  mais  comnie 
l'enceinte  actuelle  de  Rome  moderne. 
On  dit  que  les  pyramides  imitent,  par 
leur  forme,  la  flamme  qui  s'élève  sur 
un  bûcher.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  cette  forme  mystérieuse  attire 
les  regards  et  donne  un  caractère  pit- 
toresque à  tous  les  points  de  vue  dont 
elle  fait  partie.  En  face  de  cette  pyra- 
mide est  le  mont  Testacée,  sous  lequel 
il  y  a  des  grottes  extrêmement  fraîches 
où  l'on  donne  des  festins  pendant  l'été. 
Les  festins,  à  Rome,  ne  sont  point  trou- 
blés par  la  vue  des  tombeaux.  Les  pins 


Û36       CORINNE  OU   L^ITALIE. 

et  les  cyprès  qu'on  aperçoit  de  distance 
en  distance  dans  la  riante  campagne 
dltalie  retracent  aussi  ces  souvenirs 
solennels;  et  ce  contraste  produit  le 
inôme  effet  que  les  vers  dliorace, 


moriturc  Delli, 


Linqucnda  tcllus,  et  domus^  etplaccns 
Uxor  {a), 

au  milieu  des  poésies  consacrées  à  toutes 
lesjouissances  de  la  terre.  Les  anciens 
ont  toujours  senti  que  l'idée  delà  mort 
a  sa  volupté  ;  l'amour  et  les  fêtes  la  rap- 
pellent, et  l'émotion  d'une  joie  vive 
semble  s'accroîire  par  l'idée  même  de 
la  brièveté  de  là  vie. 

Corinne  et  lord  Nelvil  revinrent  de 
la  course  des  tombeaux   en  côtoyant 


(a)  Dellius,  il  faut  mourir 

Il  faut  quitter  la  terre,  et  ta  demeure,  et  toa 
épouse  chérie. 


CORINNE  OU-  l'italie.        237 

les  bords  du  Tibre.    Jadis  il  était  cou- 
vert de  vaisseaux  et  bordé  de  palais  ; 
jadis  ses  inondations  mêmes  étaient  re- 
gar<lées  comme  des  présages  :  c'était  le 
fleuve  prophète,  la  divinité  tutélaire  de 
Rome  (^*).  Maintenant  on  dirait  qu'il 
coule  parmi  les  ombres,  tant  il  est  so- 
litaire, tant  la  couleur  de  ses  eaux  pa- 
raît livide  î   Les  plus  beaux  monumens 
des  arts,  les  plus  admirables  statues 
ont  été  jetés  dans  le  Tibre,  et  sont  ca- 
chés sous  ses  flots.   Qui  sait  si,  pour  les 
chercher,  on  ne  le  détournera  pas  un    , 
jour  de  son  lit?  Mais  quand  on  songe 
que  les  chefs-d'œuvre  du  génie  humain 
sont  peut-être  là  devant  nous,  et  qu'un 
ceil  plus  perçant  les  verrait  à  travers 
les  ondes,  l'on  éprouve  je  ne  sais  quelle  ^ 
émotion  qui  renaît  à  Rome  sans  cesse 
sous  diverses  formes,  et  fait  trouver  une 
société  pour  la  pensée  dans  les  objets 
physiques,  muets  partout  ailleurs. 


238        CORINNE  OU   l'iTALIE. 


CHAPITRE    IIL 


JAapiiael  a  dit  que  Rome  moderne 
était  presqu'en  entier  bâtie  avec  les  dé- 
bris de  Rome  ancienne  ;  et  il  est  certain 
qu'on  ny  peut  faire  un  pas  sans  être 
frappé  de  quelques  restes  de  l'anti- 
quité. L'on  aperçoit  les  murs  éternelsy 
selon  l'expression  de  Pline,  à  travers 
l'ouvrage  des  derniers  siècles;  les  édi- 
fices de  Rome  portent  presque  tous  une 
empreinte  historique  ;  on  y  peut  remar- 
quer, pour  ainsi  dire,  la  physionomie 
des  âges.  Depuis  les  Etrusques  jusqu'à 
nos  jours,  depuis  ces  peuples  plus  an- 
ciens que  les  Romains  même,  et  qui 
ressemblent  aux  Egyptiens  par  la  soli- 
dité de  leurs  travaux  et  la  bizarrerie 
de  leurs  dessins,  depuis  ces  peuples 
jusqu'au  chevalier  Bernin,  cet  artiste 


CORINNE  OU  l'iTALIE.         QSQ 

■  maniéré,  comme  les  poètes  italiens  du 
<iix-septième  siècle,  on  peut  observer 
Tesprit  humain  àRome  dans  les  différens 
caractères  des  arts,  des  édifices  et  des 
ruines.  Le  moyen  âge  et  le  siècle  bril- 
lantdes  Médicis reparaissent  à  nos  yeux 
par  leurs  œuvres,  et  cette  étude  du 
passé  dans  les  objets  présens  à  nos  re- 
gards nous  fait  pénétrer  le  génie  des 
temps.  On  croit  que  Rome  avait  autre- 
fois un  nom  mystérieux,  qui  n'était 
connu  que  de  quelques  adeptes;  il  sem- 
ble qu'il  est  encore  nécessaire  d'être 
initié  dans  le  secret  de  cette  ville.  Ce 
n'est  pas  simplement  un  assemblage 
d'habitations,  c'est  l'histoire  du  monde, 
figurée  par  divers  emblèmes,  et  repré- 
sentée sous  diverses  formes. 

Corinne  convint  avec  lord  Nelvil 
qu'ils  iraient  voir  ensemble  d'abord  les 
édifices  de  Rome  moderne,  jet  qu'ils 
réserveraient  pour  un  autre  4;emps  les 
admirables  collections  de  ^tableaux  et 
de  statues  qu'elle  renferme.  Peut-JÊtre 


240        CORINNE  OU   L  ITALIE. 

sans  s'en  rendre  raisc",  Corinne  dési- 
rait-elle de  renvoyer  le  plus  qu'il  était 
possible  ce  iju'on  ne  peut  se  dispenser 
d<î  connaître  à  Rome  ;  car  qui  l'a  jamais 
quittée  sans  avoir  contemplé  l'Apollon 
du  Belvédère  et  les  tableaux  de  Ra- 
phaël! Cette  garantie,  toute  faible  qu  elle 
était,  qu'Oswald  ne  partirait  pas  encore, 
plaisait  à  son  imagination.  Y  a-t-il  de 
la  fierté,  dira-t-on,  à  vouloir  retenir 
ce  qu'on  aime  par  un  autre  motif  que 
celui  du  sentiment?  Je  ne  sais,  mais 
plus  on  aime,  moins  on  se  fie  au  senti- 
ment que  Ton  inspire  ;  et  quelle  que  soit 
la  cause  qui  nous  assure  la  présence 
de  l'objet  qui  nous  est  cher,  on  l'accepte 
toujours  avec  joie.  Il  y  a  souvent  bien 
de  la  vanité  dans  un  certain  genre  de 
fierté  ;  et  si  des  charmes  généralement 
admirés,  tels  que  ceux  de  Corinne,  ont 
un  véritable  avantage,  cest  qu'ils  per- 
mettent de  placer  son  orgueil  dans  le 
sentiment  qu'on  éprouve,  plus  encore 
que  dans  celui  qu'on  inspire. 


CORINNE  OU   l'iTALIE.        241 

Corinne  et  lord  Nelvil  recommen- 
cèrent leurs  courses  par  les  églises  les 
plus  remarquables  entre  les  nombreuses 
églises  de  Rome;  elles  sont  toutes 
décorées  par  les  magnificences  an,- 
tiques  ;  mais  quelque  chose  de  sombre 
et  de  bizarre  se  mêle  à  ces  beaux  mar- 
bî'es,  à  ces  ornemens  de  fôte  enlevés 
aux  temples  païens.  Les  colonnes  de 
porphyre  et  de  granit  étaient  en  si  grand 
nombre  à  Rome,  qu'on  les  a  prodiguées 
presque  sans  y  attacher  aucun  prix. 
A  Sàint-Jean  de  Latran,  dans  cette 
église  fameuse  par  les  conciles  qui  y 
ont  été  tenus,  on  trouve  une  telle  quan- 
tité de  colonnes  de  marbre,  qu'il  en 
est  plusieurs  qu'on  a  recouvertes,  d'un 
mastic  de  plâtre  pour  en  faire  des 
pilastres,  tant  la  multitude  de  ces 
richesses  y  avait  rendu  indifférent  ! 

Quelques-unes  de  ces  colonnes  étaient 

dans  le  tombeau  d'Adrien,  d  autres  au 

Capitole  ;  celles-ci  porterit  encore  sur 

leur  chapiteau  la  figure  des  oies  qui  ont 

Tome  1.  { 


^42      côRIN^^E  ou  l'italie. 

sauvé  le  peuple  romain  ;  ces  colonnes 
soutiennent  des  ornemcns  gothiques, 
et  quelques-unes,  des  oruemens  à  la 
manière  des  Arabes.  L'urne  d'Agrippa 
recèle  les  cendres  d'un  pape,  car  les 
morts  eux-mêmes  ont  cédé  la  place 
à  d'autres  morts,  et  les  tombeaux  ont 
presque  aussi  souvent  changé  de  maî- 
tres que  la  demeure  des  vivans. 

Près  de  Saint-Jean  de  Latran  est 
l'escalier  saint,  transporté,  dit-on,  de 
Jérusalem  à  Rome.  On  ne  peut  le  mon- 
ter qu'à  genoux.  César  lui-même  et 
Claude  montèrent  aussi  à  genoux  l'es- 
calier qui  conduisait  au  temple  de  Ju- 
piter Capitolin.  A  côté  de  Saint- Jean 
de  Latran  est  le  baptistère  où  Ton  dit 
que  Constantin  fut  baptisé.  Au  milieu 
de  la  place  l'on  voit  un  obélisque  qui 
est  peut-être  le  plus  ancien  monument 
qui  soit  dans  le  monde.  Un  obélisque 
contemporain  de  la  guerre  de  Troye  ! 
un  obélisque  que  le  barbare  Cambyse 
respecta  cependant  assez  pour  faire 


C0RINÎ7E  OU  L^ITALIE.        243 

arrêter  en  son  honneur  l'incendie  d'une 
ville  !  un  obélisque  pour  lequel  un  roi 
mit  en  gage  la  vie  de  son  fils  unique! 
Les  Romains  l'ont  fait  arriver  miracu- 
leusement du  fond  de  l'Egypte  jusqu'en 
Italie;  ils  détournèrent  le  Nil  de  sou 
cours  pour  qu'il  allât  le  chercher  et  le 
transportâtjusquàlamer;cetobélisque 
est  encore  couvert  des  hiéroglyphes  qui 
gardent  leur  secret  depuis  tant  de  siè- 
cles, et  défient  jusqu'à  ce  jour  les  plus 
savantes  recherches.  Les  Indiens,  les 
Egyptiens,  l'antiquité  de  l'antiquité 
nous  seraient  peut-être  révélés  par  ces 
signes.  Le  charme  merveilleux  de 
Rome,  ce  n'est  pas  seulement  la  beauté 
réelle  de  ses  monumens,  mais  l'intérêt 
qu'ils  inspirent  en  excitant  à  penser  ; 
et  ce  genre  d'intérêt  s'accroît  chaque 
jour  par  chaque  étude  nouvelle. 

Une  des  églises  les  plus  singulières 
de  Rome,  c'est  St. -Paul:  son  extérieur 
est  celui  d'une  grange  mal  bâtie,  et 
l'intérieur  est  orn^  par  quatre-Vmgts 

1.  2 


244         CORIN'NE  ou  L  ITALIE. 

colonnes  d'un  marbre  si  beau,  d  une 
forme  si  parfaite,  qu'on  croit  qu'elles 
appartiennent  à  un  ternple  d'Athène» 
décrit  par  Pausanias.  Cicéron  dit  : 
Mous  sommes  entourés  des  vestiges 
de  Vhistoirc.  S'il  le  disait  alors,  que 
dirons-nous  maintenant  ! 

Les  colonnes,  les  statues,  les  bas- 
reliefs  de  l'ancienne  Rome  sont  telle- 
ment prodigués  dans  les  églises  de  la 
ville  moderne,  qu'il  en  est  une  (^Sie.- 
Agnès)  où  des  bas-reliefs  retournés 
6ervent  de  marches  à  un  escalier,  sans 
qu'on  se  soit  donné  la  peine  de  savoir 
ce  qu'ils  représentent.  Quel  étonnant 
aspect  offrirait  maintenant  Rome  an- 
tique, si  l'on  avait  laissé  les  colonnes, 
les  marbres,  lesstatues  à  la  place  même 
où  ils  ont  été  trouvés  !  la  ville  ancienne 
presqu'en  entier  serait  encore  debout, 
mais  les  hommes  de  nos  jours  ose- 
raient-ils s'y  promener  ? 

Ixs  palais  des  grands  seigneurs  sont 
jcxtrêmementvastes,  d'une  architecture 


CORINNE  OU  l'italie.      245 

souvent  très-belle  et  toujours  impo- 
sante ;  mais  les  ornemens  de  l'intérieur 
sont  rarement  de  bon  goût,  et  Ton  n'y 
a  point  ridée  de  ces  appartement  élé- 
gans  que  les  jouissances  perfectionnées 
de  la  vie  sociale  ont  fait  inventer  ail- 
leurs. Ces  vastes  demeures  des  princes 
romains  sont  désertes  et  silencieuses  ; 
les  paresseux  habitans  de  ces  superbes 
palais  se  retirent  chez  eux  dans  quel- 
ques petites  chambres  inaperçues,  et 
laissent  les  étrangers  parcourir  leurs 
magnifiques  galeries,  où  les  plus  beaux 
tableaux  du  siècle  de  LeonX  sont  réu- 
nis. Ces  grands  seigneurs  romains  sont 
aussi  étrangers  maintenant  au  luxe 
pompeux  de  leurs  ancêtres,  que  ces  an- 
cêtres l'étaient  eux-mêmes  aux  vertus 
austères  des  Romains  de  la  république. 
Les  maisons  de  campagne  donnent  en- 
core plus  l'idée  de  cette  solitude,  de 
cette  indifférence  des  possesseurs  au 
milieu  des  plus  admirables  séjours  du 
monde.   On  se  promène  dans  ces  im- 

L  3 


246'       CORINNE  OU  l'italil.  • 

menses  jardins  sans  se  douter  qu'ils 
ai^nt  un  maître.  L'herbe  croît  au  milieu 
des  allées,  et,  dans  ces  mêmes  allées 
abandonnées,  les  arbres  sont  taillés 
artistemcnt  selon  l'ancien  goût  qui 
régnait  en  Francej  singulière  bizar- 
rerie que  cette  négligence  du  nécessaire 
et  cette  affectation  de  Tinutile  !  Mais 
on  est  souvent  surpris  a  Rome,  et  dans 
la  plupart  des  autres  villes  d'Italie,  du 
goût  qu'ont  les  Italiens  pour  les  orne- 
mens  maniérés,  eux  qui  ont  sans  cesse 
sous  les  yeux  la  noble  simplicité  de 
Tantique.  Ils  aiment  ce  qui  est  bril- 
lant plutôt  que  ce  qui  est  élégant  et 
commode.  Ils  ont  en  tout  genre  les 
avantages  et  les  inconvéniens  de  ne 
point  vivre  habituellement  en  société. 
Leur  luxe  est  pour  l'imagination  plutôt 
que  pour  la  jouissance  ;  isolés  qu'ils 
sont  entre  eux,  ils  ne  peuvent  redouter 
l'esprit  de  moquerie  qui  pénètre  rare- 
ment à  Rome  dans  les  secrets,  de  la 
maison  :  et  l'on  dirait  souvent,  à  voir 


CORINNE  OU  L'ITALIE.        247 

le  contraste  du  dedans  et  du  dehors 
des  palais,  que  la  plupart  des  grands 
seiî^neurs  d'Italie  arrangent  leurs  de- 
meures  pour  éblouir  les  passans,  mais 
non  pour  y  recevoir  des  amis. 

Après  avoir  parcouru  les  églises  et 
les  palais,  Corinne  conduisit  Oswald 
dans  la  Villa  Meliini,  jardin  solitaire 
et  sans  autre  ornement  que  des  arbres 
magnifiques.  On  voit  de  là,  dans 
l'éloignernent,  la  chaîne  desAppenins; 
la.  transparence  de  l'air  colore  ces  mon- 
tagnes,les  rapproche  et  les  dessine  d'une 
manière  singulièrement  pittoresque. 
Oswald  et  Corinne  restèrent  dans  ce 
lieu  quelque  temps  pour  goûter  le 
charme  du  ciel  et  la  tranquillité  de  la 
nature.  On  ne  peut  avoir  Tidée  de 
cette  tranquillité  singulière  quand  on 
n'a  pas  vécu  dans  les  contrées  méri-  \ 
dionales.  L'on  ne  sent  pas,  dans  uiy — ^ 
jour  chaud,  le  plus  léger  souffle  de  vent. 
Les  plus  faibles  brins  de  gazon  sont 
d'une  immobilité  parfaite  ;  les  animaux 

l4 


248         CORIN^NE  OU  l'iTALIE. 

eux-mêmes  partagent  l'indolence  ins-- 
pirée  pur  le  beau  temps;  à  midi,  voua 
n'entendez  point  le  bourdonnement  des 
mouches,  ni  le  bruit  des  cigales,  ni  le 
chant  des  oiseaux  ;  rml  ne  se  fatigue 
en  agitations  inutiles  et  passagères,  tout 
dort  jusqu'au  moment  où  les  orages, 
où  les  passions  réveillent  la  nature  vé- 
hémente qui  sort  avec  impétuosité  de 
son  profond  repos. 

II  y  a  dans  les  jardins  de  Rome  un 
grand  nombre  d'arbres  toujours  verts 
qui  ajoutent  encore  à  l'illusion  que  fait 
déjà  la  douceur  du  climat  pendant 
l'hiver.  Des  pins  d'une  élégance  par- 
ticulière, larges  et  touffus  vers  le  som- 
met, et  rapprochés  l'un  de  l'autre, 
forment  comme  une  espèce  de  plaine 
dans  les  airs,  dont  l'effet  est  charmant 
quand  «n  monte  assez  haut  pour  l'aper- 
cevoir. Les  arbres  inférieurs  sont  placés 
à  l'abri  de  cette  voûte  de  verdure. 
Deux  palmiers  seulement  se  trouvent 


CORINNE  ou   LïTALIE.       249 

idans  Rome,  et  sont  tous  les  deux  dans 
des  jardins  de  moiïies  :  l'un  d'eux  placé 
sur  une  hauteur  sert  de  point  de  vue  à 
distance,  et  l'on  a  toujours  un  senti- 
Jnent  de  plaisir  en  apercevant,  en  re- 
trouvant dans  les  diverses  perspectives 
de  Rome,  ce  député  de  l'Afrique,  cette 
image  d'un  midi  plus  brûlant  encore 
que  celui  de  l'Italie,  et  qui  réveille  tant 
d'idées  et  de  sensations  nouvelles. 

— Ne  trouvez-vous  pas,  dit  Corinne  A 
en  contemplant  avec  Osvvald  la  cam-     j 
pagne  dont  ils  étaient  environnés,  que     ■ 
la  nature  en  Italie  fait  plus  rêver  que 
partout  ailleurs  ?  On  dirait,  qu  elle  eaC -i  ,  , 
ici  plus  en  relation  avec  l'homme,  et 
que  le  créateur  s'en  sert  comme  d'un 
langage  entre  la  créature  et  lui. — Sans 
doute,  reprit  Oswald,  je  le  crois  ainsi  ; 
mais  qui  sait  si  ce  n'est  pas  l'attendris- 
sement  profond  que  vous  excitez  dans 
mon  cœur  qui  me  rend  sensible  à  tout 
ce  que  je  vois?    Vous  me  révélez  les      i 
pensées  et  les  émotions  que  les  objets 

L  5 


250       CORINNE  OU   L'ITALIE. 

extérieurs  peuvent  faire  naître.  Je  ne 
vivais  que  dans  mon  cœur,  vous  avez 
réveillé  mon  imagination.  Mais  cette 
magie  de  l'univers  que  vous  m'apprenez 
à  connaître  ne  m'offrira  jamais  rien  de 
plus  beau  que  votre  regard,  de  plus 
touchant  que  votre  voix. — Puisse  ce 
sentiment  que  je  vous  inspire  aujour- 
d'hui durer  autant  que  ma  vie,  dit 
Corinne,  ou  du  moins  puisse  ma  vie 
ne  pas  durer  plus  que  lui  ! —  ^ 

Oswald  et  Corinne  terminèrent  leur 
voyage  de  Rome  par  la  Villa  Borghèse, 
celui  de  tous  les  jardins  et  de  tous  les 
palais  romains  où  les  splendeurs  de  la 
nature  et  des  arts  sont  rassemblées  avec 
le  plus  de  goût  et  d'éclat.  On  y  voit  des 
arbres  de  toutes  les  espèces  et  des  eaux 
magnifiques.  Une  réunion  incroyable 
de  statues,  de  vases,  de  sarcophages 
-antiques,  se  mêlent  avec  la  fraîcheur  de 
la  jeune  nature  du  sud.  La  mythologie 
des  anciens  y  semble  ranimée.  Les 
naïades  sont  placées  sur  le  bord  des 


CORINNE  OU   l'iTALIE.      251  ' 

ondes,  les  nymphes  dans  des  bois 
dignes  d'elles,  les  tombeaux  sous  des 
ombrages  élyséens,  la  statue  d'Escu- 
lape  est  au  milieu  d'une  île,  celle  de 
Vénus  semble  sortir  des  ondes;  Ovide 
et  Virgile  pourraient  se  promener  dans 
ce  beau  lieu,  et  se  croire  encore  au 
siècle  d'Auguste.  Les  chefs-d'œuvre  de 
sculpture  que  renferme  le  palais  lui 
donnent  une  magnificence  à  jamais 
nouvelle.  On  aperçoit  de  loin,  à  travers 
les  arbres,  la  ville  de  Rome  et  St  -Pierre, 
et  la  campagne  et  les  longues  arcades, 
débris  des  aqueducs  qui  transportaient 
les  sources  des  montagnes  dans  l'an- 
cienne Rome.  Tout  est  là  pour  la  pen- 
sée, pour  l'imagination,  pour  la  rêverie. 
Les  sensations  les  plus  pures  se  con- 
fondent avec  les  plaisirs  de  l'ame,  et 
donnent  l'idée  d'un  bonheur  parfait; 
mais  quand  l'on  demande,  pourquoi 
ce  séjour  ravissant  n'est-il  pas  habité  ? 
l'on  vous  répond  que  le  mauvais  air 
{la  cattiva  aria)  ne  permet  pas  d'^ 
vivre  pendant  l'été,  l  Q 


252     CORINNE  OU  l'italie. 

Ce  mauvais  air  fait  pour  ainsi  dire 
le  siège  de  Rome  ;  il  avance  chaque 
année  quelques  pas  de  plus,  et  l'on  est 
forcé  d'abandonner  les  plus  charmantes 
habitations  à  son  empire:  sans  doute 
labsence  d'arbres  dans  la  campagne 
autour  de  la  ville  en  est  une  des  causes, 
et  c'est  peut-être  pour  cela  que  les  an- 
ciens Romains  avaient  consacré  les  bois 
aux  déesses,  afin  de  les  faire  respecter 
par  le  peuple.  Maintenant  des  forêts^ 
sans  nombre  ont  été  abattues  ;  pour- 
rait-il en  efiet  exister  de  nos  jours  des- 
lieux  assez  sanctifiés  pour  que  l'avidité 
s'abstînt  de  les  dévaster?  Le  mauvais 
air  est  le  fléau  des  habitans  de  Rome, 
et  menace  la  ville  d'une  entière  dépo- 
pulation ;  mais  il  ajoute  peut-être  en- 
core à  l'effet  que  produisent  les  super- 
bes jardins  qu'on  voit  dans  l'enceinte 
de  Rome.  L'influence  maligne  ne  se 
fait  sentir  par  aucun  signe  extérieur; 
vous  respirez  un  air  qui  semble  pur 
et  qui  est  très-agréable;  la  terre  est 
riante  et  fertile  ;  une  fraîcheur  délicieuse 


CORINNE  OU    l'iTALIE.      îiSl^ 

VOUS  rç;pose  le  soir  des  chaleurs  brû- 
lantes du  jour;  et  tout  cela,  cest  la 
mort  ! 

— J'aime,  disait  Oswald  à  Corinne, 
ce  danger  mystérieux,  invisible,  ce 
danger  sous  la  forme  des  impressions 
les  plus  douces.  Si  la  mort  n'est,  comme 
je  le  crois,  qu'un  appel  à  une  exis- 
tence plus  heureuse,  pourquoi  le  par- 
fum des  fleurs,  l'ombrage  des  beaux 
arbres,  le  souffle  rafraîchissant  du  soir 
ne  seraient-ils  pas  chargés  de  nous 
en  apporter  la  nouvelle  ?  Sans  doute  le 
gouvernement  doit  veiller  de  toutes  les 
manières  â  la  conservation  de  la  vie 
humaine,  mais  la  nature  a  des  secrets 
que  l'imagination  seule  peut  pénétrer; 
etje  conçois  facilement  que  les  habitans 
et  les  étrangers  ne  se  dégoûtent  point 
de  Rome  par  le  genre  de  péril  que 
l'on  y  court  pendant  les  plus  belles 
saisons  de  l'année. — 


•       LIVRE  VI. 

L*ES  MŒURS  ET  LE  CARACTERE  DES  ITALIENS- 


CHAPITRE   PREMIER. 

jLi'iRRÉsoLUTiON  du  Caractère d'Os- 
wald,  augmentée  par  ses  malheurs,  le 
portait  à  craindre  tous  les  partis  irré- 
vocables. Il  n'avait  pas  même  osé,  dans 
son  incertitude,  demander  à  Corinne 
le  secret  de  son  nom  et  de  sa  destinée, 
et  cependant  son  amour  pour  elle  ac- 
quérait chaque  jour  de  nouvelles  forces  ; 
il  ne  la  regardait  jamais  sans  émotion; 
il  pouvait  à  peine,  au  milieu  de  la  so- 
ciété, s'éloigner,  même  pour  un  instant, 
de  la  place  où  elle  était  assise;  elle  ne 
disait  pas  un  mot  qu'il  ne  sentît;  elle 
n'avait  pas  un  instant  de  tristesse  ou  de-^ 
gaieté  dont  le  reflet  ne  sa  peignît  sur  sa 


coTiixNE  OU  l'italie.      25.^ 

propre  physionomie.  Mais  tout  en  ad- 
mirant, tout  en  aimant  Corinne,  il  se 
rappelait  combien  une  telle  femme 
s'accordait  peu  avec  la  manière  de 
vivre  des  Anglais,  combien  elle  difFé» 
rait  de  l'idée  que  son  père  s'était  for- 
mée de  celle  qu'il  lui  convenait  d'épou- 
ser; et  ce  qu'il  disait  à  Corinne  se 
ressentait  du  trouble  et  de  lacontrainte 
que  ces  réflexions  faisaient  naître  en 
lui.     . 

Corinne  ne  s'en  apercevait  que  trop  ' 
bien;  mais  il  lui  en  aurait  tant  coûté 
de  rompre  avec  lord  Nelvil,  qu'elle  se 
prêtait  elle-même  à  ce^  qu'il  n'y  eût  ' 
point  entre  eux  d'explication  décisive; 
et  comme  elle  avait  dans  le  caractère 
assez  d'imprévoyance,  elle  était  heu- 
reuse du  présent  tel  qu'il  était,  quoi- 
qu'il lui  fût  impossible  de  savoir  ce  qui 
devait  en  arriver. 

Elle  s'était  entièrement  séparée  du 
monde  pour  se  consacrer  à  son  senti- 
ment pour  Oswald.  Mais  à  la  fin,  blessée 


255       CORINNE  OU    l'iTALIE. 

de  son  silence  sur  leur  avenir,  elle 
résolut  d'accepter  une  invitation  pour 
un  bal  où  elle  était  vivement  désirée. 
Rien  n'est  plus  indifférent  à  Kome^ 
que  de  quitter  la  société  et  d'y  repa- 
raître tour  à  tour,  selon  que  cela  con*- 
vient  :  c'est  le  pays  où  l'on  s'occupe  le 
moins  de  ce  qu'on  appeli^e  ailleurs  le 
commérage  ;  chacun  fait  ce  qu'il  veut 
sans  que  personne  s'en  informe,  à 
moins  qu'on  ne  rencontre  dans  les 
autres  uu  obstacle  h  son  amour  ou  à 
son  ambitiouv  Les  Komains  ne  s'in- 
quiètent pas  plus  de  la  conduite  de 
leurs  compatriotes,  que  de  celle  des 
étrangers  qui  passent  et  repassent  dans 
leur  ville,  rendez-vous  des  Européens. 
Quand  lord  Nelvil  sut  que  Corinne 
allait  au  bal,  il  en  éprouva  de  l'hu- 
meur. Il  avait  cru  voir  en  elle  depuis 
quelque  temps  une  disposition  mélan* 
colique  qui  symj>athisait  avec  la  sienne  ; 
tout  à  coup  elle  lui  parut  vivement 
occupée  de  la  danse,  de  ce  talent  dans 


CORINNE  ou   l'iTALIE.       25? 

lequel  elle  excellait,  et  son  imagination 
semblait  animée  par  la  perspective 
d'une  fête.  Corinne  n'était  pas  une 
personne  frivole;  mais  elle  se  sentait 
chaque  jour  plus  subjuguée  par  sori 
amour  pour  Oswald,  et  elle  voulait 
essayer  d'en  affaiblir  la  force.  Elle  sa- 
vait par  expérience  que  la  réflexion  et 
les  sacrifices  ont  moins  de  pouvoir  sur 
les  caractères  passionnés  que  la  dis- 
traction, et  elle  pensait  (jue  la  raison  ne 
consiste  pas  à  triompher  tie  soi  selon 
les  règles,  mais  comme  on  le  peut. 

—  Il  faut,  disait-elle  à  lord  Nelvil, 
"qui  lui  reprochait  cette  intention,  il 
faut  pourtant  que  je  sache  s'il  n'y  a  plus 
que  vous  au  monde  qui  puissiez  renii 
plir  ma  vie  ;  si  ce  qui  me  plaisait  aut 
trefois  ne  peut  pas  encore  m'amuser,^ 
et  si  le  sentiment  que  vous  m'inspirez 
doit  absorber  tout  autre  intérêt  et  toute 
autre  idée. — Vous  voulez  donc  cesser 
de  m'aimer,  reprit  Oswald? — Non^ 
répondit  Corinne  ;  mais  ce  n'est  que 


258  coEiNNE  ou  l'italië. 
dans  la  vie  domestique  qu'il  peut  être 
doux  de  se  sentir  ainsi  dominée  par 
une  seule  atfection.  Moi  qui  ai  besoin 
de  mes  talens,  de  mon  esprit,  de  mon 
imagination  pour  soutenir  l'éclat  delà 
vie  que  j'ai  adoptée,  cela  me  feit  mal, 
et  beaucoup  de  mal,  d'aimer  comme 
je  vous  aime. — Vous  ne  me  sacrifie- 
riez donc  pas,  lui  dit  Oswald,  ces 
hommages,  cette  gloire.... — Que  vous 
importe,  dit  Corinne,  de  savoir  si  je 
vous  les  sacrifierais  !  Il  ne  faut  gas, 
puisque  nous  ne  sommes  point  desti- 
nés l'un  à  l'autre,  flétrir  à  jamais  pour 
moi  le  genre  de  bonheur  dont  je  dois 
me  contenter. — Lord  Nelvi.l  ne  ré- 
pondit point,  parce  qu'il  ftillait,  en  ex- 
primant son  sentiment,  dire  aussi  quel 
dessein  ce  sentiment  lui  inspirait,  et 
son  cœur  l'ignorait  encore.  Il  se  tut 
donc  en  soupirant,  et  suivit  Corinne 
au  bal,  quoiqu'il  lui  en  coûtât  beau- 
coup d'y  aller. 

C'était  la  première  fois,  depuis  son 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  259 

malheur,  qu'il  revoyait  une  grande 
assemblée;  et  le  tumulte  d'une  fête  lui 
causa  une  telle  impression  de  tristesse, 
qu'il  resta  long-temps  dans  une  salle 
à  côté  de  celle  du  bal,  la  tête  appuyée 
sur  sa  main,  et  ne  cherchant  pas  même 
avoir  danser  Corinne.  Il  écoutait  cette 
musique  de  danse,  qui  comme  toutes 
les  musiques,  fait  rêver,  bien  qu  elle 
ne  semble  destinée  qu'à  la  joie.  Le 
comte  d'Erfeuil  arriva,  tout  enchanté 
d'un  bal,  d'une  assemblée,  d*une  so- 
ciété noaibreiise  enfin  qui  W  rap-,,-, 
pelait  un  peu  la  France. — J'ai  fait  ce 
que  j'ai  pu,  dit-il  à  lord  Nelvil,  pour 
trouver  quelque  intérêt  à  ces  ruines 
dont  on  parle  tant  à  Rome.  Je  ne  vois  | 
rien  de  beau  dans  cela  ;  c'est  un  pré-^- 
jugé,  que  l'admiration  de  ces  débris  * 
couverts  de  ronces.  J'en  dirai  mon  avis 
quand  je  reviendrai  à  Paris;  car  il  est 

temps  que  ce  prestige  de  l'Italie  finisse» j 

Il  n'y  a  pas  un  monument  en  Europe, 
subsistant  aujourd'hui   dans  son   en- 


2t)0         CORINNE  OU   L'ITALIE. 

tier,  qui  ne  vaille  mieux  que  ces  tron- 
çons de  colonne,  que  ces  bas-reliefs 
noircis  par  le  temps,  qu'on  ne  peut 
admirer  qu'à  force  derudition.  Un 
ptàisir  qu'il  faut  acheter  par  tant  d'c- 
tudes  ne  me  paraît  pas  bien  vif  en 
lui-mômc;  car,  pour  être  ravi  par  fO- 
péra  de  Paris,  personne  n'a  besoin  de 
pâlir  sur  les  livres. — Lord  Nelvil  ne 
répondit  rien.  Le  comte  d'Erfeuil l'in- 
terrogea de  nouveau  sur  l'impression 
que  Rome  avait  produite  sur  lui. — 
Au  milieu  d'un  bal,  dit  Oswald,  ce 
n'est  pas  trop  le  moment  d'en  parler 
d'une  manière  sérieuse  ;  et  vous  savez 
que  je  ne  sais  pas  parlerautrement.-— 
A  la  bonne  heure,  repritle  comte  d'Er* 
feuil  rjesuisplus  gai  que  vous,  j'en  con 
viens;  mais  qui  sait  si  je  ne  suis  pas 
plus  sage  ?  II  y  a  beaucoup  de  philo- 
sophie, croyez-moi,  dans  mon  appa- 
rente légèreté  ;  la  vie  doit  être  prise 
comme  cela.  —  Vous  avez  peut-être 
raison,  reprit  Oswald  ;  mais  c'çst  par 


CORINNE  OU    l'itALIE.       26  l 

nature,  et  non  par  réflexion  que  vous 
êtes  ainsi,  et  voilà  pourquoi  votre  ma- 
nière d'être  ne  convient  qu'à  vous.— 
Le  comte  d'Erfeuil  entendit  nomnier 
Corinne  dans  la  salle  du  bal,  et  il  y 
entra  pour  savoir  ce  dont  il  s'agissait. 
Lord  Nelvil  s'avança  jusqu'à  là  porte, 
et  vit  le  prince  d'Amalfi,  Napolitain  de 
la  plus  belle  figure,  qui  priait  Corinne 
*de  danser  avec  lui  la  Tarantelky  une 
danse  de  Naples,  pleine  de  grâce  et 
d'oriçfinalité.  Les  amis  de  Corinne  le 
lui  demandaient  aussi.  Elle  accepta 
sans  se  faire  prier  ;  ce  qui  étonna  assez 
le  comte  d'Erfeuil,  accoutumé  qu'il 
était  aux  refus  par  lesquels  il  est  d'usage 
de  faire  précéder  le  consentement.  Alais 
en  Italie,  on  ne  connaît  pas  ce  genre  de 
grâces,  et  chacun  croit  tout  simple- 
ment plaire  davantage  à  la  société, 
en  s'empressant  de  faire  ce  qu'elle  dé- 
sire. Corinne  aurait  inventé  cette  ma- 
nière naturelle,  si  déjà  elle  n'avait  pas 
été  en  usage.  L'habit  qu'elle  avait  mis 


260,        CORINNE  ou  L'iTALIE. 

pour  le  bal  était  élégant  et  léger;  ses 
cheveux  étaient  rassemblés  dans  un 
filet  de  soie  à  l'italienne,  et  ses  yeux 
exprimaient  un  plaisir  vif  qui  la  ren- 
dait plusséduisante  quejamais.  Osvvald 
en  fut  troublé  ;  il  combattait  conti'e 
lui-même;  il  s'indignait  detre  captivé 
par  des  charmes  dont  il  devait  se  plain- 
dre, puisque,  loin  de  songer  à  lui 
plaire,  c'était  presque  pour  échapper 
à  son  empire  que  Corinne  se  montrait 
si  ravissante.  Mais  qui  peut  résister 
aux  séductions  de  la  grâce  ?  Fût-elle 
même  dédaigneuse,  elle  serait  encore 
toiite-puissantc;  et  ce  n'était  assuré- 
ment pas  la  disposition  de  Corinne. 
Elle  aperçut  lord  Nelvil,  rougit,  et  ses 
yeux  avaient,  en  le  regardant,  une 
douceur  enchanteresse. 

Le  prince  d-'Amalfi  s'accompagnait, 
en  dansant,  avec  des  castagnettes.  Co- 
rinne, avant  de  commencer,  fit  avec 
les  deux  mains  un  salut  plein  de  grîlce 
à  l'assemblée,  et,  tournant  lé^èremeiit 


CORINNE  ou  l'italie.  263 
sur  elle-même,  elle  prit  le  tambour  de 
basque  que  le  prince  d'Amalfi  lui  pré- 
sentait. Elle  se  mit  à  danser,  en  frap- 
pant l'air  de  ce  tambour  de  basque,  et 
tous  ses  mouvemens  avaient  une  sou- 
plesse, une  grâce,  un  mélange  de  pu- 
deur et  de  volupté  qui  pouvait  donner 
ridée  de  la  puissance  que  les  Bayadères 
exercent  sur  l'imagination  des  Indiens, 
-quand  elles  sont  pour  ainsi  dire  poètes 
avec  leur  danse,  quand  elles  expriment 
tant  de  sentimens  divers  par  les  pas 
caractérisés  etles  tableaux  enchanteurs 
qu'elles  offrent  aux  regards.  Corinne 
connaissait  si  bien  toutes  les  attitudes 
que  représentent  les  peintres  et  les 
sculpteurs  antiques,  .que,  par  un  léger 
mouvement  de  ses  bras,  en  plaçant 
son  tambour  de  basque  tantôt  au-des- 
sus de  sa  tête,  tantôt  en  avant  avec 
une  de  ses  mains,  tandis  que  l'autre  par- 
courait les  grelots  avec  une  incroyable 
dextérité,  elle  rappelait  les  dan- 
seuses d'Herculanum,  et  faisait  naître 


1264       CORINNE  OU    L  ITALIE. 

successivement  une  foule  d'idées  nou- 
velles poui-  le  dessein  et  la  peinture  0^). 
Ce  n'était  point  la  danse  française, 
si  remarquable  par  l'élégance  et  la 
difficulté  des  pas;  c'était  un  talent  qui 
tenait  de  beaucoup  plus  près  à  l'ima- 
mnation  et  au  sentiment.  Le  caractère 
de  la  musique  était  exprimé  tourà  tour 
par  la  précision  et  la  mollesse  des 
mouvemens.  Corinne,  en  dansant,  fai- 
sait passer  dans  Tame  des  spectateurs 
ce  qu'elle  éprouvait,  comme  si  elle 
avait  improvisé,  comme  si  elle  avait 
joué  de  la  lyre  ou  dessiné  quelques 
figures;  tout  était  langage  pour  elle: 
les  musiciens,  en  la  regardant,  s'ani- 
maient à  mieux  faire  sentir  le  génie 
de  leur  art;  et  je  ne  sais  quelle  joie 
passionnée,  quelle  sensibilité  d'imagi- 
nation électrisait  à  la  fois  tous  les  té- 
moins de  cette  danse  magique,  et  les 
transportait  dans  une  existence  idéale 
où  l'on  rêve  un  bonheur  qui  n'est  pa^ 
de  ce  monde. 


couiNNE  OU  l'italie.      26*5 

Il  y  a  un  moment  dans  cette  danse 
napolitaine  où  la  femme  se  met  à  ge- 
noux, tandis  que  l'homme  tourne  au- 
tour  d'elle,  non   en   maître,  mais  en 
vainqueur.     Quel  était  dans   ce  mo- 
ment le  charme  et  la  dignité  de   Co- 
rinne !  comme  à  genoux  elle  était  sou- 
veraine! Et  quand  elle  se  releva,  en 
faisant  retentir  le  son  de  son  instru- 
ment, de  sa   cyuîbale    aérienne,    elle 
semblait  animée  par  un  enthousiasme 
de  vie,  de  jeunesse  et  de  beauté,  qui 
devait  persuader  qu'elle  n'avait  besoin 
de  personne  pour  être  heureuse.  Hélas! 
il  n'en  était  pas  ainsi  ;  mais  Osvvald  le 
craignait,     et    soupirait  en   admirant 
Corinne,  comme  si  chacun  de  ses  suc- 
cès l'eût  séparée  de  lui  !  A  la  fin  de  la 
danse,  l'homme  se  jette  à  genoux  à  son 
tour,  et  c'est  la  femme  qui  danse  au_ 
tour  de  lui.     Corinne  en  cet  instant  se 
surpassa,  s'il  était  possible  encore  ;  sa 
course   était  si  légère  en  parcourant 
deux  ou  trois  fois  le  même  cercle,   que 
To7ne  l,  M 


266       CORIXNE    OU    L'ITALIE. 

ses  pieds  chaussés  en  brodequins  vo- 
laient sur  le  plancher  a\  ec  la  rapidité 
de  l'éclair;  et  quand  elle  éleva  l'une  de 
ses  mains  en  agitant  son  tambour  de 
basque^  et  que  de  l'autre  elle  fit  signe 
au  prince  d'Amalfi  de  se  relever,  tous 
les  hommes  étaient  tentés  de  se  mettre 
à  genoux  comme  lui,  tous,  excepté 
lord  Nelvil  qui  se  retira  de  quelques  pas 
en  arrière,  et  le  comte  d'Erfeuil  qui  fit 
quelques  pas  en  avant,  pour  compli- 
menter Corinne.  Quant  aux  Italiens  qui 
étaient  là,  ils  ne  pensaient  point  à  faire 
effet  par  leur  enthousiasme  ;  ils  s'y  li- 
vraient, parce  qu'ils  l'éprouvaient.  Ce 
ne  sont  pas  des  hommes  assez  habi- 
tués à  la  société,  et  à  l'amour-propre 
qu'elle  excite,  pour  s'occuper  de  l'effet 
qu'ils  produisent  ;  ils  ne  se  laissent  ja- 
mais détourner  de  leur  plaisir  par  la 
vanité,  ni  de  leur  but  par  la  route. 

Corinne  était  charmée  de  son  succès, 
et  remerciait  tout  le  monde  avec  une 
grâce  pleine  de  simplicité.    Elle  était 


CORINNE    OU    l'itALIE.        26T 

contente  d'avoir  réussi,  et  le  laissait 
voir  en  bonne  enfant,  si  l'on  peut  s'ex- 
primer ainsi  ;  mais  ce  qui  l'occupait 
surtout,  c'était  le  désir  de  traverser  la 
foule  pour  arriver  jusqu'à  la  porte 
contre  laquelle  Oswald  était  appuyé. 
Elle  y  arriva  enfin,  et  s'arrêta  un  mo- 
ment pour  attendre  un  mot  de  lui. — 
Corinne,  lui  dit-il,  en  s'efForçant  de 
cacher  son  trouble,  son  enchantement 
et  sa  peine  ;  Corinne,  voilà  bien  des 
hommages,  voilà  bien  des  succès  !  Mais 
au  milieu  de  ces  adorateurs  si  enthou- 
siastes, y  a-t-il  un  ami  courageux  et 
sûr? y  a-t-il  un  protecteur  pour  la  vie? 
et  le  vain  tumulte  des  applaudissemens 
devrait-il  suffire  à  une  ame  telle  que  la 
vôtre?— r 


258       CORINNE  ou  l'italie. 
CHAPITRE  ir. 


iA  foule  empêcha  Corinne  de  répon- 
dre à  lord  Nelvil.  On  allait  souper,  et 
chaque  cavalière  servente  se  hâtait  de 
s'asseoir  à  côté  de  sa  dame.  Une  étran- 
gère arriva,  et,  ne  trouvant  plus  de 
place,  aucun  homme,  excepté  lord 
Nelvil  et  le  comte  d'Erfeuil,  ne  lui 
offrit  la  sienne  :  ce  n'était  ni  par  im- 
politesse, ni  par  égoïsme,  qu'aucun 
Romain  ne  s'était  levé  ;  mais  l'idée  que 
les  grands  seigneurs  de  Rome  ont  de 
l'honneur  et  du  devoir,  c'est  de  ne  pag 
quitter  d'un  pas  ni  d'un  instant  leur 
dame.  Quelques-uns  n'ayant  pas  pu 
s'asseoir  se  tenaient  derrière  la  chaise 
de  leurs  belles,  prêts  à  les  servir  au 
moindre  signe.  Les  dames  ne  parlaient 
qu'à  leurs    cavaliers  ;    les   étrangers 


CORINNE  OU    l'iTALIE.  Q69 

Ciraient  en  vain  autour  de  ce  cercle, 
où  personne  n'avait  rien  à  leur  dire.. 
Car  les  femmes  ne  savent  pas  en  Italie 
ce  que  c'est  que  la  coquetterie,  cô 
que  c'est  en  amour  qu'un  succès  d'a- 
mour-propre ;  elles  n'ont  envie  de  1 
plaire  qu'à  celui  qu'elles  aiment;  il  n'y 
a  point  de  séduction  d'esprit  avant 
celle  du  cœur  ou  des  yeux  ;  les  com- 
mencemens  les  plus  rapides  sont  suivis 
quelquefois  par  un  sincère  dévoue- 
ment, et  même  une  très-longue  cons- 
tance. L'infidélité  est  en  Italie  blâmée 
plus  sévèrement  dans  un  homme  que 
dans  une  femme.  Trois  ou  quatre 
hommes,  sous  des  titres  diiférens,  sui- 
vent la  même  femme,  qui  les  mène 
avec  elle,  sans  se  donner  quelquefois 
même  la  peine  de  dire  leur  nom  au 
maître  de  la  maison  qui  les  reçoit  ; 
l'un  est  le  préféré,  l'autre  celui  qui 
aspire  à  l'être,  un  troisième  s'appelle  le 
souffrant  filpatitoj;  celui-là  est  tout- 
à-fait  dédaigné,  mais   on  lui  permet 

3 


<S70        CORINNE   OU  L'iTALIE. 

cependant  de  faire  le  service  d'adora- 
teur; et  tous  ces  rivaux  vivent  paisible- 
ment ensemble.  Les  gens  du  peuple 
leuls  ont  encore  conservé  la  coutume 
des  coups  de  poignard.  Il  y  a  dans  ce 
pays  un  bizarre  mélange  de  simplicité 
et  dé  corruption,  de  dissimulation  et 
de  vérité,  de  bonhomie  et  de  ven- 
geance, de  faiblesse  et  de  force,  qui 
s'explique  par  une  observation  cons- 
tante; c'est  que  les  bonnes  qualités 
viennent  de  ce  qu'on  n'y  fait  rien  pour 
la  vanité,  et  les  mauvaises,  de  ce  qu'on 
y  fait  beaucoup  pour  l'intérêt,  soit  que 
cet  intérêt  tienne  à  l'amoui-*,  à  l'ambi- 
tion ou  à  la  fortune. 

Les  distinctions  de  rang  font  en  gé- 
néral peu  d'effet  en  Italie  ;  ce  nest 
point  par  philosophie,  mais  par  facilité 
de  caractère  et  familiarité  de  mœurs, 
qu'on  y  est  peu  susceptible  des  préjugés 
aristocratiques;  et  comme  la  société  ne 
s'y  constitue  juge  de  rien,  elle  admet 
tout. 


CORINNE    OU     l'iTALIE.        271 

Après  le  couper,  chacun  se  mit  au 
jeu,  quelques  femmes  aux  jeux  de 
hasard,  d'autres  au  whist  le  plus  silen- 
cieux; et  pas  un  mot  n'était  prononcé 
dans  cette  chambre  naguères  si  bruyan- 
te. Les  peuples  du  midi  passent  sou- 
vent de  la  plus  grande  agitation  au 
plus  profond  repos  ;  c'est  encore  un  des 
contrastes  de  leur  caractère,  que  la 
paresse,  unie  à  l'activité  la  plus  infati- 
gable i  ce  sont  en  tout  des  hommes  qu'il 
faut  se  garder  de  juger  au  premier 
coup-d'œil:  car  les  qualités,  comme 
les  défauts  les  plus  opposés,  se  trouvent 
«n  eux  ;  si  vous  les  voyez  prudens 
dans  tel  instant,  il  se  peut  que,  dans 
un  autre,  ils  se  montrent  les  plus  au- 
dacieux des  hommes  ;  s'ils  sont  inda- 
lens,  c'est  peut-être  qu'ils  se  reposent 
d'avoir  agi,  ou  se  préparent  pour  agir 
encore;  enfin,  ils  ne  perdent  aucune 
force  de  l'ame  dans  la  société,  et  toutes 
s'amassent  en  eux  pour  les  circons- 
tances décisives. 


272         CORINNE  OU   L'iTAWfc. 

Dans  cette  assemblée  de  Rome,  où 
se  trouvaient  Oswakl  et  Corinne,  il  y 
avait  des  hommes  qui  perdaient  des 
sommes  énormes  au  jeu,  sans  qu'on  pût 
l'apercevoir  le  moins  du  monde  sur 
leur  physionomie:  ces  mêmes  hommes 
auraient  eu  l'expression  la  plus  vive  et 
les  gestes  les  plus  animés,  s'ils  avaient 
raconté  quelques  faits  de  peu  d'impor- 
tance. Mais  quand  les  passions  arrivent 
à  un  certain  degré  de  violence,  elles 
craignent  les  témoins,  et  se  voilent 
presque  toujours  par  le  silence  et  Tim- 
mobilité. 

Lord  Nelvil  avait  conservé  un  res- 
sentiment amer  de  la  scène  du  bal  ;  il 
croyait  que  les  Italiens  et  leur  manière 
animée  -d'exprimer  l'enthousiasme, 
avaient  détourné  de  lui,  du  moins 
pour  un  moment,  l'intérêt  de  Corinne. 
Il  en  était  tiès-malheureux  ;  mais  sa 
fierté  lui  conseillait  de  le  cacher,  ou 
de  le  témoigner  seulement  eu  mon- 
trant du  dédain  pour  les  suffrages  qui 


CORINNE  OU  l'italie.      273 

flattaient  sa  brillante  amie.  On  lui  pro- 
posa de  jouer,  il  le  refusa  ;  Corinne 
aussi;  et  elle  lui  fit  signe  de  venir  s'as- 
seoir à  côté  d'elle.  Oswald  était  inquiet 
de  compromettre  Corinne,  en  passant 
ainsi  la  soirée  seule  avec  elle  en  pré- 
sence de  tout  le  monde.  — Soyez  tran- 
quille, lui  dit-elle,  personne  ne  s'oc- 
cupera de  nous  ;  c'est  l'usage  ici  de  ne 
faire  en  société  que  ce  qui  plaît  ;  il  n'y  a 
pas  une  convenance  établie,  pas  un 
égard  exigé,  une  politesse  bienveillante 
suffit  ;  personne  ne  veut  que  l'on  se 
gêne  les  uns  pour  les  autres.  Ce  n'est 
sûrement  pas  un  pays  où  la  liberté  sub- 
siste telle  que  vous  l'entendez  en  An- 
gleterre; maison  y  jouit  d'une  parfaite 
indépendance  sociale.  —  C'est-à-dire, 
reprit  Oswald,  qu'on  n'y  montre  au- 
cun respect  pour  les  mœurs. — Au 
moins,  interrompit  Corinne,  aucune 
hypocrisie.  M.  de  La  Rochefoucault 
a  dit  :  Le  moindre  des  défauts  d\t?ie 
femme  galante  ,€st  de  l'être.     En  effet, 


274      CORINNE  OU  l'italie, 

quels  que  soient  les  torts  des  femmes 
en  Italie,  elles  n'ont  pas  recours  au 
mensonge;  et  si  le  mariage  n'y  est  pas 
assez  respecté,  c'est  du  consentement 
des  deux  époux. 

— Ce  n'est  point  la  sincérité  qui  est 
la  cause  de  ce  genre  de  franchise,  ré- 
pondit Oswald,  mais  l'indifférence  pour 
l'opinion  publique.  En  arrivant  ici, 
j'avais  une  lettre  de  recommandatwn 
pour  une  princesse  ;  je  la  donnai  à 
mon  domestique  de  place  pour  la  por- 
ter ;  il  me  dit:  Monsieur,  dans  ce  mo- 
ment cette  lettre  ne  nous  servirait  à 
riehj  car  la  princesse  ne  voit  personne^ 
elle  est  inamojiata;  et  cet  état  d'être 
I K  A  MORATA  sc  proclamait  commc  toute 
autre  situation  de  la  vie,  et  cette  pu- 
blicité n'est  point  exdusée  par  une  pas- 
sion extraordinaire;  plusieurs  attache- 
meus  se  succèdent  ainsi,  et  sont  égale- 
ment connus.  Les  femmes  mettent  si 
peu  de  mystère  à  cet  égard,  qu'elles 
avouent  leurs  liaisons  avec  moins  d'em- 


CORINNE  OU  l'italie.      275 

barras  que  nos  femmes  n'en  auraient  en 
parlant  de  leur  époux.  Aucun  senti- 
ment profond  ni  délicat  ne  se  mêle,  oa 
le  croit  aisément,  à  cette  mobilité  sans 
pudeur.  Aussi,  dans  cette  nation  où 
l'on  ne  pense  qu'à  l'amour,  il  n'y  a  pas 
un  seul  roman,  parce  que  l'amour  y  est 
si  rapide,  si  public,  qu'il  ne  prête  à 
aucun  genre  dedéveloppemens,  et  que, 
pour  peindre  véritablement  les  mœurs 
générales  à  cet  égard,  il  faudrait  com- 
mencer et  finir  dans  la  première  page. 
Pardon,  Corinne,  s'écria  lord  Nelvil,  en 
remarquant  la  peine  qu'il  lui  faisai|: 
éprouver,  vous  êtes  Italiennes,  cette 
idée  devrait  me  désarmer.  Mais  l'une 
des  causes  de  votre  grâce  incomparable, 
c'e&t  la  réunion  de  tous  les  charmes  qui 
caractérisent  les  difterentes  nations.  Je 
n€  sais  dans  quel  pays  vous  avez  été 
élevée;  mais  certainement  vous  n'avez 
pas  passé  toute  votre  vie  en  Italie  :  peut- 
être  est-ce  en  Angleterre  même A^! 

Corinne,  si  cela  était  vrai,  comment 


276       CORINNE  OU   l'italie. 

auriez-vous  pu  quitter  ce  sanctuaire 
de  la  pudeur  et  de  la  délicatesse  pour 
venir  ici,  où  non-seulement  la  vertu, 
mais  l'amour  même  est  si  mal  connu? 
On  lé  respire  dans  l'air;  mais  pénètre- 
t-il  dans  le  cœur  ?     Les  poésies,   dans 
lesquelles  l'amourjoue  un  si  grand  rôle, 
ont  beaucoup  de  grâce,   beaucoup  d'i- 
magination; elles  sont  ornées  par  des 
tableaux  brillans  dont  les  couleurs  sont 
vives  et  voluptueuses.     Mais  où  trou- 
verez-vous  ce  sentiment  mélancolique 
et  tendre  qui  anime  notre  poésie?  Que 
pourriez-vous   comparer    à    la    scène 
de   Belvidera  et  de  son  époux,  dans 
■  ■— Otway;  à  Roméo,  dans  Shakespeaie; 
enfin  surtout  aux  admirables  vers  de 
Thomson,  dans  son  chant  du  printemps, 
lorsqu'il  peint  avec  des  traits  si  nobles 
et  si  touchans  le  bonheur  de  rameur 
dans  le  mariage.     Y  a-t-il  un  tel  ma- 
riage en  Italie?  Et  là  où  il  n'y  a  pas  de 
bonheur  domestique,  peut-il  exister  de 
l'amour  ?    N'est-ce  pas  ce  bonheur  qui 


CORINNE  OU  l'italie      277 

est  le  but  de  la  passion  du  cœur,  comme 
la  possession  est  celui  de  la  passion  des 
sens?  Toutes  les  femmes  jeunes  et  belles 
ne  se  ressemblent-elles  pas,  si  les  qua- 
lités de  l'ame  et  de  l'esprit  ne  fixent  pas 
la  préférence?  et  ces  qualités,  que  font- 
elles  désirer?  le  mariage,  c'est-à-dire 
l'association  de  tous  les  sentimens  et  de 
toutes  les  pensées.  L'amour  illégitime, 
quand  malheureusement  il  existe  chez 
nous,  est  encore,  si  j'ose  m'exprimer 
ain^,  un  reflet  du  mariage.  On  y  cher- 
che ce  bonheur  intime  qu'on  n'a  pu 
goûter  chez  soi,  et  l'infidélité  même  est 
plus  morale  en  Angleterre,  que  le  ma- 
riage en  Italie. — 

Ces  paroles  étaient  dures,  elles  bles- 
sèrent profondément  Corinne,  et  se  le- 
vant aussitôt,  les  yeux  remplis  de  lar- 
mes, elle  sortit  de  la  chambre  et  re- 
tourna subitement  chez  elle.  Oswald 
fut  au  désespoir  d'avoir  oflfenséCorinne; 
mais  il  avait  une  sorte  d'irritation  de 
ses  succès  du  bal  qui  s'était  trahie  par 


278       CORINNE  ou  l'italie. 

les  paroles  qui  venaient  de  lui  échap- 
per. Il  la  suivit  chez  elle,  mais  elle  re- 
fusa de  lui  parler.  Il  y  retourna  le  len- 
demain matin  encore  inutilement,  sa 
porte  était  fermée.  Ce  refus  prolongé 
de  recevoir  lord  Nelvil  n'était  pas  dans 
le  caractère  de  Corinne,  mais  elle  était 
douloureusement  affligée  de  l'opinion 
qu'il  avait  témoignée  sur  les  Italiennes, 
et  cette  opinion  même  lui  faisait  une 
loi  àe  cacher  à  l'avenir,  si  elle  le  pou- 
vait, le  sentiment  qui  l'entraînait.  - 

Oswald  de  son  côté  trouvait  que  Co- 
rinne ne  se  cond-uisait  pas  dans  cette 
circonstance  avec  la  simplicité  qui  lui 
était  naturelle,  et  il  se  confirmait  tou- 
jours plus  dans  le  mécontentement  que 
le  bal  lui  avait  causé,  il  excitait  en  lui 
cette  disposition  qui  pouvait  lutter 
contre  le  sentiment  dont  il  redoutait 
l'empire.  Ses  principes  éta"rent  sévères, 
et  le  mystère  qui  enveloppait  la  vie  pas- 
sée de  celle  qu'il  aimait  lui  causait  une 
grande  douleur.    Les  manières  de  Co- 


CORINNE  OU  l'iTALIE.        279 

rinne  lui  paraissaient  pleines  de  char- 
mes, mais  quelquefois  un  peu  trop  ani- 
mées par  le  désir  uni  versel  de  plaire.  Il 
lui  trouvait  beaucoup  de  noblesse  et  de 
réserve  dans  ses  discours  et  dans  son 
maintien,  mais  trop  d'indulgence  dans 
les  opinions.  Enfin  Oswald  était  un 
homme  séduit,  entraîné,  mais  conser- 
vant au-dedans  de  lui-même  un  oppo- 
sant qui  combattait  ce  qu'il  éprouvait. 
Cette  situation  porte  souvent  à  l'amer- 
tume. On  est  mécontent  de  soi-même 
et  des  autres.  L'on  souffre,  et  l'on  a; 
comme  unef sorte  de  besoin  de  souffrir 
encore  davantage,  ou  du  moins  d'ame-» 
ner  une  explication  violente  qui  fasse 
triompher  complètement  l'un  des  deux 
sentimens  qui  déchirent  le  cœur. 

C'est  dans  cette  disposition  que  lord 
Nelvil  écrivit  à  Corinne.  Sa  lettre  était 
amère  et  inconvenabie  :  il  le  sentait, 
mais  des  mouvemens  confus  le  por- 
taient à  l'envoyer  :  il  était  si  malheu- 
reux par  ses  combats,  qu'il  voulait  à 


280         CORINNE  OU   l'iTALIE. 

tout  prix  une  circonstance  quelconque 
qui  pût  les  terminer. 

Un  bruit  auquel  il  ne  croyait  pasr 
mais  que  le  comte  d'Erfeuil  était  venu 
lui  raconter,  contribua  peut-être  en- 
core à  rendre  ses  expressions  plus  âpres. 
On  répandait  dans  Rome  que  Corinne 
épouserait  le  prince  d'Amalfi.  Oswald 
savait  bien  qu'elle  ne  l'aimait  pas,  et 
devait  penser  que  le  bal  était  la  seule 
cause  de  cette  nouvelle  ;  mais  il  se  per- 
.suada  qu'elle  l'avait  reçu  chez  elle  le 
matin  du  jour  où  il  n'avait  pu  lui-même 
être  admis;  et  trop  fier  pour  exprimer 
un  sentiment  de  jalousie,  il  satisfit  son 
mécontentement  secret  en  dénigrant  la 
nation  pour  laquelle  il  voyait  avec  tant 
de  peine  la  prédilection  de  Corinne. 


CORINNE    OU    L*ITAL1E.         281 


CHAPITRE  III. 


Lettre  (tOswald  à  Corinne. 

Ce  24  Janvier  1796. 

"  V  ous  refusez  de  me  voir,  vous  êtes 
*'  offensée  de  notre  conversation  d'a- 
**  vant  hier;  vous  vous  proposez  sans 
*'  doute  de  ne  plus  admettre  à  l'avenir 
**  chez  vous  que  vos  compatriotes:  vous 
"  voulez  expier  apparemment  le  tort 
"  que  vous  avez  eu  de  recevoir  un 
*'  homme  d'une  autre  nation.  Cepen- 
"  dant,  loin  de  me  repentir  d'avoir  parlé 
"  avec  sincérité  sur  les  Italiennes,  à 
*'  vous  que  dans  mes  chimères  je  vou- 
"  lais  considérer  comme  une  Anglaise, 
*'  j\  serai  dire  avec  bien  plus  de  force 
*'  encore  que  vous  ne  trouverez  ni  bon- 
*'  heur,  ni  dignité,  si  vous  voulez  faire 


282        CORINNE    OU    l'iTALIE. 

"  choix  d'un  époux  au  milieu  de  la  so- 
*'  ciété  qui  vous  environne.  Je  ne  con« 
"  nais  pas  un  homme  parmi  les  Italiens 
"  qui  puisse  vous  mériter  ;  il  n'en  est 
*'  pas  un  qui  vous  honorât  par  son  al- 
"  liance,  de  quelque  titre  qu'il  vous 
"  revêtît.  Les  hommes  enltahci  valent 
*'  beaucoup  moins  que  les  femmes;  car 
**  ils  ont  les  défauts  des  femmes,  et  les 
"leurs  propres  en  sus»  Me  persua- 
**  derez-vous  qu'ils  sont  capables  d'a- 
**  mour,  ces  habitans  du  midi  qui  fuient 
'*  avec  tant  de  soin  la  peine,  et  sont 
**  si  décidés  au  bonheur?  N'avez- vous 
**  pas  vu,  je  le  tiens  de  vous,  le  mois 
^*  dernier,  au  spectacle,  un  homme  qu* 
"  avait  perdu  huit  jours  auparavant  sa 
J'  femme,  et  une  femme  qu'il  disait  ai- 
*'  mer.  On  veut  ici  se  débarrasser,  le 
"  plus  tôt  possible,  et  des  morts,  et  de 
**  l'idée  de  la  mort.  Les  cérémonies  des 
**  funérailles  sont  accomplies  par  les 
*'  prêtres,  comme  les  soins  de  l'amour 
*'  sont  observés  par  les  cavaliers  ser- 


CORINNE  OIT  l'iTALIE.         283 

''  vans.  Les  rites  et  l'habitude  ont  tout 
*'  prescrit  d'avance,  les  regrets  et  l'en* 
**  thousiasme  n'y  sont  pour  rien.  Enfin, 
*'  et  c'est  là  surtout  ce  qui  détruit  l'a- 
''  mour,  les  hommes  n'inspirent  aucun 
''  genre  de  respect  aux  femmes;  elles 
"  ne  leur  savent  aucun  gré  de  leur  sou- 
**  mission,  parce  qu'ils  n'ont  aucune 
**  fermeté  de  caractère,  aucune  occu- 
*•  pation  sérieuse  dans  la  vie.  Il  faut, 
*'  pour  que  la  nature  et  l'ordre  social  se 
"  montrent  dans  toute  leur  beauté, 
**  qu€  l'homme  soit  le  protecteur  et  la 
"  femme  protégée,  mais  que  ce  protec- 
"  teur  adore  la  faiblesse  qu'il  défend» 
*'  et  respecte  la  divinité  sans  pouvoir, 
"  qui,  comme  ses  dieux  Pénates,  porte 
*'  bonheur  à  sa  maison.  Ici  l'on  dirait 
"  presque  que  les  femmes  sont  le  sul- 
"  tan  et  les  hommes  le  sérail. 

*'  Les  hommes  ont  la  douceur  et  la 
*'  souplesse  du  caractère  des  femmes. 
**  Un,  proverbe  italien  dit:  Swz  ne  sait 
**  pas  feindre  ne  sait  pas  vivre.  N'est-ce 


284       CORINNE  OU  l'italie. 

"  pas  là  un  proverbe  de  femme  ?  Et  eu 
"  effet,  dans  un  pays  où  il  n'y  a  ni 
"  carrière  militaire,  ni  institution  libre, 
"  comment  un  homme  pourrait-il  se 
"  former  à  la  dignité  et  à  la  force?  Aussi 
*'  tournent-ils  tout  leur  esprit  vers 
"  l'habileté;  ils  jouent  la  vie  comme 
**  une  partie  d'échecs,  dans  laquelle  le 
"  succès  est  tout.  Ce  qu'il  leur  reste  de 
"  souvenirs del'antiquitéjC'est  quelque 
*'  chose  de  gigantesque  dans  les  expres- 
"  sions  et  dans  la  magnificence  exté- 
**  rieure;  mais  à  côté  de  cette  grandeur 
"  sans  base,  vous  voyez  souvent  tout 
"  ce  qu'il  y  a  de  plus  vulgaire  dans  les 
**  goûts  et  deplusmisérablementnégli- 
"  gé  dans  la  vie  domestique.  Est-ce  là, 
**  Corinne,  la  nation  que  vous  devez 
"  préférer  à  toute  autre?  Est-ce  elle, 
"dont -les  bruyans  applaudissemens 
**  vous  sont  si  nécessaires,  que  toute 
*'  autre  destinée  vous  paraîtrait  silen- 
*'  cieuse  à  côté  de  ces  bravo  retentis- 
"  sans  ?  Qui  pourrait  se  flatter  de  vous 


CORINNE    OU'l'iTALIE.  285 

*'  rendre  heureuse  en  vous  arrachant  à 
**  ce  tumulte  ?  Vous  êtes  une  personne 
**  inconcevable,  profonde  dans  vos 
"  sentimens  et  légère  dans  vos  goûts; 
'  indépendante  par  la  fierté  de  votre 
"  aine,  et  cependant  asservie  par  le 
*'  besoin  des  distractions;  capable 
"  d'aimer  un  seul,  mais  ayant  besoin 
"de  tous.  Vous  êtes  une  magicienne 
*'  qui  inquiétez  et  rassurez  alternative- 
"  ment  ;  qui  vous  montrez  sublime  et 
**  disparaissez  tout  à  coup  de  cette  ré- 
"  gion  où  vous  êtes  seule,  pour  vous 
*'  confondre  dans  la  foule.  Corinne, 
'*  Corinne,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
"  vous  redouter  en  vous  aimant  !" 

OsWALD. 

Corinne,  en  lisant  cette  lettre  fut 
offensée  des  préjugés  haineux  qu'Os- 
wald  exprimait  contre  sa  nation.  Mais 
elle  eut  cependant  le  bonheur  de  de- 
viner qu'il  était  irrité  de  la  fête  et  de 
ce  qu'elle  s'était  refusée  à  le  recevoir 


285         CORINNE  OCT  L'iTALIt. 

depuis  la  conversation  du  souper;  cette 
réflexion  adoucit  un  peu  l'impression 
pénible  que  lui  faisait  sa  lettre.  Elle 
hésita  quelque  temps,  ou  du  moins 
crut  hésiter  sur  la  conduite  qu'elle  de- 
vait tenir  envers  lui.  Son  sentiment 
l'entraînait  à  le  revoir,  mais  il  lui  était 
extrêmement  pénible  qu'il  pût  s'imagi- 
ner qu'elle  désirait  de  l'épouser,  bien 
que  leur  fortune,  fût  au  moins  égale 
et  qu'elle  pût,  en  révélant  son  nom, 
montrer  qu'il  n'était  en  rien  inférieur 
à  celui  de  lord  Nelvil.  Néanmoins,  ce 
qu'il  y  avait  de  singulier  et  d'indépen- 
dant dans  le  genre  de  ^^e  qu'elle  avait 
adopté  devait  lui  inspirer  de  l'éloigné- 
ment  pour  le  mariage;  et  sûrement  elle 
en  aurait  repoussé  l'idée,  si  son  senti- 
ment ne  l'eût  pas  aveuglée  sur  toutes 
les  peines  qu'elle  aurait  à  souffrir  en 
épousant  un  Anglais  et  en  renonçant 
à  ritalie. 

On  peut  abdiquer  la  fierté  dans  tout 
ce  qui  tient  au  cœur,  mais  dès  que  les 


CORINNE  OU  l'italie.      287 

convenances  ou  les  intérêts  du  monde  . 
se  présentent  de  qtielque  manière  pour 
obstacle,  dès  qu'on  peut  supposer  que 
la  personne  qu'on  aime  ferait  un  sacri- 
fice quelconque  en  s'unissant  à  vous, 
il  n'est  plus  possible  de  lui  montrer  à 
cet  égard  aucun  abandon  de  sentiment. 
Corinne  néanmoins,  ne  pouvant  se  ré- 
soudre  à   rompre  avec  Oswald,  vou- 
lut se   persuader  qu'elle    pourrait  le 
voir  désormais  et  lui  cacher  l'amour 
qu'elle  ressentait  pour  lui  ;  c'est  donc 
dans  cette  intention  qu'elle  se  fit  une 
loi  dans  sa  lettre  de  répondre  seule, 
ment  à  ses  accusations  injustes  contre 
la  nation  italienne,  et  de  raisonner  avec 
lui  sur  ce  sujet  comme  si  c'était  le  seul 
qui  l'intéressât.    Peut-être  la  meilleure/ 
manière  dont  une  femme  d'un  esprit! 
supérieur  peut  reprendre  sa  froideur  I 
et  sa  dignité,  c'est  lorsqu'elle  se  re- 
tranche dans  la  pensée  comme  dans  i 
un  asile.  -'- 


288         CORINNE    OU    L*ITALIE. 

Corinne^  à  lord  Nelvil, 

Ce  25  janvier  1795. 

**  Si  votre  lettre  ne  concernait  que 
**  moi,  Mylord,  je  n'essaierais  point 
**  de  nie  justifier  :  mon  caractère  est 
"  tellement  facileà  connaître,  que  celui 
*'  qui  ne  me  comprendrait  pas  de  lui- 
"  même  ne  me  comprendrait  pas  da- 
**  vantage  par  l'explication  que  je  lui 
'*  en  donnerais.  La  réserve  pleine  de 
"  vertu  des  femmes  anglaises,  et  l'art 
*'  plein  de  grâce  des  femmes  françaises, 
**  servent  souvent  à  cacher,  croyez- 
"  moi,  la  moitié  de  ce  qui  se  passe 
"  dans  Tame  des  unes  et  des  autres  : 
"  et  ce  qu'il  vous  plaît  d'appeler  en 
"  moi  de  la  magie,  c'est  un  natnrel 
*'  sans  contrainte  qui  laisse  voir  quel- 
*?  quefois  des  sentimens  divers  et  des 
"  pensées  opposées,  sans  travailler  à 
**  les  mettre  d'accord;  car  cet  ac- 
*'  cord,  quand  il  existe,  est  presque 
**  toujours  factice,  et  la  plupart  des 


CORINNE  ou  l'italie.       289 

"  caractères  vrais  sont  inconséquens  : 
"  mais   ce  n'est  pas  de  moi  dont  je 
*'  veux  vous  parler,   c'est  de  la  nation 
*'  infortunéequevousattaquezsi  cruel- 
*'  lement.  Serait-ce  mon  aftection  pour 
*'  mes  amis  qui  vous  inspirerait  cette 
**  malveillance  amère  ?  vous  me  con- 
*'  naissez  trop  pour  en  être  jaloux  ;  et 
"  je  n'ai  point  l'orgueil  de  croire  qu'un 
"  tel  sentiment  vous  rendît  injuste  au 
"  point  où  vous  l'êtes.    Vous  dites  sur 
*'  les  Italiens  ce  que  disent  tous  les 
*'  étrangers,  ce   qui   doit   frapper   au 
**  premier  abord:  mais  il  faut  pénétrer 
"  plus  avant  pour  juger  ce  pays  qui  a 
**  été  si  grand  à  diverses  époques.  D'oii 
"  vient  donc  que  cette  nation   a  été 
'*  sous  les  Romains  la  plus  militaire  de 
*'  toutes,   la  plus  jalouse  de  sa  liberté 
**  dans  les  républiques  du  moyen  âge, 
*'  et  dans  le   seizième  siècle  la   plus 
*'  illustre  par  les  lettres,  les  sciences  et 
"  les  arts?   N'a-t-el le  pas  poursuivi  la 
"  gloire  sous  toutes  les  formes  ?  Et  si 
Tome  I.  N 


.2^0         CORIKNE  OU    l'iTALIE. 

"  maintenant  elle  n'en  a  plus,  pourquoi 
"  n'en  accuseiiez-vous  pas  sa  situation 
"  politique,  puisque  dans  d'autres  cir- 
'*  constances  elle  s'est  montrée  si  diffé- 
"  rente  de  ce  qu'elle  est  maintenant  ? 

"  Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  les 
"  torts  des  Italiens  ne  font  que  m'ins- 
"  pirer  un  sentiment  de  pitié  pour  leur 
**  sort.  Les  étrangers  de  tout  temps  ont 
"  conquis,  déchiré  ce  beau  pays,  l'ob- 
"jet  de  leur  ambition  perpétuelle  ;  et 
*'  les  étrangers  reprochent  avec  amer- 
*'  tume  à  cette  nation  les  torts  des  na- 
*'  tions  vaincues  et  déchirées  !  L'Eu- 
"  rope  a  reçu  des  Italiens  les  arts  et 
**  les  sciences,  et  maintenant  qu'elle 
*'  a  tourné  contre  eux  leurs  propres 
"  présens,  elle  leur  conteste  souvent 
*'  encore  la  dernière  gloire  qui  soitper- 
"  mise  aux  nations  sans  force  militaire 
**  et  sans  liberté  politique,  la  gloire  des 
*^  sciences  et  des  arts. 

"  Il  est  si  Vrai  que  les  gouverne- 
"  mens  font  le  caractère  dès  nations, 


CORINNE  ou  L'iTAHE.         SQ* 

**  que,  dans  cette  même  Italie,  vous 
"  voyez  des  différences  de  mœurs. re- 
*'  marquables  entre  les  divers  «tats  qui 
"  la  composent.  Les  Piémontais,  qui 
**  formaient  un  petit  corps  de  nation,  ^ 
"  ont  l'esprit  plus  militaire  que  le  reste 
**  de  l'Italie;  les  Florentins,  qui  ont 
"  possédé  ou  la  liberté,  ou  des  princes 
"  d'un  caractère  libéral,  sont  éclairés 
**  et  doux;  les  Vénitiens  et  les  Génois 
*'  se  montrent  capables  d'idées  politi- 
**ques,  parce  qu'il  y  a  chez  eux  une 
**  aristocratie  républicaine;  les  Milanais 
*'  sont  plus  sincères,  parce  que  les  na- 
*' tions  du  nord  y  ont  apporté  depuis 
*'  long- temps  ce  caractère  ;  les  Napoli- 
"  tains   pourraient    aisément  devenir 
*'  belliqueux,  parce  qu'ils  ont  été  réu- 
"  nis,  depuis    plusieurs   siècles,   sous 
"un  gouvernement   très  -  imparfait, 
"  mais  enfin  sous   un  gouvernement 
"  à  eux.  La  noblesse  romaine,  n'ayant 
"  rien  à  faire  ni  militairement,  ni  pp- 
**  litiquement,  doit  être  ignorante  et 

N  2 


€92  CORINNE   OU     l'iTALIE. 

"  paresseuse  ;  mais  l'esprit  des  ecclé- 
"  siastiques,  qui  ont  une  carrière  et 
*'  une  occupation,  est  beaucoup  plus 
"  développé  que  celui  des  nobles  ;  et 
**  comme  le  gouvernement  papal  n'ad- 
**  met  aucune  distinction  de  naissance, 
"  et  qu'il  est  au  contraire  purement 
*'  électif  dans  l'ordre  du  clergé,  il  en 
"  résulte  une  sorte  de  libéralité,  non 
*'  dans  les  idées,  mais  dans  les  habi- 
"  tudes,  qui  fait  de  Rome  le  séjour 
*'  le  plus  agréable  pour  tous  ceux  qui 
"n'ont  plus  ni  l'ambition,  ni  lapossi- 
"  bilité  déjouer  un  rôle  dans  le  monde. 
"  Les  peuples  du  midi  sont  plus 
**  aisément  modifiés  par  leurs  insti- 
**  tutions  que  les  peuples  du  nord .;  ils 
*'  ont  une  indolence  qui  devient  bien- 
'''  tôt  de  la  résignation  j  et  la  nature 
**  leur  offre  tant  de  jouissances,  qu'ils 
**  se  consolent  facilement  de  celles  que 
**  la  société  leur  refuse.  Il  y  a  sûre- 
**  ment  beaucoup  de  corruption  en 
**  Italie,  et  cependant  la  civilisation  y 


CORINNE    OU.    L'ITALIE.  2^3 

*'  est  beaucoup  moins  raffinée  que  clans 
"  d'autres  pays.  On  pourrait  presque 
*'  trouver  quelque  chose  de  sauvage  à 
"  ce  peuple,  malgré  la  finesse  de  son 
"  esprit  :  cette  finesse  ressemble  à  celle 
*'  du  chasseur  dans  Tart  de  surprendre 
*'  sa  proie.  Les  peuples  indolens  sont 
"  facilement  rusés  ;  ils  ont  une  habi- 
'*  tude  de  douceur  qui  leur  sert  à  dis- 
**  stimuler,  quand  il  le  faut,  même 
**  leur  colère;  c'est  toujours  avec  ses 
"  manières  accoutumées  qu'on  par- 
**  vient  à  cacher  une  situation  acci^ 
**  dentelle. 

"Les  Italiens  ont  de  la  sincérité, 
*'  de  la  fidélité  dans  les  relations  pri- 
*'  vées.  L'intérêt,  l'ambition,  exercent 
**  un  grand  empire  sur  eux,  mais  non 
"  l'orgueil  ou  la  vanité  :  les  distinctions 
**  de  rang  y  font  très- peu  d'impression; 
"  il  n'y  a  point  de  société,  point  de 
'*  salon,  point  de  mode,  point  de  pe- 
''  tits  moyens  journaliers  de  faire  effet 
**  en  détail.  Ces  sources  {habituelles  de 

3 


^$4  CORINNE    OU     l'iTA^IE, 

**  dissimulation  et  d'envie  n'existent 
*'  point  chez  eux  ;  quand  ils  trompent 
**  leurs  ennemis  et  leurs  concurrens, 
**  c'est  parce  qu'ils  se  considèrent  avec 
"  eux  comme  en  état  de  guerre  ;  mais 
"  en  paix,  ils  ont  du  naturel  et  de  la 
"  vérité.  C'est  même  cette  vérité  qui 
•'  est  cause  du  scandale  dont  vous 
*'  vous  plaignez  ;  les  femmes  entendant 
**  parler  d'amour  sans  cesse,  vivant  au 
•*  au  milieu  des  séductions  et  des  exem- 
"  pies  de  l'amour,  ne  cachent  pas  leurs 
"  sentimens,  et  portent  pour  ainsi  dire 
"  une  sorte  d'innocence  danslagalan- 
"**  terie  même  ;  elles  ne  se  doutent  pas 
"non  plus  du  ridicule,  surtout  de 
"  celui  que  la  société  peut  donner.  Les 
**  unes  sont  d'une  ignorance  telle, 
"  qu'elles  ne  savent  pas  écrire,  et  l'a- 
'*  vouent  publiquement  ;  elles  font  ré- 
**  pondre  à  un  billet  du  matin  par  leur 
'*  procureur  (  il  paglietto  ) ,  sur  du 
**  papier  à  grand  format,  et  en  style 
"  de  requête.  Mais  en  revanche,  parmi 


CORINNE  OU  l'italie.       295 

"  celles  qui  sont  instruites,  vous  eit 
'*  verrez  qui  sont  professeurs  dans  les 
«'  académies,  et  donnent  des  leçons 
"  publiquement  en  écharpe  noire  ;  ^t 
"  si  vous  vous  avisiez  de  rire  de  cela, 
*•  Ton  vous  répondrait  :  ¥  a-t-il  du  mal 
*'  à  savoir  k  grec  ?  y  a-t-il  du  mal  à 
"  gagner  sa  vie  par  son  travail  ?  pour- 
*^  quoi  riez-vous  donc  d^me  chose  aussi 
"  simple  ? 

*•  Enfin,  Mylord,  aborderai-je  un 
"  siyet  plus  délicat?  chercherai-je  à 
"  démêler  pourquoi  les  hommes  mon- 
"  trent  souvent  peu  d'esprit  militaire  ? 
*'  Ils  exposent  leur  vie  pour  l'amour 
"  et  la  haine  avec  une  grande  facilité  ; 
*'  et  les  coups  de  poignard  donnés  et 
"  reçus  pour  cette  cause  n'étonnent  ni 
"n'intimident  personne;  ils  ne  crai- 
"  gnent  point  la  mort,  quand  les  pas- 
*'  sions  naturelles  commandent  de  la 
*' braver;  mais  souvent,  il  faut  l'a- 
"  vouer,  ils  aiment  mieux  la  vie  que 
**  des  intérêts  politiques,    qui  ne  les 


^9^        CORINNE    OU     LITALIK. 

♦*  touchent  guère,  parce  qu'ils  n'ont 
"  point  (le  patrie.  Souvent  aussi  l'iion- 
"  neur  chevaleresque  a  peu  d'empire 
*'  au  milieu  d'une  nation  où  l'opinion 
"  et  la  société  qui  la  forme  n'existent 
"  pas  ;  il  est  assez  simple  que,  dans 
"  une  telle  désorganisation  de  tous  les 
**  pouvoirs  publics,  les  femmes  pren- 
*'  nent  beaucoup  d'ascendant  sur  les 
"  hommes,  et  peut-être  en  ont-elles 
"  trop  pour  les  respecter  et  les  admirer. 
*•  Néanmoins  leur  conduite  envers  elles 
"  est  pleine  de  délicatesse  et  de  dé- 
"  vouement.  Les  vertus  domestiques 
•*  font  en  Angleterre  la  gloire  et  le  bon- 
"  heurdes  femmes  ;  mais  s'il  y  a  des 
"  pays  où  l'amour  subsiste  hors  des 
"  liens  sacrés  du  mariage,  parmi  ces 
"  pays,  celui  de  tous  où  le  bonheur 
"  des  femmes  est  le  plus  ménagé^  c'est 
*'  ritalie.  Les  hommes  s'y  sont  fait  une 
"  morale  pour  des  rapports  hors  de  la 
'*  morale,  mais  du  moins  ont-ils  été 
"  justes  et  généreux  dans   le  partage 


CORINNE  OU   l'iTALIE.         ^97 

"  des  devoirs  ;  ils  se  sont  considérés 
*'  €ux-mêmes  comme  plus  coupables 
*'  q^ie  les  femmes,  quand  ils  brisaient 
*'  les  liens  de  l'amour,  parce  que  les 
"  femmes  avaient  fait  plus  de  sacri- 
"  fices,  et  perdaient  davantage;  ils  ont 
"  pensé  que,  devant  le  tribunal  du 
"  cœur,  les  plus  criminels  sont  ceux 
*'  qui  font  le  plus  de  mal  :  quand  les 
"  hommes  ont  tort,  c'est  par  dureté  ; 
"  quand  les  femmes  ont  tort,  c'est  par 
"  faiblesse.  La  société,  qui  est  à  la  fois 
"  rigoureuse  et  corrompue,  c'est-à-dire 
^*  impitoyable  pour  les  faut'es,  quand 
"  elles  entraînent  des  malheurs,  doit 
"  être  plus  sévère  pour  les  femmes; 
"  mais,  dans,  un  pays  où  il  n'y  pas  de 
"  société,  la  bonté  naturelle  a  plus 
"  d'influence.. 

"  Les  idées  de  considération  et  de 
"  dignité  sont  beaucoup  moins  puis- 
**  santés,  et  même  beaucoup  moins 
"  connues,  j'en  conviens,  en  Italie^ 
"  que  partout  ailleurs.     L'absence  de 

5. 


fWS         CORINNE  OÙ  L'ITALIE. 

**  société  et  d'opinion  publique  en  est 
"  la  cause  :  mais,  malgré  tout  ce  qu'on 
*'  a  dit  de  la  perfidie  des  Italiens,  je 
**  soutiens  que   c'est  un  des  pays  du 
"  monde  où  il  y  a  le  plus  de  bonhomie. 
*•  Cette  bonhomie  est  telle  dans  tout 
**  ce  qui  tient  à  la  vanité,  que  bien  que 
**  ce  pays  soit  celui  dont  les  étrangère 
"  aient  dit  le  plus  de  mal,  il  n'en  est 
**  point  où  ils  rencontrent  un  accueil 
*'  aussi  bienveillant.    On  reproche  aux 
"  Italiens   trop  de  penchant  à  la  flat- 
**  tcrie;  mais  il  faut  aussi  convenir  que 
"  la  plupart  du  temps,  ce  n'est  point 
"  par  calcul,  mais  seulement  par  désir 
"  de   plaire   qu'ils    prodiguent    leurs 
"  douces  expressions,  inspirées  par  une 
**  obligeance  véritable;  ces  expressions 
**  ne  s<mt  point  démenties  par  lacon- 
**  duite  habituelle  de  la  vie.  Toutefois 
"  seraient-ils  fidèles  à  l'amitié  dans  des 
"  circonstances    extraordinaires,     s'il 
"  fallait  braver  pour  elle  les  périls  et 
"  l'adversité?  Le  petit  nombre,  j'en 


CORINNE  ou  l'italie.      299 

**  conviens,  le  très-petit  nombre  en 
"  serait  capable  ;  mais  ce  n'est  pas  à 
"  l'Italie  seulement  que  cette  obi^eir 
**  vation  peut  s'appliquer. 

"  Les  Italiens  ont  une  paresse  orien'- 
"  taie  clans  l'habitude  de  la  vie;  mais  il 
"  n'y  a  point  d'hommes^  plus  persévé- 
**  rans  ni  plus  actifs>  quand  une  fois 
*"*  leurs  passions  sont  excitées.  Cesmê- 
**  mes  femmes   aussi  que   vous  voyez. 
"  indolentes  comme  les  Odalisques  du 
*'  serai I  sont  capables  tout  à  coup  des- 
**  actions  les  plus  dévouées.  Il  y  a  des 
"  mystères  dans  le  caractère  et  l'ima- 
"  gination  des  Italiens,  et  vousy  renr 
**  contrez  tour  à  tour  des  traits  inat- 
**  tendus  de  générosité  et  d'amitié,  ou 
"  des  preuves  sombres  et  redoutables 
"  de  haine  et  de  vengeance.     Il  n'y  â, 
**  ici  d'émulation  pour  rien:  la  vie  n'y 
*'  est  plus  qu'un  sommeil  rêveur  sous, 
**  un  beau  ciel;  mais  donnez  à. ces  hom- 
"  mes  un  but,  et  vous  les  verrez  cm 
**  six  mois  tout  apprendre  et  tout  con- 

6. 


SOO  CORINNE    OU     l'iTALIL. 

*'  cevoir.  Il  en  est  de  même  des  fem- 
**  mes;  pourquoi  s'instruiraient-elles, 
"  puisque  la  plupart  des  hommes  ne 
*'  les  entendraient  pas?  Elles  isoleraient 
"  leur  cœur  en  cultivant  leur  esprit  ; 
"  mais  ces  mêmes  femmes  devien- 
"  draient  bien  vite  dignes  d'un  hom- 
"  me  supérieur,  si  cet  homme  supérieur 
"  était  l'objet  de  leur  tendresse.  Tout 
**  dort  ici  ;  mais  dans  un  pays  où  les 
"  grands  intérêts  sont  assoupis,  le  re- 
"  pos  et  l'insouciance  sont  plus  nobles 
"  qu'une  vaine  agitation  pour  les  pe- 
"  tites  choses. 

"  Les  lettres  elles-mêmes  languis- 
*'  sent  là  où  les  pensées  ne  se  renouvel- 
"  lent  point  par  l'action  forte  et  variée 
"  de  la  vie.  Mais  dans  quel  pays  cepen- 
"  dant  a-t-on  jamais  témoigné  plus 
**  qu'en  Italie  de  l'admiration  pour  la 
"  littérature  et  les  beaux-arts?  L'his- 
"  toire  nous  apprend  que  les  papes,  les 
*'  princes  et  les  peuples  ont  rendu  dans 
**  tous   les  temps  aux  peintres,  aux 


CORINNE    OU    l'iTALIE.  301 

"  poètes,  aux  écrivains  distingués,  les 
**  hommages  les  plus  éclatans  (*^.  Cet 
**  enthousiasme  pour  le  talent  est,  je 
"  l'avouerai,  Mylord,  un  des  premiers 
'*  motifs  qui  m'attachent  à   ce  pays. 
**  On  n'y  trouve   point  l'imagination 
"  blasée,  l'esprit  décourageant,   ni  la 
*'  médiocrité  despotique,  qui  savent  si 
"  bien  ailleurs  tourmenter  ou  étouffer 
"  le  génie  naturel.     Une  idée,  un  sen- 
"  timcnt,    une    expression     heureuse 
'*  prennent  feu  pour  ainsi  dire  parmi 
"  les  auditeurs.     Le   talent,  par  cela 
"  même  qu'il  tient  ici  le  premier  rang, 
"  excite  beaucoup  d'envie;  Pergolèse 
'*  a  été  assassiné  pour  son  Stahat  ;  G  ior- 
"  gione  s'armait  d'une  cuirasse  quand  il 
"  était  obligé  de  peindre  dans^  un  lieu 
"  public  ;    mais    la  jalousie   violente 
"  qu'inspire  le  talent  parmi  nous  est 
'*  celle  que  fait  naître  ailleurs  la  puis- 
"  sance;  cettejalousie  ne  dégrade  point 
'*  son  objet,  cette  jalousie  peut  haïr, 
'*  proscrire,   tuer  ;  et  néanmoins  tou- 
"  jours  mêlée  au  fanatisme  de  l'admira- 


SïJa      coniNNE  ou  l'italix. 

*'  tion,  elle  excite  encorde  génie  tout 
"  en  le  persécutant.  Enfin,  quand  on 
"  voit  tant  de  vie  dans  un  cercle  si 
"  ressené,  au  milieu  de  tant  d'obsta- 
*  *  clés  et  d'asservissemens  de  tout  genre, 
**  on  ne  peut  s'empêcher,  ce  me  sem- 
"  blende  prendre  un  vif  intérêt  à  ce 
**  peuple  qui  respire  avec  avidité  le 
*'  peu  d'air  que  l'imagination  fait  péné- 
*'  trer  à  travers  les-  bornes  qui  le  ren- 
"  ferment. 

*'  Ces  bornes  sont  telles,  je  ne  l6 
*'  nierai  point,  que  les  hommes  main- 
"  tenant  acquièrent  rarement  en  Italie 
**  cette  dignité,  cette  fierté  qui  distin- 
"  gue  les  nations  libres  et  militaires. 
**  J'avouerai  même,  si  vous  le  voulez,, 
**  Mylord,  que  le  caractère  de  ces  na- 
"  tions  pourrait  inspirer  aux  femmes 
*'  plus  d'enthousiasme  et  d'amour.  Mais 
**  ne  serait  il  pas  possible  aussi  qu'un 
**  homme  intrépide,  noble  et  sévère 
"  réunît  toutes  les  qualités  qui  font  ai- 
**  mer,  sans  posséder  celles  qui  pro- 
**  mettent  le  bonheur'?     Corinne. 


CORIMITE    OV    l'iTALIK.         S05 


•  '%'WWV'W. 


CHAPITRE  IV. 


jL^a  lettre  de  Corinne  fit  repentir  une 
seconde  fois  Oswald  d'avoir  pu  songer  à 
se  détacher  d'elle.  La  dignité  spirituelle 
et  la  douceur  imposante  a\'ec  laquelle 
elle  repoussait  les  paroles  dures  qu'il 
s'était  permises  le  touchèrent  et  le  pé- 
nétrèrent d'admiration.  Une  supériorité 
si  grande,  si  simple,  si  vraie,  lui  parut 
au-dessus  de  toutes  les  règles  ordi- 
naires. Il  sentait  bien  toujours  que  Co- 
rinne n'était  pas  la  femme  faible,  ti 
mide,  doutant  de  tout,  hors  de  ses  de- 
voirs et  de  ses  sentimens,  qu'il  avait 
choisie  dans  son  imagination  pour  la 
compagne  de  sa  vie;  et  le  souvenir  de 
Lucile,  telle  qu'il  l'avait  vue  à  l'âge  de 
douze  ans,  s'accordait  mieux  avec  cette 
i<iée:  mais  pouvait-on  rien  comparer 


soi         CORINNE  or  L  ITALIE, 

à  Corinne!  Les  lois,  les  règles  com- 
munes pouvaient-elles  s'appliquer  à 
une  personne  qui  réunissait  en  elle  tant 
de  qualités  diverses  dont  le  génie  et  la 
sensibilité  étaient  le  lien?  Corinne  était 
un  miracle  de  la  nature,  et  ce  miracle 
ne  se  faisait-il  pas  en  faveur  d'Oswald^ 
quand  il  pouvait  se  flatter  d'intéresser 
une  telle  femme.  Mais  quel  était  son 
nom,  quelle  était  sa  destinée  ?  Quel» 
seraient  ses  projets  s'il  lui-  déclarait 
l'intention  de  s'unir  à  elle  ?  Tout  était 
encore  dans  l'obscurité,  et  quoique 
l'enthousiasme  qu'Oswald  ressentait 
pour  Corinne  lui  persuadât  qu'il  était 
décidé  H  l'épouser,  souvent  aussi  l'idée 
que  la  vie  de  Corinne  n'avait  pas  été 
tout-à-fait  irréprochable,  et  qu'un  tel 
mariage  aurait  été  sûrement  condamné 
par  son  père,  bouleversait  de  nouveau 
toute  son  ame  et  le  jetait  dans  l'anxiété 
la  plus  pénible. 

Il  n'était  pas   aussi  abattu  par  la 
douleur  que  dans  le  temps  où  il  ne 


CORINNE   OU    l'iTALIE.         305 

connaissait  pas  Corinne;  mais  il  ne 
sentait  plus  cette  sorte  de  calme  qui 
peut  exister  même  au  milieu  du  repen- 
tir, lorsque  la  vie  entière  est  consa- 
crée à  l'expiation  d'une  grande  faute. 
Il  ne  craignait  pas  autrefois  de  s'aban- 
donner à  ses  souvenirs,  qu'elle  que  fût 
leur  amertume  ;  maintenant  il  redoutait 
les  rêveries  longues  et  profondes  qui 
lui  auraient  révélé  ce  qui  se  passait  au 
fond  de  son  ame.  Il  se  préparait  ce- 
pendant à  se  rendre  chez  Corinne  pour 
la  remercier  de  sa  lettre  et  pour  obtenir 
le  pardon  de  celle  qu'il  avait  écrite, 
lorsqu'il  vit  entrer  dans  sa  chambre 
M.  Edgermond,  un  parent  de  la  jeune 
Luc  i  le. 

C'était  un  brave  gentilhomme  an- 
glais qui  avait  presque  toujours  vécu 
dans  la  principauté  de  Galles  oCi  il 
possédait  une  terre  j  il  avait  les  prin- 
cipes et  les  préjugés  qui  servent  à  main- 
tenir en  tout  pays  les  choses  comniQ, 
elles  sont;  et  c'est  un  bien  quand  ces 


S06         CORINNE    OU'  l'iTALIE. 

choses  sont  aussi  bonnes  que  la  raison 
humaine  le  permet:  alors  les  hommes 
tels  que  M.  Eclgermond,  c'est-à-dire 
les  partisans  de  l'ordre  établi,  quoique 
fortement  et  même  opiniâtrement  atta- 
chés à  leurs  habitudes  et  à  leur  manière 
de  voir,  doivent  être  considérés  comme, 
des  esprits  éclairés  et  raisonnables. 

Lord  Neivil  tressaillit  eu  entendant 
annoncer  chez  lui  M.  Edgermond,  Ul 
lui  sembla  que  tous  ses  souvenirs  se 
représentaient  à  la  fois  ^  mais  bientôt 
H  lui  vint  dans  l'esprit  que  lady  Edgcir 
mond,  la  mère  de  Lucile,  avait  envoyét 
son  paient  pour  hii  faire  des  reproches, 
et  qu'elle  voulait  ainsi  gêner  son  indé- 
pendance. Cette  pensée  lui  rendit  toutfr 
sa  fermeté,  et  il  reçut  M.  Edgermond 
avec  une  froideur  extrême.  Il  avait 
d'autant  plus  tort  en  l'accueillant  ainsi, 
que  M.  Edgermond  n'avait  pas  le  moin- 
dre projet  qui  pût  concerner  lord  Nei- 
vil. Il  traversait  l'Italie  pour  sa  santé, 
en  faisant    beaucoup    d'exercice,    en 


CORINNE  ou  l'iTAHÏ.  307 

chassant,  en  buvant  à  la  santé  du  roi 
George  et  de  la  vieille  Angleterre  j  c'é- 
tait le  plus  honnête  homme  du  monde, 
et  môme  il  avait  beaucoup  plus  d'esprit 
et  d'instruction  que  ses  habitudes  ne  ' 
devaient  le  faire  croire.  Il  était  Anglais 
avant  tout,  non-seulement  comme  il 
devait  l'être,  mais  aussi  comme  on  au- 
fait  pu  souhaiter  qu'il  ne  lefut  pas;  sui- 
vant dans  tous  les  pays  les  coutumes  duj 
Sfien,  ne  vivant  qu'avec  les  Anglais,  et 
Ae  s'entretenant  jamais  avec  les  étranr 
gers,  non  par  dédain,  mais  par  une 
isorte  de  répugnance  à  parler  les  lan-f 
gués  étrangères,  et  de  timidité  mêm« 
à  rage  de  cinquante  ans,  qui  lui  ren- 
dait très-difficile  de  faire  de  nouvelles 
connaissances. 

—Je  suis  charmé  de  vous  voir, 
dk-il  à  lord  Nelvil,  je  vais  à  Naples 
dans  quinze  jours,  vous  y  trouverai-je? 
Je  le  voudrais,  car  j'ai  peu  de  temps 
à  rester  en  Italie,  parce  que  mon  régi- 
ment   doit    bientôt    s'embarquer.  — 


308  CORINNE  OU   l'iTALIL'. 

Votre  régiment,  répéta  lord  Nelvil,  et 
il  rougit,  conmle  s'il  avait  oublié  qu'il 
avait  un  congé  d'une  année,  son  régi- 
ment ne  devant  pas  être  employé  avant 
cette  époque  ;  mais  il  rougit  en  pensant 
que  Corinne  pourrait  peut-être  lui  faire 
oublier  même  son  devoir. — Votre  ré- 
giment, à  vous,  continua  M.  Edger- 
mond,  ne  sera  pas  mis  en  activité  de 
sitôt,  ainsi  rétablissez  votre  santé  ici 
sans  inquiétude;  j'ai  vu  avant  de  partir 
ma  jeune  cousine  à  laquelle  vous  vous 
intéressez  ;  elle  est  plus  charmante  que 
jamais;  et  dans  un  an,  quand  vous 
reviendrez,  je  ne  doute  pas  qu'elle  ne 
soit  la  plus  belle  femme  de  l'Angleterre. 
— Lord  Nelvil  se  tut,  et  M.  Edger- 
mond  garda  le  silence  aussi  de  son  côté. 
Ils  se  dirent  encore  quelques  mots  d'une 
manière  assez  laconique  quoique  bien- 
veillante, et  M.  Edgermond  allait  sor- 
tir, lorsqu'il  revint  sur  ses  pas,  et  dit: 
■ — A  propos,  Mylord,  vous  pouvez  me 
fai re  un  plaisir  :  on  m'a  dit  qiie  voua 


CORINNE  OU  l'italie.       309 

connaissiez  la  célèbre  Corinne,  et  bien 
que  je  n'aime  pas  en  général  les  nou- 
velles connaissances,  je  suis  tout-à-fait 
curieux  de  celle-là. — Je  demanderai  à 
Corinne  la  permission  de  vous  mener 
chez  elle,  puisque  vous  le  désirez,  ré- 
pondit Oswald. — Faites,  je  vous  prie, 
reprit  M.  Edgermond,  que  je  la  voie 
un  jour  où  elle  improvisera,  chantera 
ou  dansera  en   notre  présence  — Co- 
rinne, dit  lord  Neivil,  ne  montre  point 
ainsi  ses  talens  aux  étrangers,  c'est  une 
femme  votre  égale  et  la  mienne  sous 
tous   les  rapports.  —  Pardon   de   ma 
méprise,  reprit  M. Edgermond;  comme 
on  ne  lui  connaît  pas  d'autre  nom  que 
Corinne,  et  qu'à  vingt-six  ans  elle  vit 
toute  seule  sans  aucune  personne  de  sa 
famille,  je  croyais  qu'elle  existait  par 
ses  talens,    et  saisissait  volontiers  l'oc- 
casion de  les  faire  connaître. — Sa  for- 
tune, répondit  vivement  lord  Neivil, 
est  tout-à-fait  indépendante  et  soname 
encore  plus. — M.  Edgermond  finit  à 


310         CORINNE    OU    l'itALIÇ 

rinstant  de  parler  sur  Corinne,  et  se 
repentit  de  l'avoir  nommée  quand  il 
vit  que  ce  sujet  intéressait  Oswald.  Les 
Anglais  sont  les  hommes  du  monde  qui 
ont  le  plus  de  discrétion  et  de  ménage- 
ment dans  tout  ce  qui  tient  aux  aftec- 
tions  véritables. 

M.  Edgermond  s'en  alla.  Lord  Nel- 
vil  resté  seul  ne  put  s'empêcher  de 
s'écrier  dans  son  émotion  : — Il  faut 
que  j'épouse  Corinne,  il  faut  que  je  sois 
son  protecteur,  afin  que  personne  dé- 
sormais ne  puisse  la  méconnaître.Je  lui 
donnerai  le  peu  que  je  puis  donner,  un 
rang,  un  nom,  tandis  qu'elle  me  com- 
blera de  toutes  les  félicités  qu'elle  seule 
peut  accorder  sur  la  terre. — Ce  fut  dans 
cette  disposition  qu'il  se  hâta  d'aller 
chez  Corinne,  et  jamais  il  n'y  entra  avec 
un  plus  doux  sentiment  d'espérance  et 
d'amour;  mais  par  un  mouvement  na- 
turel de  timidité,  il  commença  la  con- 
versation, pour  se  rassurer  lui-même> 
par  des  paroles  insignifiantes,  et  de  ce 


CORINNE   OU   l'iTALIE.  311 

nombre  fut  la  demande  d'amener  M.Ed- 
germond  chez  elle.  A  ce  nom,  Corinne 
se  troubla  visiblement,  et  refusa  d'une 
voix  émue  ce  que  désirait  Oswald.  Il 
en  fut  singulièrement  étonné,  et  lui  dit  : 
— Je  pensais  que  dans  une  maison  où 
vous  recevez  tant  de  monde  le  titre  de 
mon  ami  ne  serait  pas  un  motif  d'exclu- 
sion.—Ne  vous  offensez  pas,  Mylord. 
reprit  Corinne,  croyez-moi,  il  faut  que 
j'aie  des  raisons  bien  puissantes  pour  ne 
pas  consentir  à  ce  que  vous  désirez. 
— Et  ces  raisons,  me  les  direz- vous  ? 
reprit  Oswald.  —  Impossible,  s'écria 
Corinne,  impossible! — Ainsi  donc,  dit 
Oswald et  la  violence  de  son  émo- 
tion lui  coupant  la  parole,  il  voulut 
sortir  :  Corinne  alors,  tout  en  pleurs, 
lui  djt  en  anglais  : — Au  nom  de  Dieu, 
si  vous  ne  voulez  pas  briser  mon  cœur, 
ne  partez  pas. — 

Ces  paroles,  cet  accent  remuèrent 
profondément  l'ame  d'Oswald,  et  il  se 
rassit  à  quelque  distance  de  Corinne, 


312  CORINNE  OU   l'iTALIE. 

la  tête  appuyée  contre  un  vase  d'al- 
bâtre qui  éclairait  sa  chambre;  puis 
tout  à  coup  il  lui  dit; — Cruelle  femme, 
vous  voyez  que  je  vous  aime,  vous 
voyeis  que  vingt  fois  par  jour  je  suis 
prêt  à  vous  ofllrir  et  ma  main  et  ma 
vie,  et  vous  ne  voulez  pas  m'apprendre 
qui  vous  êtes!  Dites-le  moi,  Corinne, 
dites-le  moi,  répétait-il  en  lui  tendant 
la  main  avec  la  plus  touchante  expres- 
sion de  sensibilité.  —  Oswald,  s'écria 
Corinne,  Oswald,  vous  ne  savez  pas  le 
mal  que  vous  me  faites.  3i  j'étais  assez 
insensée  pour  vous  tout  dire,  si  je  l'é- 
tais, vous  ne  m'aimeriez  plus. — Grand 
dieu,  reprit-il,  qu'avez-\.ous  donc  à 
révéler? — Rien  qui  me  rende  indigne 
de  vous;  mais  des  hasards,  mais  des  dif- 
férences entre  nos  goûts,  nos  opinions, 
qui  jadis  ont  existé,  qui  n'existeraient 
plus.  N'exigez  pas  de  moi  ([ue  je  me 
fasse  connaître  à  vous,  un  jour  peut- 
être,  un  jour  si  vous  m'aimez  assez,  si... 
Ah!  je  ne  sais  ce  que  je  dis,   continua 


CORINNE  OU  l'iTALIE.  313 

Corinne,    vous  saurez  tout,    mais    ne 
m'abandonnez    pas    avant   de    m'en- 
te ndre.     Promettez-le-moi  au  nom  de 
votre  père  qui  réside  dans  le  ciel.—- Ne 
prononcez   pas   ce   nom,    s'écria  lord 
Nelvil,   savez-vous  s'il  nous  réunit  ou 
s'il  nous  sépare  !  Croyez-vous  qu'il  con- 
sentît à  notre  union?  Si  vous  le  croyez, 
attestez-le-moi,  je  ne  serai  plus  troublé, 
déchiré.  Une  fois  je  vous  dirai  quelle  a 
été  ma  triste  vie,  mais  à  présent  voyez 
dans  quel  état  je  suis,  dans  quel  état 
vous  me  mettez. — Et  en  effet  son  front 
était  couvert  d'une  froide  sueur,  son  vi- 
sage était  pâle  et  ses  lèvres  tremblaient 
en  articulant  à  peine  ces  dernières  pa- 
roles.    Corinne  s'assit  à  côté  de  lui,  et 
tenant  ses  mains  dans  les  siennes  le  rap- 
pela doucement  à    lui-même.  —  Mon 
cherOswald,  lui  dit-elle,  demandez  à 
M.  Edgermond  s'il  n'a  jamais  été  dans 
le  Northumberlaiid,  ou  du  moins  si  ce 
n'est  que  depuis  cinq  ans  qu'il  y  a  été  : 
dans  ce  cas  seulement  vous  pouvez  l'a- 
7^ome  1.  Q 


814  CORINNE    OU    l'iTALIE. 

mener  ici. — Oswald  regarda  fixement 
Corinne  à  ces  mots  ;  elle  baissa  les  yeux 
et  se  tut.  Lord  Nelvil  lui  répondit: — 
Je  ferai  ce  que  vous  m'ordonnez,  et  i4 
partit 

Rentré  chez  lui,  il  s'épuisait  en  con- 
jectures sur  les  secrets  de  Corinne,  il 
lui  paraissait  évident  qu'elle  avait  passé 
beaucoup  de  temps  en  Angleterre,  et 
que  son  nom  et  sa  famille  devaient 
y  être  connus.  Mais  quel  motif  les  lui 
faisait  cacher,  et  pourquoi  avait-elle 
quitté  l'Angleterre  si  elle  y  avait  été  éta- 
blie? Ces  diverses  questions  agitaient 
extrêmement  lecœurd'Oswald,  il  était 
convaincu  que  rien  de  mal  ne  pouvait 
être  découvert  dans  la  vie  de  Corinne:; 
mais  il  craignait  une  combinaison  de 
circonstances  qui  pût  la  rendre  cou- 
pable aux  yeux  des  autres,  et  ce  qu'ii 
redoutait  le  plus  pour  elle,  c'était  la 
désapprobation  de  l'Angleterre.  Il  se 
eentait  fort  contre  celle  de  tout  autre 
paya;  mais  le  souvenir  de  son  père  était 


CORINNE    OU    l'iTALIE.        315 

si  intimement  uni  clans  sa  pensée  avec 
sa  patrie,  que  ces  deux  sentiniens  s'ac* 
croissaient  l'un  par  Tautre.  Oswald  sut 
de  M.  Edgermond  qu'il  avait  été  pour 
la  première  fois  dans  le  Northumber- 
land  l'année  dernière,  et  lui  promit  de 
le  conduire  le  soir  même  chez  Corinne. 
II  arriva  le  premier  pour  la  prévenir 
des  idées  que  M.  Edgermond  avait  con- 
çues sur  elle,  et  la  pria  de  lui  faire  sen- 
tir par  des  manières  froides  et  réservées 
combien  il  s'était  trompé. 

— Si  vous  le  permettez,  reprit  Co- 
rinne, je  serai  avec  lui  comme  avec 
tout  le  monde;  s'il  désire  de  m'enten- 
dre,  j'improviserai  pour  lui;  enfin  je 
me  montrerai  telle  que  je  suis,  et  je 
crois  cependant  qu'il  apercevra  tout 
aussi  bien  la  dignité  de  l'ame  à  travers 
une  conduite  simple,  que  si  je  me  don- 
nais un  air  contraint  qui  serait  affecté. 
—  Oui,  Corinne,  répondit  Oswald, 
oui,  vous  avez  raison.  Ah  !  qu'il  aurait 
tort  celui  qui  voudrait  altérer  eu  rien 


316  CORINNE  OU  l'iTALIE. 

votre  admirable  naturel  '.-—M.  Edger- 
mond  arriva  dans  ce  moment  avec  le 
reste  de  la  société.  Au  commencement 
d^  la  soirée  lord  Nelvil  se  plaçait  à  côté 
deCorinne,et,avec  un  intérêt  qui  tenait 
à  la  fois  de  l'amant  et  du  protecteur^  il 
disait  tout  ce  qui  pouvait  la  faire  valoir; 
il  lui  témoignait  un  respect  quiavaiten- 
core  plus  pour  but  de  commander  ks 
égards  des  autres,  que  de  se  satisfaire  lui- 
inême;  mais  il  sentit  bientôt  avec  joie 
l'inutilité  de  toutes  ses  inquiétudes.  Co- 
rinne  captiva   tout-à-fait  M.   Edger- 
mond;  elkle  captiva  non-seulement  par 
son  esprit  et  ses  charmes,  mais  en  lui 
inspirant  le  sentiment  d'estime  que  les 
caractères  vrais  obtiennent  toujours  des 
caractères  honnêtes;  et  lorsqu'il  osa  lui 
demander  de  se  faire  entendre  sur  un 
sujet  de  son  choix,  il  aspirait  i\  cette 
grâce  av€c  autant  de  respect  que  d'em- 
pressement. Elle  y  consentit  sansseftiire 
prier  un  instant,  et  sut  prouver  ainsi 
gue  cette  faveur  avait  un  prix  indépen- 


CORINNE  OU   l'iTALIE.  317 

tlant  de  la  difficulté  de  l'obtenir.   Mais 
elle  avait  un  si  vif  désir  de  plaire  à  un 
compatriote  d'Oswald,    à  un  homme 
qui  par  la  considération  qu'il  méritait 
pouvait   influer  sur  son  opinion  en  lui 
parlant  d'elle,  que  ce  sentiment  la  rem- 
plit tout  à  coup  d'une  timidité  qui  lui 
était  nouvelle;  elle  voulut  comuieucer, 
et  elle  sentit  que  l'émotion  lui  coupait 
la  parole.  Oswald  souffrait  de  ce  qu'elle 
ne  se  montrait  pas  dans  toute  sa  supé- 
riorité à  un  Anglais.  Il  baissait  les  yeux 
et  son  embarras  était  si  visible,  que  Co- 
rinne,  uniquement  occupée  de  l'effet 
qu'elle  produisait  sur  lui,  perdait  tou- 
jours plus  la  présence  d'esprit  néces- 
saire pour  le  talent  d'improviser.  Enfin 
sentant  qu'elle  hésitait,  que  les  paroles 
lui  venaient  par  la  mémoire  et  non  par 
le  sentiment,  et  qu'elle  ne  peignait  ainsi 
ni  ce  qu'elle  pensait,  ni  ce  qu'elle  éprou- 
vait   réellement,    elle  s'arrêta  tout  à 
coup,  et  dit  à  M.  Edgermond  : — Par- 
donnez-moi si  la  timidité  m'ôte  aujour- 

3 


318  CORINNE    OU    L'iTALIE. 

d'hui  mon  talent,  c'est  la  première  fois, 
mes  amis  le  savent,  que  je  me  suis  trou- 
vée ainsi  tout-à-fait  au-dessous  de  moi- 
même,  mais  ce  ne  sera  peut-être  pas  la 
dernière,  ajouta-t-elle  en  soupirant. 

Oswald  fut  profondément  ému  par 
la  touchante  faiblesse  de  Corinne.  Jus- 
qu'alors il  avait  toujours  vu  1  imagina- 
tion et  le  génie  triompher  de  ses  affec» 
lions,,  et  relever  son  ame  dans  les  mo- 
mens  où  elle  était  le  plus  abattue;  cette 
fois,  le  sentiment  avait  subjuc'ué  tout- 
à-fait  son  esprit;  et  néanmoins  Oswald 
s'était  tellement  identifié  dans  cette  oc- 
casion avec  la  gloire  de  Corinne,  qu*H 
avait  souffert  de  son  trouble,  au  lieu 
d'en  jouir.  Mais  comme  il  était  certain 
qu'elle  brillerait  un  autre  jour  avec 
l'éclat  qui  lui  était  naturel,  il  se  livra 
sans  regret  à  la  douceur  des  observa- 
tions qu'il  venait  de  faire,  et  l'image 
de  son  amie  régna  plus  que  jamais 
dans  son  cœur. 


•WV%i'VX>W"WVW^"« 


LIVRE    VII. 


LA    LITTÉRATURE    ITALIENNE, 


CHAPITRE  PREMIER. 

JLrfORD  Nelvil  désirait  \  ivement  quer 
M.  Edgermond  jouît  de  l'entretien  de 
Corinne,  qui  valait  bien  ses  vers  impro- 
visés. Le  jour  suivant^  la  même  société 
se  rassembla  chez  elle  ;  et^  pour  l'en- 
gagera parler,  il  amena  la  conversation 
sur  la  littérature  italienne,  et  provoqua 
sa  vivacité  naturelle,  en  affirmant  que 
TAngleterre  possédait'  un  plus  grand 
nombre  de  vrais  poètes  et  de  poètes 
supérieurs^  par  l'énergie  et  la  sensibi- 
lité, à  tous  ceux  dont  l'Italie  pouvait 
se  vanter. 

— D'abord,  répondit  Corinne,  les 
étrangers  ne  connaissent,  pour  la  plu- 
part, que  nos  poètes  du  premier  rang, 

5 


320   -    cOKiN.\£  OU   l'italie. 

Le  Dante,  Pétrarque,  l'Arioste,  Gua- 
rini,  Le  Tas$e  et  Métastase,  tandis  que 
nous  en  avons  plusieurs  autres,  tels 
que  Chiabrera,  Guidi,  Filicaja,  Pa- 
rini,  etc.,  sans  compter  Sannazar,  Po- 
litien,  etc.  qui  ont  écrit  en  latin  avec 
génie;  et  tous  réiinissent  dans  leurs 
vers  le  coloris  à  l'harmonie,  tous 
savent,  avec  plus  ou  moins  de  talent, 
£a,ire  entrer  les  merveilles  des  beaux 
arts  et  de  la  nature  dans  les  tableaux 
représentés  par  la  parole.  Sans  doute  il 
n'y  a  pas  dans  nos  poètes  cette  mélan- 
colie profonde,  cette  connaissance  du 
cœur  humain  qui  caractérise  les  vôtres; 
mais  ce  genre  de  supériorité  n'appar- 
tient-il pas  plutôt  aux  écrivains  philo- 
sophes qu'aux  poètes?  La  mélodie 
brillante  de  l'italien  convient  mieux  à 
l'éclat  des  objets  extérieurs  qu'à  la  mé- 
ditation. Notre  langue  serait  plus  propre 
à  peindre  la  fureur  que  la  tristesse, 
parce  que  ks  seutimens  réfléchis  exi- 
gent  des  expressions   plus   métaphy- 


CORINNE    OU     l'iTALIE.         321 

siques,  tandis  que  le  désir  dç  la  ven- 
geance anime  l'imagination,  et  tourne 
la  douleur  en  dehors.  Cesarotti  a  fait  la 
meilleure  et  la  plus  élégante  traduction. 
d'Ossian  qu'il  y  ait  ;  mais  il  semble,  en 
la  lisant,  que  les  mots  ont  en  eux- 
mêmes  un  air  de  fête  qui  contraste 
avec  les  idées  sombres  qu'ils  rappellent. 
On  se  laisse  charmer  par  nos  douces 
paroles,  de  ruisseau  limpide,  de  cani' 
pagne  riante.  A' ombrage  Jrais,  comme 
par  le  murmure  des  eaux  et  la  variété 
des  couleurs  ;  qu'exigez-vous  de  plus  de 
la  poésie  ?  pourquoi  demander  au  ros- 
signol ce  que  signifie  son  chant?  il  ne 
peut  l'expliquer  qu'en  recWTimençant 
à  chanter  ;  on  ne  peut  le  comprendre- 
qu'en  se  laissant  aller  à  l'impressioil 
qu'il  produit.  La  mesure  des  vers,',  lef 
rimes  harmonieuses,  ces  terminaisons 
rapides,  composées  de  deux  syllables 
brèves,  dont  les  sons  glissent  en  effets 
comme  l'indique  leur  nom  (Sdrucciolï)^ 
imitent  quelquefois  les  pas  légers  àçht 


322        CORINNE    OU    L  ITALIE. 

danse;  quelquefois  des  tons  plus  graves 
rappellent  le  bruit  de  l'orage  ou  l'éclat 
des  armes;  enfin  notre  poésie  est  une 
merveille  de  limagination,  il  ne  faut  y 
chercher  que  ses  plaisirs  sous  toutes  les 
formes. 

— Sans  doute,  reprit  lord  Nelvil, 
vous  expliquez,  aussi  bien  qu'il  est 
possible,^  et  les  beautés  et  les  défauts 
de  votre  poésie;  mais  quand  ces  dé- 
fauts, sans  les  beautés,  se  trouvent  dans 
la  prose,  comment  les  défendrez-vous  ? 
Ce  qui  n'est  que  du  vague  dans  la  poé- 
sie devient  du  vide  dans  la  prose  ;  et 
cette  foule  d'idées  communes,  que  vos 
poètes  savent  embellir  par  leur  mélodie 
et  leurs  images,  reparaît  h  froid  dans  la 
prose  avec  une  vivacité  fatigante.  La 
plupart  de  vos  écrivains  en  prose,  au- 
jourd'hui, ont  un  langage  si  déclama- 
toire, si  diffus,  si  abondant  en  super- 
latifs, qu'on  dirait  qu'ils  écrivent  tous 
de  commande,  avec  des  phrases  reçues, 
et  pour  une  nature  de  convention  ;  ils 


CORINNE  OU  L*IT.ALIE.         323 

semblent  ne  passe  clouter  qu'écrire  c'est 
exprimer  son  caractère  et  sa  pensée.  Le 
style  littéraire  est  pour  eux  un  tissu 
artificiel,  ime  mosaïque  rapportée,  je  ne 
sais  quoi  d'étranger  enfin  à  leur  ame, 
qui  se  fait  avec  la  plume,  comme  un 
ouvrage  mécanique  avec  les  doigts;. ils 
possèdent  au  plus  haut  degré  le  secret 
de  développer,  de  commenter,  d'enfler 
une  idée,  de  faire  mousser  un  senti-» 
ment^  si  l'on  peut  parlcrainslj  tellement 
qu'on^serait  tenté  dédire  à  cesécrivainsy 
comme  cette  femme  africaine  àunedams 
française  qui  portait  un  grand  panier 
sous  une  longue  robe  :  Madame^  tou4 
cela- est-il  vous-même/' ^n  effet,  oii.  est 
l'être  réel/  dans  toute  cette-  pompe  de 
mots,  qu'une  expression  vraie  ferait  dis*» 
paraître  comme  un  vain  prestige  ? 

—  Vous  oubliez,  interrompit  vive*- 
ment  Corinne,  d'abord  Machiavel  et 
Bocace,  puis  Gravina,  Filangieri,  et  de 
nos  jours  encore  Cesarotti,  Verri,  Betti^r 
nelli,  et  tant  d'autres  enfin  qui  savent 

6 


324       CORINNE  OU  l'italie. 

écrire  et  penser  (i7.  Mais  je  conviens 
avecvousque  depuis  les  dernierssiècles, 
des  circonstances  malheureuses  ayant 
privé  l'Italie  de  son  indépendance,  on 
y  a  perdu  tout  intérêt  pour  la  vérité,  et 
souvent  même  la  possibilité  de  la  dire. 
Il  en  est  résulté  l'habitude  de  se  com- 
plaire dans  les  mots  sans  oser  appro- 
cher des  idées.  Comme  l'on  était  cer- 
tain de  ne  pouvoir  obtenir  par  ses  écrits 
aucune  influence  sur  les  choses,  on  n  é- 
crivait  que  pour  montrer  de  l'esprit, 
ce  qui  est  le  plus  sûr  moyen  de  finir 
bientôt  par  n'avoir  pas  même  de  l'es- 
prit; car  c'est  en  dirigeant  ses  efforts 
vers  un  objet  noblement  utile  qu'on 
rencontre  le  plus  d'idées.  Quand  les 
écrivains  en  prose  ne  peuvent  influer 
en  aucim  genre  sur  le  bonheur  d'une 
nation,  quand  on  n'écrit  que  pour  bril- 
îeFy  enfin  quand  c'est  la  route  qui  est 
le  but,  on  se  replie  en  mille  détours, 
mais  l'on  n'avance  pas.  Les  Italiens,  il 
est  vrai,  craignent  les  pensées  nouvelles. 


CORINNE  OU   l'italie.      325 

mais  c'est  par  paresse  qu'ils  les  redou- 
tent, et  non  par  servilité  littéraire.  Leur 
caractère,  leur  gaieté,  leur  imagination 
ont  beaucoup  d'originalité,    et   cepen* 
dant  comme  ils  ne  se  donnent  pi  us  la 
peine  de  réfléchir,  leurs  idées  générales 
sont  communes  ;  leur  éloquence  même, 
si  vive  quand  ils  parlent,  n'a  point  de 
naturel  quand   ils  écrivent  ;  on  dirait 
qu'ils   se  refroidissent  eu  travaillant  ; 
d'ailleurs  les  peuples  du  midi  sont  gênés 
par  la  prose,  et  ne  peignent  leurs  véri- 
tables senti  mens  qu'en   vers.     Il  n'en 
est  pas  de  même  dans  la  littérature  fran- 
çaise, dit  Corinne,  en  s'adressant  au 
comte  d'Erfeuil,  vos  prosateurs  sont 
souvent  plus  éloquens,   et  même  plus 
poétiques  que  vos  poètes. — Il  est  vrai, 
répondit  le  comte  dErtèuil,  que  nous 
avons  en  ce  genre  les  véritables  auto- 
rités classiques;   Bossuet,  La  Bruyère, 
Montesquieu,  Buffon,  ne  peuvent  être 
surpassés;  surtout  les  deux  premiers, 
qui  appartiennent  à  ce  siècle  de  Louis 
XIV,   qu'on  ne  saurait  trop  louer,  et 


326        CORINNE    OU    L'ITALIE. 

dont  il  faut  imiter,  autant  qu'on  le  peut, 
ks  parfaits  modèles.     C'est  un  conseil 
que  les  étrangers  doivent  s'empresser 
de  suivre  aussi  bien  que  nous — J'ai 
de  la  peine  à  croire,  répondit  Corinne, 
qu'il  fût  désirable  pour  le  monde  en- 
tier de  perdre  toute  couleur  nationale, 
toute  originalité  de  sentimens  et  d'es- 
prit, et  j'oserai  vous  dire,  M.  le  comte, 
que,,  dans  votre  pays  même,    cette  or-» 
thodoxie  littéraire,  si  je  puis  m'expri- 
mer  ainsi,  qui  s'oppose  à  toute  innova» 
tion  heureuse,  doit  rendre  à  la  longue 
votre  littérature  très-stérile.    Le  génie 
est   essentiellement   créateur,  il  porte 
le  caractère  de  l'individu  qui   le  pos- 
sède.. La  nature,  qui  n'a  pas- voulu  que 
deux  feuilles  se  ressemblassent,  a  mis 
encore  plus  de  diversité  dans  les  âmes, 
et  l'imitation  est  une  espèce  de  mortj 
puisqu'elle  dépouille  chacun   de   son 
existence  naturelle. — 

Ne  voudriez- vous  pas,  belle  étran* 
gère,  reprit  le  comte  d'Erfeuil,  que 
nous  admissions  chez  nous  la  barbarie 


CORINNE  ou  L'iTAtlE.         327 

tudesque,  les  nuits  d'YoungdesAnglais, 
les  Concetti  des  Italiens  et  des  Espa- 
gnols. Que  deviendraient  le  goût,  l'é- 
légance du  style  français  après  un  tel 
mélange? — Le  prince  Casteli- Forte, 
qui  n'avait  point  encore  parlé,  dit  : — 
II  me  semble  que  nous  avons  tous  be- 
soin les  uns  des  antres;  la  littérature  de 
chaque  pays  découvre,  à  qui  sait  la 
connaître,  une  nouvelle  sphère  d'idées. 
C'est  Charles-Quint  lui-même,  qui  a 
dit:  c^yx'îin  homme  qui  sait  quatre  lan- 
gues vaut  quatre  hommes.  Si  ce  grand 
génie  politique  en  jugeait  ainsipour  les 
affaires,  combien  cela  n'est-il  pas  plus 
vrai  pour  les  lettres?  Les  étrangers  sa- 
vent tous  le  français;  ainsi  leur  point 
de  vue  est  plus  étendu  que  celui  des 
Français  qui  ne  savent  pas  les  langues 
étrangères.  Pourquoi  ne  se  donnent- 
ils  pas  plus  souvent  la  peine  de  les  ap- 
prendre? ils  conserveraient  ce  qui  les 
distingue,  et  découvriraient  ainsi  quel- 
quefois ce  qui  peut  leur  manquer. — 


528       CORINNE  ou  l'italie. 


CHAPITRE  II. 


GtT?  m'avouerez  au  moins,  reprit 
le  comte  d'Erfeuil,  qu'il  est  un  rapport 
sous  lequel  nous   navons  rien  à  ap- 
prendre de  personne.  Notre  théâtre  est 
décidément  le  premi^er  de  l'Europe  >  car 
je  ne  pense  pas  que  lés  Anglais  eux- 
mêmes   imaginassent  de  nous  opposer 
Shakespeare  —Je  vous^  demande  par- 
don, in'eÎTompit  M.  Edgermond  ;"  ils 
llm'agînfent. — Et,  ce  mot  dit,  il  rentra 
dans   le  silence. — Alors  je   n'ai*  rîén 
à  dire,   continiui"  Te  comte  d'Erfeuil, 
avec  un  sourire  qui  exprimait  un  dé- 
dain gracfeux,  chacun  peut  penser  ce 
qu'il    veut  j  mais  enfin  je    persiste  à 
croire   qu'on  peut  affirmer  sans  pré- 
somption   que  nous  sommes  les  pre- 
miers dans  l'art  dramatique  ;  et  quant 
aux  Italiens,  s'il  m'est  permis  de  parler 


CORINNE    OU     l'iTALIE.        SS^ 

franchement,  ils  ne  se  doutent  seule- 
ment pas  qu'il  y  ait  un  ait  dramatique 
dans  le  monde.  La  musique  est  tout'ch^/ 
eux,  et  la  pièce  n'est  rien.  Si  le  second 
acte  d'une  pièce  a  une  meilleure  mu- 
sique que  le  premier,  ils  commencent 
par  le  second  acte  ;  si  ce  sont  les  deux 
premiers  actes  de  deux  pièces  diffé- 
rentes, ils  jouent  ces  deux  actes  le' 
même  jour,  et  mettent  entre  deux  uw 
acte  d'une  comédie  en  prose,  qui  con- 
tient ordinairement  la  meilleure  mo- 
rale du  monde,  mais  une  morale  toute 
composée  de  sentences  que  nos  ancê- 
tres mêmes  ont  déjà  renvoyées  à  l'é- 
tranger comme  trop  vieilles  pour  eux. 
Vos  musiciens  fameux  disposent  en 
entier  de  vos  poètes;  l'un  lui  déclare 
qu'il  ne  peut  pas  chanter  s'il  n'a  dans 
son  ariette  la  parole  félicita  ;  le  ténor 
demande  \a.tofnba;  et  le  troisième  chan- 
teur ne  peut  faire  des  roulades  que  sur 
le  mot  catene.  Il  faut  que  le  pauvre 
poète  arrange  ces  goûts  divers  comme 


1330         eORINNE  ou   L'ITALIE.. 

il  le  peut  avec  la  situation  dramatique. 
Ce  n'est  pa&  tout  encore;  il  y  a  des 
virtuoses  qui   ne  veulent  pas  arriver 
de  plein-pied  sur  le  théâtre  ;   il  faut 
qu'ils  se  montrent   d'abord   dans  un 
nuao^e,   ou   qu'ils  descendent  du  haut 
de  Tcscalier  d'un  palais  pour  produire 
plusd'efFetà  leur  entrée.  Quand  l'ariette 
est   chantée,  dans  quelque   situation 
touchante  ou  violente  que  ce  soit,  l'ac- 
teur doit  saluer  pour  remercier  des  ap- 
plaudissemens  qu'il  obtient..    L'autre 
jour,  à  Séniiramis,  apîès  que  le  spectre 
de  Ni  nus  eut  chanté  son  ariette,   l'ac- 
teur qui  le  représentait  fit,  e»  son  cos- 
tume d  ombre,  une  grande  révérence 
au  part  ire;  ce  qui  diminua  beaucoup 
l'efFroi  de  l'apparition. 

On  est  accoutumé  en  Italie  à  regar- 
der le  théâtre  comme  une  grande  salle 
de  réunion  où  l'on  n'écoute  que  les  airs 
et  le  ballet.  C'est  avec  raison  que  je  dis 
où  l'on  n'écoute  que  le  ballet,  car  c'est 
seulement  lorsqu'il  va  commencer  qu© 


CORINNE    OU    L'ITALIE.        331 

le  parterre  fait  faire  silence  ;  et  ce 
ballet  est  cncoi:e  un  cl>ef-d'œuvre  de 
mauvais  goût.  Excepté  les  grotesques, 
qui  sont  de  véritables  caricatures  de  la 
danse,  je  ne  sais  pas  ce  qui  peut  amu- 
ser dans  ces  ballets,  si  ce  n'est  leur 
ridicule.  J'ai  vu  Gengis-kan,  mis  en. 
ballet,  tout  couvert  d  hermine,  tout 
revêtu  de  beaux  sentimens,  car  il  cé- 
dait sa  couronne  à  l'enfant  du  roi  qu'il 
avait  vaincu,  et  l'élevait  en  l'air  sur 
un  pied  ;  nouvelle  façon  d*établir  ua 
monarque  sur  le  trône.  J'ai  aussi  vu  le 
dévouement  de  Curtius,  ballet  en  trois 
actes,  avec  tous  les  divevtissemens. 
Curtius,  habillé  en  berger  d'Arcadie, 
dansait  long-temps  avec  sa  maîtresse 
avant  de  monter  sur  un  véritable  che- 
val au  milieu  du  théâtre,  et  de  s'élan- 
cer ainsi  dans  un  gouffre  de  feu  fait  avec 
du  satin  jaune  et  du  papier  doré  ;  ce 
qui  lui  donnait  beaucoup  plus  l'appa- 
rence d'un  surtout  de  dessert  que  d'un 
ftbîme.   Enfin  j'ai  vu  tout  iabrégé  de 


332      CORINNE  OU  l'italie. 

rhistoiie  romaine  en  ballet,  depuis  Ro- 
mulus  jusqu'à  César.—- 

Tout  ce  que  vous  dites  est  vrai,  ré- 
pondit le  prince  Castel-Forte  avec 
flouceur,  mais  vous  n'avez  parlé  que 
de  la  musique  et  de  la  danse,  et  ce 
n'est  pas  là  ce  que  dans  aucun  pays  l'on 
considère  comme  le  théâtre  drama- 
tique,—C'est  bien  pis,  interrompit  le 
comte  d'Erfeu^l  quand  on  représente 
des  tragédies  ou  des  drames  qui  ne  sont 
pas  nommés  drame  d'ime  foi  joyeuse^ 
on  réunit  plus  d'horreurs  en  cinq  actes 
que  l'imagination  ne  pourrait  se  le  figu- 
seiv  Dans  une  des  pièces  de  ce  genre, 
l'amant  tue  le  frère  de  sa  maîtresse  dès 
le  second  acte;  au  troisième  il  brûle  la 
cervelle  à  sa  maîtresse  elle-même  sur 
le  théâtre;  le  quatrième  est  rempli  par 
renterrement;  dans  l'intervalle  du  qua- 
trième au  cinquième  acte,  l'acteur  qui 
joue  l'amant  vient  anno"X"er,  le  plus 
tranquillement  du  monde,  au  parterre 
les  arlequinades  que  l'on  donne  le  jour 


CORINNE  OU   l'italie.      333 

suivant,  et  reparaît  en  scène  au  cin- 
<juième  acte  pour  se  tuer  d'un  coup  de 
pistolet.  Les  acteurs  tragitjues  sont  en 
parfaite  harmonie  avec   le  froid  et  le 
gigantesque  des  pièces.  Ils  coinmettent 
toutes  ces  terribles  actions  avec  le  plus 
grand  calme.    Quand  un  acteurs'agite, 
on  dit  qu'il  se  démène  comme  un  pré- 
dicateur; caF,  en  eflfet,  il  y  a  beaucoup 
plus  de  mouvement  dans  la  chaire  que 
sur  le  théâtre,  et  c'est  bien  heureux 
que  ces  acteurs  soient  si  paisibles  dans 
le   pathétique,  car,    comme    il   n'y   a 
rien  d'intéressant  dans  la  pièce,  ni  dans 
la  situation,  plus  ils  feraient  de  bruit, 
plus  ils  seraient  ridicules  :  encore  si  ce 
ridicule  était  gai,  mais  il  n'est  que  mo- 
notone. Il  n'y  a  pas  plusen  Italie  de  co- 
médie que  de  tragédie;  et  dans  cette 
carrière  encore  c'est  nous  qui  sommes 
les  premiers.    Le  seul  geme  qui  appar- 
tienne vraiment  à  l'Italie,  ce  sont  les 
arlequinades  ;    un  valet  fripon,  g^ur- 
-  mand   et   poltron,    un   vieux    tuteur 


334         CORINNE    OIT    l'iTALIE. 

dupe,  avare  ou  amoureux,  voilà  tout 
le  sujet  de  ces  pièces.  Vous  conviendrez 
qu'il  ne  faut  pas  beaucoup  d  effr>rts 
pour  une  telle  invention,  et  que  le  Tar- 
tuffe et  le  Misanthrope  supposent  un 
peu  plus  de  génie. — 

Cette  attaque  du  comte  d'Erfeuil 
déplaisait  assez  aux  Italiens  qui  1  écou- 
taient; mais  cependant  ils  en  riaient; 
et  le  comte  d'Erfeuil  en  conversation 
aimait  beaucoup  mieux  montrer  de 
l'esprit  que  de  la  bonté.  Sa  bienveil- 
lance naturelle  influait  sur  ses  actions, 
mais  son  amour-propre  sur  ses  paroles* 
Le  prince  Castel-Forte  et  tous  les  Ita- 
liens qui  se  trouvaient  ^à  étaient  impa- 
tiensde  réfuter  le  comte  d'Erfeuil;  mais 
comme  ils  croyaient  leur  cause  mieux 
défendue  par  Corinne  que  par  tout  au- 
tre, et  que  le  plaisir  de  briller  en  con- 
versation ne  les  occupait  guère,  ils  sup- 
pliaient Corinne  de  répondre,  et  se 
contentaient  seulement  de  citer  les 
noms  si  connus  de  Maffei,  de  Métas- 


'COriîh'ne  ou  l'italiê.       S55 

tase,  de  Goldoni,  d'Alfieii,  de  Monti. 
Corinne  convint  d'abord  que  les  Ita- 
liens n'avaient  point  de  théâtre;  mais 
elle  voulut  prouver  que  Jes  circons^' 
tances,  et  non  l'absence  du  talent  eii 
était  la  cause.  La  comédie  qui  tient  à 
l'observation  tles  mœurs  nc^eut  exister 
que  dans  un  pays  où  l'on  vit  habituelle- 
ment au  centre  d'une  société  nom- 
breuse et  brillante;  il  n'y  a  en  Italie 
que  des  passions  violentes  ou  des  jo-uis- 
sances  paresseuses;  et  les  passions  vio- 
lentes produisent  des  crimes  ou  des 
vices  d'une  couleur  si  forte,  quelles 
font  disparaître  toutes  les  nuances  des 
caractères.  Mais  la  comédie  idéale,pour 
ainsi  dire  celle  qui  tient;à  l'imagination 
et  peut  convenir  à  tous  les  temps  comme 
à  tous  les  pays,  c'est  ^n  Italie  qu'elle  a 
été  inventée.  Les  personnages  d'Arle- 
quin, de  Brighella,  de  Pantalon,  etc. 
se  trouvent  dans  toutes  les  pièces  avec 
le  même  caractère.  Ils  ont,  sous  tous 
les  rapports,  des  masques  et  non  pas 


336         COEINNE    OU     l'itALIE. 

des  visages:  c'est-à-dire  que  leur  phy- 
sionomie est  celle  de  tel  genre  de  per- 
sonnes et  non  pas  de  tel  individu.  Sans 
doute  les  auteurs  modernes  des  avle- 
quinades,  trouvant  tous  les  rôles  don- 
nés d'avance  comme  les  pièces  d'un 
jeu  d'échecs,  n'ont  pas  le  méritedelcs 
avoir  inventés;  mais  cette  première 
invention  est  due  à  Tltahe  ;  et  ces  per- 
sonnages fantasques,  qui  d'un  hout  de 
l'Europe  à  l'autre  amusent  tous  les  en- 
fans  et  les  hommes  que  l'imagination 
rend  enfans,  doivent  être  considérés 
comme  une  création  des  Italiens  qui 
leur  donne  des  droits  à  i'art  de  la  co- 
médie. 

L'observation  du  cœur  humain  est 
une  source  inépuisable  pour  la  littéra- 
ture, mais  les  natiojîs  qui  sont  plus 
propres  à  la  poésie  qu'à  la  réflexion  se 
livrent  plutôt  à  l'enivrement  de  la  joie 
qu'à  l'ironie  philosophique.  Il  y  a  quel- 
que chose  de  tri&te  au  fond  de  la  plai- 
santerie foQtlée  sur  la  connaissance  des 


CORINNE  OU  l'italie.      337 

hommes,  la  gaieté  vraiment  inofîensive 
est  celle  qui  appartient  seulement  à 
rimagi nation.  Ce  n'est  pas  que  les  Ita- 
liens n'étudient  habilement  les  hom- 
mes avec  lesquels  ils  ont  à  faire,  et  ne 
découvrent  plus  finement  que  personne 
les  pensées  les  plus  secrètes  ;  mais  c'est 
comme  esprit  de  conduite  qu*ils  oiit  ce 
talent,  et  ils  n'ont  point  lliabittide 
d'en  faire  un  usage  littéraire.  Peut- 
être  même  n'aimeraient-ils  pas  à  géné- 
raliser leurs  découvertes,  à  pui  1  cr 
leurs  aperçus.  Ils  ont  dans  le  caractère 
quelque  chose  de  prudent  et  de  dis- 
-simulé,  qui  leur  conseille  de  ne  pas 
mettre  en  dehors,  par  les  comédies, 
<;e  qni  leur  sert  à  se  guider  dans  les 
Telations  particulières,  et  de  ne  pas  ré- 
véler par  les  fictions  de  l'esprit  te  qui 
l^ut  être  utile  dans  les  circonstances 
^k;  la  vie  réelle. 

Machiavel  cependant,  bien  loin  de 
lien  cacher,  a  fait  connaître  tous  les 
«ecrets  d'u«e  politique  criminelle  ;  t* 

Tome  1.  P 


388      CORINNE  OU  l'italie. 

l'on  peut  voir  par  lui  de  quelle  terrible 
connaissance  du  cœur  humain  les  Ita- 
liens sont  capables!  mais  une  telle  pro- 
fondeur n'est  pas  du  ressort  de  la  co- 
médie, et  les  loisirs  de  la  société,  pro- 
.prement  dite,  peuvent  seuls  apprendre 
â  peindre  les  hommes  sur  la  scène  co- 
mique. Goldoni  qui  vivait  à  Venise,  la 
ville  d'Italie  où  il  y  a  le  plus  de  société, 
met  déjà  dans  ses  pièces  beaucoup  plus 
de  finesse  d'observation  qu'il  ne  s'en 
trouve  communément  dans  les  autres 
auteurs.  Néanmoins  ses  comédies  sont 
monotones,  on  y  voit  revenir  les  mêmes 
situations,  parce  qu'il  y  a  peu  de  va- 
riété dans  les  caractères.  Ses  nom- 
breuses pièces  semblent  faites  sur  le 
modèle  des  pièces  de  théâtre  en  géné- 
ral, et  non  d'après  la  vie.  Le  vrai  carac- 
tère de  la  gaieté  italienne  ce  n'est  pas 
la  moquerie,  c'est  l'imagination;  ce 
n'est  pas  la  peinture  des  mœurs,  mais 
les  exagérations  poétiques.  C'est  l'A- 
jioste  et  non  pas  Molière  qui  peut 
amuser  l'Italie. 


CORINNE    OU    l'iTALIE.         339 

Gozzi,  le  rival  de  Goldoni,  a  bien 
plus  d'originalité  dans  ses  compositions, 
elles  ressemblent  bien  moins  à  des  co- 
médies régulières.     Il  a  pris  son  parti 
de  se  livrer  franchement  au  génie  ita- 
lien, de  leprésenter  des  contes  de  fées, 
de   mêler  les  bouffonneries,  les  arle- 
quinades,  au  merveilleux  des  poëmes; 
de  n'imiter  en  rien  la  nature,  mais  de 
se  laisseraller  aux  fantaisies  de  la  gaieté 
comme  aux  chimères  de  la  féerie,  et 
d'entraîner  de  toutes  les  manières  l'es- 
prit au-delà  des  bornes  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  monde.  Il  eut  un  succès 
prodigieux  dans  son  temps,  et  peut-' 
être  est-il  l'auteur  comique   dont  le 
genre  convient  le  mieux  à  l'imagination 
italienne;  mais  pour  savoir  avec  certi- 
tude quelles  pourraient  être  la  comédie 
et  la  tragédie  en  Italie,  il  faudrait  qu'il 
y  eut  quelque  part  un  théâtre  et  des 
acteurs.  La  multitude  des  petites  villes 
qui  toutes  veulent  avoir  un  théâtre, 
perd  en  les  dispersant  le  peu  de  res- 

P2 


540     GôïiiNNE  OU  l'italil. 

sources  qu'on  pourrait  rassembler.  La 
«division  des  états,  si  favorable  en  gé- 
néral à  la  liberté  et  au  bonheur,  est 
nuisible  à  Tltalie.  Il  lui  faudrait  un 
cfetitpc  de  lumières  et  de  puissance 
pour  résister  aux  préjugés  qui  la  dé- 
vorent. L'autarité  des  gouvernemens 
réprime  souvent  ailleurs  1  elaji  indivi- 
duel. En  Italie  cette  autorité  serait  un 
bien,&i  elle  luttait  contre  rigDorancc  des 
états  «éparés  et  des  hommes  isolés  entre 
eux,  si  elle  <:orabat tait  par  l'émulation 
l'indolence  naturelie  au  climat,  enfin 
si  eile  donnait  une  vie  à  toute  œtte  na- 
tion qui isecontente  xl'un  rêve. 

Ces  divrerses  idées  et  pliusieurs  au- 
tres encore  furent  spirituellement  dé- 
veloppées par  Corinne.  File  entendait 
aussi  très-bien  l'art  rapide  des  entre- 
tiens légers  qui  n'ins'istcnt  sur  rien,  et 
l'occupation  de  plaire  qui  fait  valoir 
chacun  à  son  tour,  quoiqu'elle  s'a^jan- 
<kmnât  souvent  dans  la  conversation 
au  genre  de  talent  qui  la  rendait  une 


coRiNîîE  OU  l'italte.      34lr 

improvisatrice  célèbre.  Plusieurs  fois 
elle  pria  le  prince  Castel-Forte  de  venir 
à  son  secours  en  faisant  connaître  ses 
propres  opinions  sur  le  même  sujet» 
mais  elle  parlait  si  bien,  que  tous  les 
auditeurs  se  plaisaient  à  l'écouter  et 
ne  supportaient  pas  qu'on  l'interrompît. 
M.  Edgermond  surtout  ne  pouvait  se. 
rassasier  de  voir  et  d'entendre  Corinne, 
H  osait  à  peine  lui  exprimer  le  senti» 
ment  d'admiration  qu'elle  lui  inspirait, 
et  prononçait  tout  bas  quelques  mots  à 
sa  louange,  espérant  qu'elle  les  com* 
prendrait  sans  qu'il  fût  obligé  de  les  lui 
dire.  Il  avait  cependant  un  désir  si  vif 
de  savoir  ce  qu'elle  pensait  sur  la  tra- 
gédie, qu'il  se  hasarda,  malgré  sa  timi- 
dité, à  lui  adresser  la  paiole  à  cet 
égard. 

—  Madame,  lui  dit-il,  ce  qui  me 
paraît  surtout  manquer  à  la  littérature 
italienne,  ce  sont  des  tragédies  ;  il  me 
semble  qu'il  y  a  moins  loin  des  enfans 
aux  hommes,  que  de  vos  tragédies  aux 

3 


342         CORINNE  OU  L*ITAL1E. 

nôtres  :  car  les  enfans,  dans  leur  mo- 
bilité, ont  des  sentimens  légers,  mais 
vrais,  tandis  que  le  sérieux  de  vos  tra- 
gédies a  quelque  chose  d'affecté  et  de 
gigantesque  (jui  détruit  pour  moi  toute 
émotion.  N'est-il  pas  vrai,  lord  Xelvil? 
continua  M.Edgermond,  en  se  retour- 
nant vers  lui  et  l'appelant  par  ses  re- 
gards à  le  soutenir,  étonné  qu'il  était 
d'avoir  osé  parler  devant  tant  de 
monde. 

—  Je  pense  en  entier  comme  vous, 
répoudit  Oswald.  Métastase,  que  l'on 
vante  comme  lepoëtede  l'amour,  donne 
à  cette  passion,  dans  tous  les  pays, 
dans  toutesles  situations,  la  même  cou- 
leur. On  doit  applaudir  à  des  ariettes 
admirables,  tantôt  par  la  grâce  et  l'har- 
monie, tantôt  par  les  beautés  lyriques 
du  premier  ordre  qu'elles  renferment, 
surtout  quand  on  les  détache  du  drame 
où  elles  sont  placées;  mais  il  nous  est 
impossible  à  nous  qui  possédons  Sha- 
kespeare,  le  poète  qui  a  le  mieux  ap- 


CORINNE  OU   l'italie.      343- 

profondi  l'histoire  et  les  passions  de 
rhomme,  de  supporter  ces  deux  cou- 
ples d'amoureux  qui  se  partagent  pres- 
que toutes  les  pièces;  de  Métastase^  et 
qui  s'appellent'  tantôt  Achille,  tantôt 
Tircis,  tantôt  Brutus^  tantôt  Gorilas,^ 
et  chantent  tous  de  la  même  manière 
des  chagrins  et  des  martyres  d'amour 
qui  remuent  à  peine  l'anie  à  la  super- 
ficie, et  peignent  comme  une  fadeur  le 
sentiment  le  plus  orageux  qui  puisse 
agiter  le  cœur  humain.  C'est  avec  un 
respect  profond  pour  le  caractère  d'Al- 
fieri,  que  je  me  permettrai  quelques  ré- 
flexions sur  ses  pièces.  Leur  but  est  si 
noble,  les  sentimens  que  l'auteur  ex- 
prime sont  si  bien  d'accord  avec  sa 
conduite  personnelle,  que  ses  tragédies 
doivent  toujours  être  louées  comme 
des  actions,  quand  même  elles  seraient 
critiquées  à  quelques  égards  comme 
des  ouvrages  littéraires.  Mais  il  me 
semble  que  quelques-unes  de  ses  tra- 
gédies ont  autant  de  monotonie  dans  la 


344      coniNNE  OU  l'italir. 

force,  que  Métastase  en  a  dans  la  dou- 
ceur.    Il  y  a  dans  les  pièces  d'Alfieri 
une  telle  profusion  d'énergie  et  de  ma- 
gnanimité, ou  bien  une  telle  exagé- 
ration de  violence  et  de  crime,  qu'il 
est  impossible  d'y  reconnaître  le  véri- 
table caractère  des  hommes.  Ils  ne  sont 
jamais  ni  si  mcchans  ni  si  généreux  qu'il 
les  peint.     La  plupart  des  scènes  sont 
composées  pour  mettre  en  contraste  le 
viccetlavertu;  mais  ces  oppositions  ne 
sont  pas  présentées  avec  les  gradations 
de  la  vérité.  Si  les  tyrans  supportaient 
dans  la  vie  ce  que  les  opprimés  leur 
disent  en  face  dans  les  tragédies  d'Al- 
fieri, on  serait  presque  tenté    de   les 
plaindre.  La  pièce  d"Octavie  est  une  de 
celles  où  cedéfaut  de  vraisemblance  est 
le  plus  frappant.    Sénèque  y  moralise 
sans  cesse  Néron,   comme  s'il  était  le 
plus  patient  des  hommes,  et  lui  Sénè- 
que leplus  courageux  de  tous.Le  maître 
du  monde,   dans  la  tragédie,   consent 
à  se  laisser  insulter  et  à  se  mettre  en 


CORINNE  OU  l'italie.      345 

colère  à  chaque  scène  pour  le  plaisir 
des  spectateurs,  comme  s'il  ne  dépen- 
dait pas  deluidetoutfîniravecunmot. 
Certainement  ces  dialogues  continuels 
donnent  lieu  à  de  très-belles  réponses 
de  Sénèque,  et  l'on  voudrait  trouver 
dans  une  harangue  ou  dans  un  ouvrage 
les  nobles  pensées  qu'il  exprime  ;  mais 
est-ce  ainsi  qu'on  peut  donner  l'idée  de 
la  tyrannie  ?  Ce  n'est  pas  la  peindre 
sous  ses  redoutables  couleurs,  c'est  en 
faire  seulement  un  but  pour  l'escrime 
de  la  parole.  Mais  si  Shakespeare  avait 
représenté  Néron  entouré  d'homiiies 
tremblans  qui  oseraient  à  peine  répon- 
dre à  la  question  la  plus  indifférente  ; 
lui-même  cachant  son  trouble,  s'effor- 
çant  de  paraître  calme,  et  Sénèque 
près  de  lui  travaillant  à  l'apologie  du 
meurtre  d'Agrippine,  la  terreur  n'eût- 
elle  pas  été  mille  fois  plus  grande  ?  et 
pour  une  réflexion  énoncée  par  l'au- 
teur, mille  ne  seraient-elles  pas  nées 
dans  l'ame  des  spectateurs,  par  le  si- 

5 


346      CORINNE  OU  l'italie. 

lencemême  de  la  rhétorique  et  la  vérité 
des  tableaux? — 

Oswalcl  aurait  pu  parler  long-temps 
encore  sans  que  Corinne  l'eût  inter- 
rompu ;  elle  se  plaisait  tellement,  et 
dans  le  son  de  sa  voix,  et  dans  la  noble 
élégance  de  ses  expressions,  qu'elle  eût 
voulu  prolonger  cette  impression  des 
heures  entières.  Ses  regards  fixés  sur 
lui  avaient  peine  à  s'en  détac  her,  lors 
même  qu'il  eût  cessé  de  parler.  Elle  se 
tourna  lentement  veis  le  reste  de  la 
société,  qui  lui  demandait  avec  impa- 
tience ce  qu'elle  pensait  de  la  tragédie 
italienne,  et  revenant  à  lord  Nelvil  : — 
Mylord,  dit-elle,  je  suis  de  votre  avis 
presque  sur  tout,  ce  n'est  donc  pas  pour 
vous  combattre  que  je  réponds,  mais 
pour  présenter  quelques  exceptions  à" 
vos  observations  peut-être  trop  géné- 
rales. Il  est  vrai  que  Métastase  est  plu- 
tôt un  poète  lyrique  que  dramatique, 
et  qu'il  peint  l'amour  comme  l'un  des 
beaux-arts  qui  embellissent  la  vie,  et 


CORINNE    OU    L*ITALIE.        347 

non  comme  le  secret  le  plus  intime  de 
nos  peines  ou  de  notre  bonheur.  En 
général,  quoique  notre  poésie  ait  été 
consacrée  à  chanter  l'amour,  je  hasar* 
derai  de  dire  que  nous  avons  plus  de 
profondeur  et  de  sensibilité  dans  la 
peinture  de  toutes  les  autres  pa'ssions 
que  dans  celle-là.  A  force  de  faire  des 
vers,  amoureux,  on  s'est  créé  à  cet 
égard  parmi  nous  un  langage  convenu, 
et  ce  n'est  pas  ce  qu'on  a  éprouvé,  mais 
ce  qu'on  a  lu  qui  sert  d'inspiration  aux 
poètes.  L'amour  tel  qu'il  existe  en  Italie 
ne  ressemble  nullement  à  l'amour  tel 
que  nos  écrivains  le  peignent.  Je  ne 
connais  qu'un  roman,  Fiammetta  du 
Bocace,  dans  lequel  on  puisse  se  faire 
une  idée  de  cette  passion  décrite  avec 
des  couleurs  vraiment  nationales.  Nos 
poètes  subtilisent  et  exagèrent  le  sen- 
timent, tandis  que  le  véritable  carac- 
tère de  la  nature  italienne  c'est  une 
impression  rapide  et  profonde,  qui  s'exr^ 
primerait  bien  plutôt  par  des  actions 


348      CORINNE  OU  l'italïe. 

silencieuses  et  passionnées  que  par  un 
ingénieux  langage.  En  général  notre 
littérature  exprime  peu  notre  caractère 
et  nos  mœurs.  Nous  sommes  une  nation 
beaucoup  trop  modeste-,  je  dirais  pres- 
que trop  humble  pour  oser  avoir  de» 
tragédies  à  nous,  composées  avec  notre 
histoire,  ou  du  moins  caractérisées  d'a- 
près nos  propres  sentimens  Q\ 

Alfieri,  par  un  hasard  singulier» 
était  pour  ainsi  dire  transplanté  de 
Tantiquité  dans  les  temps  modernes;  il 
était  né  pour  agir,  et  il  n'a  pu  qu'é- 
crire: son  style  et  ses  tragédies  seres» 
sentent  de  cette  contrainte.  Il  a  voulu 
marcher  par  la  littérature  à  un  but 
politique  :  ce  but  était  le  plus  noble 
4e  tous  sans  doute;  mais  n'importe, 
rien  ne  dénature  les  ouvrages  d'imagi- 
nation comme  d*en  avoir  un.  Alfieri, 
impatienté  de  vivre  au  milieu  d'une 
nation  où  l'on  rencontrait  de  savans 
très-érudits  et  quelques  hommes  très- 
éclairés,  mais  dont  les  littérateurs  et 


CORINNE  OU  l'italie.       349 

les  lecteurs  ne  s'intéressaient  pour  la 
plupart  à  rien  de  sérieux,  et  se  plai- 
saient uniquement  dans  les  contes,  dans 
les  nouvelles,  dans  les  madrigaux;  Al- 
fieri,  dis-je,  a  voulu  donner  à  ses  tra- 
gédies le  caractère  le  plus  austère.  Il  en 
a  retranché  les  confidens,  les  coups  de 
théâtre,  tout,  hors  l'intérêt  du  dialo- 
gue. Il  semblait  qu'il  voulût  ainsi  faire 
faire  pénitence  aux  Italiens  de  leur 
vivacité  et  de  leur  imagination  natu- 
relle; il  a  pourtant  été  fort  admiré, 
parce  qu'il  est  vraiment  grand  par  son 
caractère  et  par  son  ame,  et  parce  que 
les  habitans  de  Rome  surtout  applau- 
dissent aux  louanges  données  aux  ac- 
tions et  aux  sentimensdes  anciens  Ro- 
mains, comme  si  cela  les  regardait  en- 
core. Ils  sont  amateurs  de  l'énergie  et 
de  l'indépendance  comme  des  beaux 
tableaux  qu'ils  possèdent  dans  leurs 
galeries.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'Alfieri  n'a  pas  créé  ce  qu'on  pourrait 
appeler  ua  théâtre  italien,  c'est-à-dirc 


350        CORINNE    OU    l'iTALIE. 

des  tragédies  dans  lesquelles  on  trouvât 
un  mérite  particulier  à  l'Italie.  Et 
même  il  n'a  pas  caractérisé  les  mœurs 
des  pays  et  des  siècles  qu'il  a  peints.  Sa 
conjuration  des  Pazzi,  Virginie,  Phi- 
lippe second,  sont  admirables  par  l'é- 
lévation et  la  force  des  idées,  mais  on 
y  voit  toujours  l'empreinte  d'Alfieri, 
et  non  celle  des  nations  et  des  temps 
qu'il  met  en  scène.  Bien  que  l'esprit 
français  et  celui  d'Alfieri  n'aient  pas  la 
moindre  analogie,  ils  se  ressemblent  en 
ceci  que  tous  les  deux  font  porter  leurs 
propres  couleurs  à  tous  les  sujets  qu'ils 
traitent. — 

Le  comte  d'Erfeuil  entendant  parler 
de  l'esprit  français  prit  la  parole.  Il 
nous  serait  impossible,  dit-il,  de  sup- 
porter sur  la  scène  les  inconséquences 
des  Grecs,  ni  les  monstruosités  de  Sha- 
kespeare; les  Français  ont  un  goût 
trop  pur  pour  cela.  Notre  théâtre  est  le 
modèle  de  la  délicatesse  et  de  l'élé- 
gance, c'est  là  ce  qui  le  distingue;  et  ce 


CORINNE  OU    L'ITALIE.        351 

serait  nous  plonger  dans  la  barbarie, 
que  de  vouloir  introduire  rien  d'étran- 
ger parmi  nous.  —  Autant  vaudrait, 
dit  Corinne  en  souriant,  élever  autour 
de  vous  la  grande  muraille  de  la  Chine. 
Il  y  a  sûrement  de  rares  beautés  dans 
vos  auteurs  tragiques;  il  s'en  dévelop- 
perait peut-être  encore  de  nouvelles, 
si  vous  permettiez  quelquefois  que 
l'on  vous  montrât  sur  la  scène  autre 
chose  que  des  Français.  Mais  nous  qui 
sommes  Italiens,  notre  génie  drama- 
tique perdrait  beaucoup  à  s'astreindre 
à  des  règles  dont  nous  n'aurions  pas 
l'honneur,  et  dont  nous  souffririons  la 
contrainte.  L'imagination,  le  caractère, 
les  habitudes  d'une  nation  doivent  for- 
mer son  théâtre.  Les  Italiens  aiment 
passionnément  les  beaux-arts,  la  mu* 
sique,  la  peinture,  et  même  la  panto- 
mime, enfin  tout  ce  qui  frappe  les  sens. 
Comment  se  pourrait-il  donc  que  l'aus- 
térité d'un  dialogue  éloquent  fût  le  seul 
plaisir  théâtral  dont  ils  se  contentassent^ 


359,        CORINNE    OU    L'ITALIE. 

C'est  en  vain  qu'Alfieri  avec  tout  son 
génie  a  voulu  les  y  réduire,  il  a  senti 
lui-même  que  son  système  était  trop 
rigoureux  ('9. 

La  Mérope  de  Maflfei,  le  Saiil  d'AI- 
fiéri,  l'Aristodème  de  Monti,  et  surtout 
le  poëme  du  Dante,  bien  que  cet  auteur 
n'ait  point  composé  de  tragédie,  me 
semblent  faits  pour  donner  l'idée  de  ce 
q^ue  pourrait  être  l'art  dramatique  en 
Italie.  Il  y  a  dans  la  Mérope  de  MafFei 
une  grande  simplicité  d'action,  mais 
une  poésie  brillante,  revêtue  des  images 
les  plus  heureuses;  et  pour  quoi  s'inter- 
dirait-on  cette  poésie  dans  les  ouvrages 
dramatiques  ?  La  langue  des  vers  est  si 
magnifique  en  Italie,  que  l'on  y  aurait 
plus  tort  que  partout  ailleurs  en  renon- 
çant à  ses  beautés.  Alfieri  qui,  quand 
il  le  voulait,  excellait  dans  tous  les 
genres,  a  fait  dans  son  Saiil  un  superbe 
usage  de  la  poésie  lyrique;  et  l'on  pour- 
rait y  introduire  heureusement  la  mu- 
sique elle-même,  non  pas  pour  mêler 


CORINNE  Oir  H'iTALlE»  SSS 

le  chant  aux  paioles,  mais  pourcalraer 
les  transports  furieux  de  Saiil  par  h. 
barpe  de  David.  Nous  possédons  une 
musique  si  délicieuse,  que  ce  plaisir 
peut  rendre  indolent  sur  les  jouissances 
de  l'esprit.  Loin  donc  de  vouloir  les 
séparer,  il  faudrait  chercher  à  les 
réunir,  non  en  faisant  chanter  les  hé- 
ros, ce  qui  détruit  toute  dignité  drama- 
tique, mais  en  introduisant  ou  des 
chœurs,  comme  les  anciens,  ou  des 
effets  de  musique,  qui  se  lient  à  la 
situation  par  des  combinaisons  natu» 
relies,  comme  cela  arrive  si  souvent 
dans  la  vie.  Loin  de  diminuer  sur  le 
théâtre  italien  les  plaisirs  de  l'imagina- 
tion, il  me  semblequ'il  faudrait  au  con- 
traire les  augmenter  et  les  multiplier 
de  toutes  les  manières.  Le  goût  vif  des 
Italiens  pour  la  musique,  et  pour  les 
ballets  à  grand  spectacle,  est  un  indice 
de  la  puissance  de  leur  imagination  et 
de  la  nécessité  de  l'intéresser  toujours, 
même  en  traitant  les  objets  sérieux,  au 


354       CORINNE  OU  l'italis. 

Keu  de  les  rendre  encore  plus  sévères 
qu'ils  ne  le  sont,  comme  l'a  fait  Alfiéri. 

La  nation  croit  de  son  devoir  d'ap- 
plaudir à  ce  qui  est  austère  et  grave, 
mais  elle  retour^ne  bientôt  à  ses  goûts 
naturels,  et  ils  pourraient  être  satisfaits 
dans  la  tragédie,  si  on  l'embellissait  par 
le  charme  et  la  variété  des  différens 
genres  de  poésies, et  de  toutes  les  diver- 
sités théâtrales  doat  les  Anglais  et  les 
Espagnols  savent  jouir. 

L'Aristodème  de  Monti  a  quelque 
chose  du  terrible  pathétique  du  Dante, 
et  sûrement  cette  tragédie  est,  ajuste 
tstre,  une  des  pUis  achiiirécs.  Le  Dante, 
ce  grand  maître  en  tant  de  genres,  pos- 
sédait le  génie  tragique  qui  aurait  pro- 
duit le  plus  d'effet  en  Italie^  si,  de 
quelqix  manière,  on  pouvait  l'adapter 
à  la  scène:  car  ce  poëte  sait  peindre 
aux  yeux  ce  qui  se  passe  au  fond  de 
l'ame,  et  son  imagination  fait  sentir  et 
voir  la  douleur.  Si  Le  Dante  avait  écrit 
des  tragédies,  elles  auraient  frappé  les. 


CORINNE    OU    l'rTALIE.  355 

enfans  comme  les  hommes,  la  foule 
comme  les  esprits  distingués.  La  litté- 
rature dramatique  doit  être  populaire  ; 
elle  est  comme  un  événement  public, 
toute  la  nation  en  doit  juger. — 

— Lorsque  Le  Dante  vivait,  dit  Os- 
wald,  les  Italiens  jouaient  en  Europe 
et  chez  eux  un  grand  rôle  politique, 
Peut-êtJC  vous  est-il  impoîisrble  main- 
tenant d'avoir  un  théâtre  tragique  na- 
tional. Pour  que  ce  théâtre  existe,  il 
faut  que  de  grandes  circonstances  dé- 
veloppent dans  la  vie  les.  sentiinens 
qu'on  exprime  sur  la  scène.  De  tous  les 
chefs-d'œuvre  de  la  littérature,  il  n'eit 
est  p^int  qui  tienne  autant  qu'une  tra- 
gédie à  tout  l'eiisemble  d'un  peuple  ;  les 
spectateurs  y  contribuent  presque  au- 
tant que  les  auteurs.  Le  génie  drama- 
tique se  compose  de  l'esprit  public,  de 
rhistoire.,du  gouvernement,  des  mœurs, 
enfin  de  tout  ce  qui  s'introduit  chaque 
jour  dans  la  pensée,  et  forme  Têtre  mo- 
ral, comme  l'air  que  l'on  respire   ali- 


156         CORINNE    OU    l'iTALIE. 

meiite  la  vie  physique.  Les  Espagnols, 
avec  lesquels  votre  climat  et  votre  re- 
ligion doivent  vous  donner  des  rap- 
ports, ont  bien  plus  que  vous  cepen- 
dant le  génie  dramati(jue;  leurs  pièces 
sont  remplies  de  leur  histoire,  de  leur 
chevalerie,  de  leur,  f  jÎ  religieuse,  et  ces- 
pièces  sont  originales  et  vivantes:  mais 
aussi  leurs  succès  en  ce  genre  remon- 
tent-ils à  l'époque  de  leur  gloire  liisto-f 
rique.  Comment  donc  pourrait-on  main- 
tenant fonder  en  Italie  ce  qui  n'y  aja- 
mais  existé,  un  théâtre  tragique? — 

— Il  est  malheureussment  possible 
que  vous  ayez  raison,  mylord,  reprit 
Corinne;  néanmoins  j'espère  toujours 
beaucoup  pour  nous  de  l'essor  naturel 
des  esprits  en  Italie,  de  leur  émulation 
individuelle  alors  même  qu'aucune  cir- 
constance extérieure  ne  les  favorise  ; 
mais  ce  qui  nous  manque  surtout  pour 
la  tragédie,  ce  sont  des  acteurs.  Des 
paroles  affectées  amènent  nécessaire- 
ment une  déclamation  fausse;  mais  il 


CORINNE  OU  l'italie.      857 

îî'est  pas  de  langue  dans  la(|uelle  un 
grand  acteur  pût  montrer  a.itant  de 
talens  que  dans  la  nôtre  ;  car  la  mélo- 
die des  sons  ajoute  un  nouveau  vharmg 
à  la  vérité  de  laccent:  c'est  une  nm- 
si.jue  contin.  elle  qui  se  nêle  à  {'..x- 
pressioii  des  sentiniens  sans  lui  riea 
ôîer  de  sa  force. — Si  vous  vouiez,  in- 
terrompit le  prince  Castel-Forte,  con* 
vaincre  de  ce  que  vous  dites,  il  faut  que 
vous  nous  le  prouviez  :  oui,  donnez- 
nous  i'inexpiniable  plaisir  de  vous  voir 
jouer  la  tragédie;  il  faut  qiae  vous  ac- 
cardiez  aux  étrangers  que  vous  en 
croyez  dignes  la  rare  jouissance  de  con- 
naâtre  un  taient  que  vous  seule  possé- 
dez -en  Italie,  ou  plutôt  que  vous  seule 
dans  le  monde  possédez,  puisque  toute 
votre  ame  y  est  empreinte. — 

Coainne  avait  un  désir  secret  de 
jouer  la  tragédie  devant  lord  Nelvil,  et 
de  se  montrer  ainsi  très  à  son  avantage; 
mais  elle  n'osait  accepter  sans  son  ap- 
probation,   et   ses  regards  la  lui  de- 


35^        CORINNE    OU    L'iTALit. 

mandaient.  Il  les  entendit;  et  comme 
il  était  tout  à  la  fois  touchéde  la  timidité 
qui  l'avait  empêchée  la  veille  d'impro- 
viseT,  et  ambitieux  pour  die  du  suf- 
frage de  M.  Edgermond,  il  se  joignit 
aux  sollicitations  de  ses  amis.  Corinne 
alors  n'hésita  plus. — Hé  bien,  dit-elle 
en  se  retournant  vers  le  prince  Castel- 
Forte,  nous  accomplirons  donc,  si  vous 
le  voulez,  le  projet  que  j'avais  formé 
depuis  long-temps,  déjouer  la  traduc- 
tion que  j'ai  faite  de  Roméo  et  Ju- 
liette.— Roméo  et  Juliette  de  Shakes- 
peare, s'écria  M.  Edgermond?  vous 
savez  donc  l'anglais  ? — Oui,  répondit 
Corinne. — Et  vous  aimez  Shakespeare, 
dit  encore  M.  Edgermond  ? — Comme 
un  ami,  reprit-elle,  puisqu'il  connaît 
tous  les  secrets  de  la  douleur.  —  Et 
vous  le  jouerez  en  italien,  s'écria  M.  Ed- 
germond, et  je  l'entendrai  !  et  vous 
aussi,  mon  cher  Nelvil  î  ah  !  que  vous 
êtes  heureux  ! — Puis  se  repentant  à 
l'instant  de  cette  parole  indiscrète,  il 


CORINNE    or    LITÀLIE.         359 

Tou^it;  et  la  rougeur  inspirée  jîar  la 
délicatesse  et  la  bonté  peut  intéresser 
à  tous  les  âges  — Qii€  nous  serons 
heureux,  reprit-il  avec  embarras,  si 
fflous  assistons  à  Un  tel  spectacle  i — 


300         CORINNE  or  L'ITALIE. 


CHAPITRE  III. 


A  ouT  fut  arrangé  en  peu  de  jours, 
les  rôles  distribués,  et  la  soirée  choisie 
pour  la  représenration  dans  un  palais 
que   possédait  une  parente  du  prince 
Castel-Forte,    amie   de  Corinne.     Os- 
wald  avait  un  ntélange  d'inquiétude  et 
de  plaisir  à  rapproche  de  ce  nouveau 
succès;  il  en  jouissait  par  avance;  mais 
par  avance  aussi  il  était  jaloux,  non  de 
tel  homme  en  particulier,  mais  du  pu- 
blic, témoin  des  talens  de  celle  qu'il  ai- 
mait;   il  eût  voulu  connaître  seul  ce 
qu'elle  avait  d'esprit  et  de  charmes  ;  il 
eût  voulu  que  Corinne,  timide  et  ré- 
servée comme  une  Anglaise  possédât 
cependant  pour  lui  seul  son  éloquence 
etsonj^énie.   QueUpie  distingué  que  soit 
un  homme,  peut-être  ne  jouit-il  jamais 


CORINNE  OU  L'iTALIE.       S5l 

sans  mélange  de  la  supériorité  d'iine 
femme  s'il  l'aime,  son  cœur  s'en  in- 
quiète ;  s'il  hé  l'aime  pas,  son  artiour- 
profire  s'en  offense.  Oswald  près  dé 
'Corinne  était  plus  enivré  qu'heureux, 
et  l'admiration  qu'elle  lui  inspirait  aug- 
mentait son  amour,  sans  donner  à  ses 
projets  plus  de  stabilité;  ïl  là  voyait 
comme  un  phénomène  admirable  qui 
lui  apparaissait  de  Nouveau  chaque 
jour  ;  mais  le  ravissement  et  l'étonne- 
ment  même  qu'elle  lui  faisait  éprouver 
semblait  éloigner  l'espoir  d'une  vie  tran- 
quille et  paisible.  Corinne  cependant 
était  la  femme  la  plus  douce  et  la  plus 
facile  à  vivre  ;  on  l'eût  aimée  pour  ses 
qualités  communes,  indépendamment 
de  ses  qualités  brillantes  :  mais  encore 
une  fois,  elle  réunissait  trop  de  talens, 
elle  était  trop  remarquable  en  tout 
genre.  Lord  Nelvîl,  de  quelqu'avantage 
qu'il  fût  doué,  ne  croyait  pas  l'égaler, 
et  cette  idée  lui  inspirait  des  crainteg 
sur  la  durée  de  leur  affection  mutuelle. 
Tome  1.  a. 


262      CORINNE  au  l'italie. 

En  vain  Corinne,  à  force  d'amour,  se 
faisait  son  -esclave,  Je  maître  souvent 
inquiet  de  cette  reine  dans  les  fers  ne 
jouissait  point  en  paix  de  son  empire. 

Quelques  heures  avant  la  représen- 
tation, lord  Nelvil  conduisit  Corinne 
dans  le  palais  de  la  princesse  Castel- 
Forte,  où  le  théâtre  était  préparé.  Il 
faisait  un  soleil  admirable,  et  d'une  des 
fenêtres  de  cet  escalier  on  découvrait 
Rome  et  la  campagne.  Oswald  arrêta 
Corinne  un  moment  et  lui  dit: — Voyez 
ce  -beau  temps,  c'est  pour  vous,  c'est 
pour  éclairer  vos  succès.— -Ah!  si  cela 
était,  reprit-elle,  c'est  vous  qui  me  por- 
teriez bonheur,  c'est  à  vous*que  je  de- 
vrais la  protection  du  Ciel. — Les  sen- 
timens  doux  et  purs  que  cette  belle  na- 
ture inspire  suffiraient-ils  à  votre  bon- 
lieux  ?  jepjit  Oswald  ;  il  y  a  loin  de  cet 
.air  que  nous  xespirons,  de  cette  rêverie 
qu'inspire  la  campagne  à  la  salle  bru- 
yante qui  va  retentir  de  votre  nom. — 
Oswald,  lui  dit  Corinne,  ces  applau- 


coHiNNE  OU  l'italie.      363 

tlissemens,  si  je  les  obtiens,  n'est-ce  pas 
parce  que  vous  les  entendrez  qu'ils  au- 
ront le  pouvoir  de  me  toucher?  et  si 
je  montre  quelque  talent,  ne  sera-ce 
pas  mon  sentiment  pour  vous  qui  me 
l'inspirera  ?  La  poésie,  Tamour,  la  re- 
ligion, tout  ce  qui  tient  à  l'enthousias- 
me enfin  est  en  harmonie  avec  la  na- 
ture ;  et  en  regardant  le  ciel  azuré,  en 
me  livrant  à  l'impression  qu'il  me  cause, 
je  comprends  mieux  les  sentimens  de 
Juliette,  je  suis  plus  digne  de  Roméo. 
— Oui,  tu  en  es  digne,  céleste  créa- 
ture, s'écria  lord  Nelvil;  oui,  c'est  une 
faiblesse  de  Tame  que  cette  jalousie 
de  tes  talens,  que  ce  besoin  de  vivre 
seul  avec  toi  dans  l'univers.  Va  re- 
cueillir les  hommages  du  monde,  va; 
mais  que  ce  regard  d'amour  qui  est 
plus  divin  encore  que  ton  génie,  ne 
soit  dirigé  que  sur  moi.— Ils  se  quit-: 
tèrent  alors,  et  lord  Nelvil  alla  se  pla- 
cer dans  la  salle,  en  attendant  le  plaisir 
de  voir  paraître  Corinne. 

ft2 


:^i     o^tNNJE  ou  l'italïe. 

t^'ést  ufi  sujet  iéatîen  que  Roméo  et 
Juliette;  la  «cène  se  passe  à  Vérone; 
on  y  moti'tre  encore  le  tombeau  de  ces 
deux  atnans.  Shakespeare  a  écrit  cette 
pièce  avec  cette  invagination  du  midi 
tout  àlafôfs  si  passionnée  et  si  riarité, 
cette  imagination  qui  hîomphe  dans  le 
bonheur,  et  passe  si  facilement,  néan- 
moins, de  ce  bonheuf  au  désespoir,  et 
du  désespoir  à  la!  nlôft.  Tout  y  est  ra- 
pide dans  les  impressions,  ■et  l'on  sent 
cependant  que  ces  imptéssions  rapides 
seront  ineffaçables.  C'est  la  force  de  la 
natttre,  et  non  k  frivolité  du  cœur  qui 
sotis  un  climat  énergique,  hâte  le  dé- 
vcloppcïïïent  des  passions.  Le  sol  n'est 
point  léger,  quoiqife  la  végétation  soit 
prompte;  etShaîke'spearÊ,  mieux  qu'au- 
cun écrîvam  étranger,  a  saiéi  lé  carac- 
tère national  de  l'italiè  et  cette  fécon- 
dité d'esprit  qui  invente  mille  manières 
polir  varier  l'expression  dés  mêmes  sen- 
tîrirèns,  ceiite  éloquence  orientale  qui 
se  sert  des  images  de  toiïte  k  îiâturô 


CpSlïNNE  p!U  l'iTALIE.        S0 

pour  peindre  ce  q;ui  se  passe  daijs  le' 
cœiif.  Ce  n'est  pas,  çopime  dans  l'Os^ 
siaa,  ii.n<e  naêine  teinte^  un  ^lême  son 
qui  répopd  constamment  à  la  corde  la 
pluïsensibl,e(du  cœur;  mais  les  couleurs 
multipliées  que  Shakespeare  emploie 
dans  Roméo  et  Juliette  ne  donnent 
point  à  son  style  une  froide  affectation, 
c'est  le  rayon  divisé,  réfléchi,  varié,  xjui 
produit  ces  couleurs,  et  Ton  y  sent  tou- 
jours la  lumière  et  le  feu  dont  elles ^ 
viennent.  Il  y  a  dans  cette  composition 
]une  sève  de  vie,  un  éclat  d'expression 
qui  caractérise  «t  le  piays  et  les  habi*^ 
t^ns.  La  piè^ee  de  Roméo  et  Juliette, 
traduite  eja  i^talien,  semblait  rentrer 
dans  sa  lan^uç  maternelle. 

La  première  fois  que  Juliette  paraît, 
c'est  à  uij  b^l  oùRoméoMontague  s'est 
introduit  dans  la  maison  des  Ca^ulets, 
les  ennemis  mortels  de  sa  famille.  Co- 
rinne était  revêtue  d'un  habit  de  fête 
charmant,  et  cependant  conforme  au 
costume  des  temps.Ses  cheveux  étaient 

S 


366     CORINNE  OU  l'italie. 

artisteraent  mêlés  avec  des  pierreries  et 
des  fleurs  i  elle  frappait  d'abord  comme 
une  personne  nouvelle,  puis  on  recon- 
naissait sa  voix  et  sa  figure,  mais  sa  fi- 
gure divinisée  qui  ne  conservait  plus 
qu'une  expression  poétique.  Des  ap- 
plaudissemens  unanimes  firent  retentir 
la  salle  à  son  arrivée.  Ses  premiers  re- 
gards découvrirent  à  Tinstant  Oswald 
et  s'arrêtèrent  sur  lui  ;  une  étincelle  d'e 
joie,  une  espérance  douce  et  vive  se 
peignit  dans  sa  physionomie  ;  en  la 
voyant  le  cœur  battait  de  plaisir  et  die 
crainte  :  on  sentait  que  tant  de  félicité 
ne  pouvait  pas  durer  sur  la  terre  ;  était- 
ce  pour  Juliette,  était-ce  pour  Corinne 
que  ce  pressentiment  devait  s'accom- 
plir ? 

Quand  Roméo  s'approcha  d'elle  pour 
lui  adresser  à  demi  voix  des  vers  si  bril- 
lans  dans  l'anglais,  si  magnifiques  dans 
la  traduction  italienne,  sur  sa  grâce  et 
sa  beauté,  les  spectateurs,  ravis  d'être 
interprétés  ainsi,  s'unirent  tous  avec 


CORINNE    OV    IJ*tTALl'^.        3^7 

transport  à  Roméo; et  la  passion  subite 
qui  le  saisit,  cette  passion  allumée  pa* 
te  premier  regard,  parut  à  tous-  les 
yeux 'bien' vraisemblable.  Oswald  com^ 
mença  dès  ce  moment  à  se  troubler;  il 
lui  semblait  que  tout  était  prêt  à  se  ré^ 
vêler,  qu'on  allait  proclamer  Corinne 
un  ange  parmi  les  femmes,  l'interroger 
lui-même  sur  ce  qu'il  ressentait  pour 
elle,  la  lui  disputer,  la  lui  ravir;  je  ne 
sais-  quel  nuage  éblouissant  passa  de- 
vant ses  yeux,  il  craignit  de  ne  plus 
voir,  il  craignit  de  s'évanouir,  et  se 
retira  derrière  une  colonne  pendant 
quelques  instans.  Corinne  inquiète  le 
cherchait  avec  anxiété,  et  prononça, 
ee  vers: 

Too  early  seen  unknown,  and  fcnown  too  laie  ! 

Ak  !  je  Vaî  vu  trop  tôt  sans  le  con- 
naître, et  je  Vai  connu  trop  tard,  avec 
un  accent  si  profond,  qu'Oswald  tres- 
saillit en  l'entendant,  parce  qu'il  lui 


368      CORINNE  OU  l'italie. 

sembla  que  Corirjoe  l'appliquait  à  leur 
sijtuatÎQft  perisonnelle^ 

Il  ne  pouvait  se  Wsser  d'admirer  la 
gr^ce  4e  ses  gestes,  la  dignité  de  ses 
mouvemens,  une  physionomie  quj  peL- 
giiait  ce  que  la  parole  ne  pouvait  dire, 
§t  découvrait  ces  mystères  du  cœur 
qu'on  n'a  jamais  exprimés,  et  qui  pour^ 
tant  disposent  de  la  vie.  L'accent,  1« 
regard,  les  moindres  signes  d'un  acteur 
vraiment  ému,  vraiment  inspiré,  sont 
une  révélation  continuelle  du  cœur  hu- 
main; et  l'idéal  des  beaux-arts  se  mêle 
toujours  à  ces  révélations  de  la  nature. 
L'harmonie  des  vers,  le  charme  des  at> 
titudes  prêtent  à  la  passion  ce  qui  lui 
manque  souventdans  la  réalité,  la  grâce 
et  la  dignité.  Ainsi  tous  les  sentimens 
du  cœur  et  tous  les  mouvemens  de 
l'ame  passent  à  travers  l'imagination 
sans  rien  perdre  de  leur  vérité. 

Au  second  acte,  Juliette  paraît  sur 
le  balcon  do  son  jardin  pour  s'entrete- 
pir  avec  Roméo.  De  toute  la  parure  de 


CORINNE  OU  l'iTALIE.       3^9 

Corinne,  il  ne  lui  restait  plus  que  les 
fleurs,  et  bientôt  après  aussi  les  fleurs 
devaient  disparaître;  le  théâtre  à  demi 
éclairé,  pour  représenter  la  nuit,  ré- 
pandait sur  le  visage  de  Corinne  une 
lumière  plus  douce  et  plus  touchante. 
Le  son  de  sa  voix  était  encore  plus  har- 
monieux que  dans  l'éclat  d'une  fête. 
Sa  main  levée  vers  les  étoiles  semblait 
invoquer  les  seuls  témoins  dignes  de 
L'entendre,  et  quand  elle  répétait' iîo* 
méo,  Roméo,  bien  qu'Oswald  fût  cer- 
tain que  c'était  à  lui  qu'elle  pensait,  il 
se  sentait  jaloux  des  ^ccens  délicieux 
qui  faisaient  retentir  un  autre  nom  dans 
les  airs.  Oswald  se  trouvait  placé  en 
face  du  balcon,  et  celui  qui  jouait 
Roméo  étant  un  peu  caché  par  l'obscu- 
iité,tous  les  regards  de  Corinne  purent, 
tomber  sur  Oswald  lorsqu'elle  dit  ces 
vers  ravissans  : 

»*  In  trutb,  feir  MontaguCi  I  9m  Igo  fond  ; 
•*  And  thercfore  thou,  may'st  think  my  behavipuf 
light: 

5 


S70         CORINNE  ou  L*ITALIE. 

**  But  trust  me,   gentleman,  1*11  prove  more  fruc, 
*•  Than  those  that  hâve  more  cunning  tobe  strangç. 


•     .     •     .    .     i     .     .     .     therefbrc  pardon  me» 

''  Il  est  vrai,  beau  Montague,  je 
"  me  suis  montrée  trop,  passionnée, 
"  tu  pourrais  penser  que  ma  conduite 
"  a  été  légère;  mais  crois-moi,  noble 
*'  Roméo,  tu  me  trouveras  plus  fklèU; 
"  que  celles  qui  ont  plus  fiait  pour  ca- 
"  cher  ce  qu'elles  éprouvent  jainsi  donc 
'*  pardonne-moi." 

A  ce  mot: — pardonne- moi  !  papr 
donne- moi  d'aimer  !  pardonne-moi  de 
te  l'avoii;  laissé  connaître  ! — il  y  avait 
dans  le  regardde  Corinne  une  prière>'si 
tendre;  tant  de  respect  pour  son  amant 
tant  d'orgueil  de  son  choix,  lorsqu'elle 
disait; — Noble  Roméo!  Beau  Mon- 
tagne !  —  qu'OsM'ald  se  sentit  aussi 
fi  r  qu'il  était  heureux.  Il  releva  sa  tête 
que  l'attendrissement  avait  fait  pen- 
cher, et  se  crut  le  roi  du  monde,  puis» 


CORINNE    OU    l'iTALIE.         371 

qu'il  régnait  sur  un  cœur  qui  renfer- 
mait tous  les  trésors  de  la  vie. 

Corinne,  en  apercevant  l'effet  qu'elle 
produisait  sur  Oswald,  s'anima  toujours 
plus  par  cette  émotion  du  cœur  qui 
seule  produit  des  miracles;  et  quand-à 
l'approche  du  jour  Juliette  croit  enten- 
dre le  chant  de  l'alouette,  signal  du 
départ  de  Roméo,  les  accensde  Corinne 
avaient  un  charme  surnaturel  ;  ils  pei^ 
gnaient  Tamour,  et  cependant  ou  y 
sentait  un  mystère  religieux,  quelques 
souvenirs  du  ciel^  un  présage  de  re- 
tour vers  kii,  une  douleur  toute  cé- 
leste, telle  que  celle  d'une  ame  exilée 
sur  la  terre,  et  que  sa  divi-ne  patrie  va 
Bientôt  rappeler.  Ah-  !  qu'elle  était  heu- 
reuse Corinne,  le  jour  où  elle  repré- 
sentait ainsi  devant  l'ami  de  son  choix 
un  noble  rçle  dans  une  belle  tragédie; 
que  d'années,  combien  de  vies  seraient 
ternes  auprès  d'un  tel  jour  î 

Si  lord  Nelvil  avait  pu  jouer  avec 
Cprinne  le  rôle  de  Roméo,  le   plaisir 

6 


572      CîORiNNE  OU  l'italip. 

qu'elle  goûtait  n'eût  pasété  si  complet. 
Elle  aurait  désiré  d'écarter  les  vers  de» 
plus  grands  poètes  pour  {larler  elle- 
ittême  selon  sou  cœur  ;  peut-être  même 
qu'un  sentiment  invincible  de  timidité 
.eut  enchaîné  son  talent,  elle  n'eût  pas 
osé  regarder  Oswald,  de  peur  de  se 
trahir,  enfin  la  vérité  portée  jusqu'à 
ce  point  aurait  détruit  le  prestige  de 
l'art;  mais  qu'il  était  doux  de  savoir  hi 
celui  qu'elle  aimait,  quand  elle  éprou- 
vait ce  mouvement  d'exaltationque  la 
poésie  seule  peut  donner!  quand  elle 
ressentait  tout  le  charme  des  émotions 
sans  en  avoir  le  trouble  ni  le  déchire- 
ment réel!  quand  les  affections  qu'elle 
.exprimait  n'avaient  à  la  fois  rien  de  per- 

"^^iflonnél  ni  d'abstrait»  ^t  qu'elle  semblait 

l  idire  à  lord  Nelvil  : — Voyez  comme  je 

i  :i8juis  capable  d'aimer  ! 

^-^  — Il  est  impossible  que  dans  sa  pro* 

pre  situation  on  puisse  être  contente  de 

-soi,  la  passion  et  la  timidité  tour  à  tour 

i^esktraiuent  ou  repenfient,  inspirent  trop 


CORINNE   OU    l'iTALIE         37^ 

d'amertume  OU  trop  de  soumission:  mais 
se  montrer  parfaite  sans  qu'il  y  ait  de 
Taffectation  ;  unir  le  calme  à  la  sensi- 
bilité, quand  trop  souvent  elleTôte;  en- 
fin exister  pour  un  moment  dans  les 
,p]us  doux  rêves  di^  cœur,  telle  était 
la  jouissance  pure  de  Corinne  en  jouant 
latragédie.Elle  joignait  à  ce  plaisir  celui 
de  tous  les  succès,  de  tous  lesapplau- 
^issemens  qu'elle  obtenait,  et  son  regard 
les  mettait  aux  pieds  d'Oswald,  aux 
pieds  de  l'objet  dont  le  suffrage  valait 
à  lui  seul  plus  que  la  gloire.  Ah!  du 
moins  un  moment  Corinne  a  senti  le 
bonheur.  Un  moment  elle  connut,  au 
prix  de  son  repos,  ces  délices  de  l'ame, 
que  jusqu'alors  elle  avait  souhaitées, 
vainement,  et  qu'elle  devait  regrett,er 
toujours. 

Juliette  au  troisième  acte  devient  se-* 
.crètement  l'épouse  de  Roméo.  Dans  le 
.cj^atiième,  ses  parens  voulant  la  for- 
cer à  .en  épouser  un  autre,  elle  se  dé- 
ci(Je  à  prendre  Je  breuvage  assoupis- 


374         CORINNE    OU    L'ITALIE. 

sant  qu'elle  tient  de  la  maind'uirmoine, 
et  qui  doit  lui  donner  l'apparence  de 
la  mort.  Tous  les  mouvemens  de  Co- 
rinne, sa:  démarche  agitée,  ses  accens 
altérés,  ses  regards  tantôt  vifs,  tantôt 
abattus,  peignaient  le  CRrel  combat  de 
la  crainte  et  de  Pamour  ;  les  images 
terribles  qui  la  poursuivaient,  à  l'idée 
de  se  voir  transportée  vivante  dans  les 
tombeaux  de  ses  ancêtresi-ct  cepen- 
dant l'erithousiasme  de  passion,  qui  fai- 
sait triompher  une  ame  si  jeune  d'un 
eifroi  si  naturel;  Oswald  sentait  comme 
uii  besoin  irrésistible  de  voler  à  son 
secours.  Une  fois  elle  leva  lesyeux  vers 
le  cielavec  une  ardeur  qui  exprimait 
profondément  ce  besoin  de  la  protec- 
tion divine,  dont  jamais  un  être  hu- 
main n'a  pu  s'aftranchir.  Une  autre  fois 
Ibrd  Nelvil  crut  voir  qu'elle  étendait 
les  bras  vers  lui  comme  pour  ^appc^er 
à'  son  aide,  et  il  se  leva  dans  un  trans- 
port insensé,  puis  se  rassit,  ramené  à 
lui-même  par  les  regards   surpris  de 


eDRIN>FE  ou   L'ITALIE.         SfS 

ceux  qui  l'environnaient  ;  mais  son  émo^ 
tion  devenait  si  forte  qu'elle  ne  pouvait 
plus  se  cacher. 

Au  cinquième  acte,  Roméo;  qui 
croit  Juliette  sans  vie,  la  soulève  du 
tombeau  avant  son  réveil  et  la  presse 
contre  son  cœur  ainsi  évanouie.  Co- 
rinne était  vétaede  blanc,  ses  cheveult' 
noirs  toutépars,  et  sa  tête  penchée  sur 
Roméo  avec  une  grâce  et  cependant 
une  véiité  de  mort  si  touchante  et4R  " 
sombre,  qu'Oswald  se  sentit  ébranlé 
tout  à  la  fois-  par  les  impressions  les 
plus  opposées.  Il  ne  pouvait  supporter 
de  voirCarinnedansles  bras  d'un  autre, 
il  frémissait  en  contemplant  l'image  de 
celle  qu'il  aimait  ainsi  privée  de  v\é; 
en^n  il  éprouvait  comme  Roméo  ee 
mélange  cruel  de  désespoir  et  d'amour, 
de  mort  et  de  volupté,  qui  font  de 
cette  scène  la  plus  déchirante  du  théâ- 
tre. Enfin  quand  Juliette  se  réveille  de 
ce  tombeau,  au  pied  duquel  son  amant 
vient  de  s'immoler,  et   que  ses-  pre- 


276         CORINNE   OU    L'iTALIE. 

miers  mots  danç  son  cercueil  sous  ces 
voûtes  funèbres  ne  sont  point  inspirés 
par  l'effroi  qu'elles  devaient  causer, 
Lçisqu'elle  s'écrie  : 

Where  is  iny  lord?  where  îs  my  Bomeo? 

V  Oà  est  mon  époux  f  où  est  mon 
^  Roméo?'' — lord  Nelvil  répondit  à 
oes  cris  par  des  gémissemens,  et  ne  re- 
vint à  lui  que  lorsqu'il  fut  entraîné 
^\,  M.  Edgermond  hors  de  la  salle. 

La  pièce  finie,  Corinne  s'était  trou- 
Vjée  mal  d'émotion  etdefatigue.Oswald 
fptra  le  premier  dans  sa  chambre,  et  la 
yi|;  seule  avec  ses  femmes,  encore  revê- 
tue du  postume  de  Juliette  et  comme 
clip  presque  évanouie  entre  leurs  bras. 
Dans  l'e^îtcès  de  son  trouble,  il  ne  sa- 
yaip  pas  distinguer  si  c'était  la  vérité 
pu  la  fjctipn,  et  se  jettant  aux  pieds  de 
iCorinne,  \\  lui  dit  en  anglais  ces  pa- 
fples  de  Homéo  : 

"  Oh,  mes  yeux,  regardez-la  pour  la 
^**  dernière  fois  !  oh,  mes  bras,  serrez-la 


ii 


CORINNE  ov  l'italie.      377 

pour  la  deriHère  fois  contre  moa 
cœur." 


£yes,  loak  your  last!  arms,  take  your  last  embrace, 

Corinne,  encore  égarée,  s'écria.:-— 
GrandDieu!  que  dites-vous?  Voudriez!- 
vous  me  quitter,  le  voudriez-vous  ?-t~ 
Non,  non,  interrompit  Oswald,  non,' 

je  jure ^  —  A  l'instant  la  foule  des 

amis  et  des  admirateurs  deCorinne  força 
sa  porte  pour  la  voir  ;  elle  regardais 
Oswald,  attendant  avec  anxiété  ce 
qu'il  allait  dire,  mais  ils  ne  purent  se 
parlei»  de  toute  la  soirée  ;  on  ne  les 
laissa  pas  seuls  un  instant. 

Jamais  tragédie  n'avait  produit  un  tel 
effet  en  Italie.  Les  Romains  exaltaient 
avec  trafisport  la  traduction  et  la  pièce 
et  l'actrice.  Ils  disaient  que  c'était  là 
véritablement  la  tragédie  qui  convenait 
aux  Italiens,  peignait  leurs  mœurs, 
remuait  leur  ame  en  captivant  leur  ima- 
gination,  et  faisait  valoir  leur  belle 


S78         CORINNE  ou  l'itALFE. 

languepar  un  stylei:ourà*tour  éloquent 
et  lyrique,  inspiré  et  naturel.  Corinne 
recevait  tous  ces  éloges  avec  un  air  de 
douceur  et  de  bienveillance  ;  mais  son 
ame  était  restée  suspendue  à  ce  mot  je 

jure qu'Gswald  avait  prononcé,  et 

dont  l'arrivée  du  monde  avait  inter- 
rompu là  suite  :  ce  mot  pouvait  en  ef- 
&t  contenir  le  secret  de  sa  destinée. 


fIN   PU   FIUEMIER  VOliUM£« 


'WWWWV%^.^<W^^^ 


NOTES 
DU  PREMIER  VOLUME. 


P. 


AGE  31,  ligne  9. 

Ancone  est  à  peu  près  à  cet  ég^rd  dans  le  même 
dénuement  qu'alors. 

Page  48,  ligne  2% 

Cette  réflexion  est  puisée  dans  une  épître  saf 
Rome,  de  M.  de  Humboldt,  frère  du  célèbre 
voyageur,  et  ministre  de  Prusse  à  Rome.  Il  est 
difficile  de  rencontrer  nulle  part  un  homme  dont 
rèntretièn  et  les  écrits  supposent  plus  de  connais- 
sances et  d'idées. 

Page  89,  ligne  4. 

Il  faut  excepter  de  ce  blâme,  sur  la  manière 
de  déclamer  des  Italiens,  d'abord  le  célèbre 
Montî,  qui  dit  les  vers  comme  il  les  feit.  C'est  vé- 
ritablement un  des  plus  grands  pJaisirs  dramati- 
ques que  l'on  puisse  éprouver,  que  de  l'entendre 
réciter  l'épisode  d'Ugolin,  de  Francesca  di  Ri- 
mini,  là  mort  de  Clorinde,  etc. 


380  NOTES. 

Page  93,  ligne  10. 

Il  paraît  que  îord  Nelvil  faisait  allusion  ù.  ce 
beau  distique  de  Pcoperce-: 

Ut  caput  ia>  magnis  ubi  non  est  ponere  signis, 
Porijitur  hio  imos  antCfptoQa  {>e;Uii^. 

Page  159,  ligne  8. 

Un  Français,  dans  la  deijiière  guerre,  com- 
mandait le  château  Saint-Ange;  les  troupes  napo> 
litaines  le  sommèrent  de  capituler,  il  répondit 
qu'il  se  rendrait  quand^  Pange  de  bronze  remettrait 
son  épée  dans  le  fourreau. 

Page  159,  ligi^  18. 

Ces  l^its  se  trouvent  dans  Vhistofrfi  def  rêpw 
hliques  Ualiennep  du  mo^fin  âge,  par  M.  j$I^ 
monde»  Genevois.  Cette  histoire  sera  certaine- 
ment considérée  comme  une  autorité;  car  l'on 
voit,  en  la  lis^nt^  que  son  auteur  «st  un  hojnnofe 
cl*une  sagacité  profonde,  aussi  consciencieux 
qu'énergique  dans  sa  manière  de  raconter  et  de 
peindre. 

Page  161,  ligne  S*. 

EJne  Welt  zwàr  bist  du,  o  Rom  ;  doch  ohne  die  Liehe 
Ware  die  Welt  nicht  die  Welt,  warc  dcnn  Rom  auch 
nichtîlom. 

Ces  deux  vers  sont  de  Goethe,  le  poëte 
de  TAllemagne,  le  philosophe,  l'homme  de  lettres 


NOTES.  SSl 

Vivsint,  dont  IPorigiriâlité  et  l'imajgîiiation  soiit  les 
plus  remarquables. 

Page  168,  ligne  19. 

On  dit  que  cette  église  de  Saint-Pierre  est  ùrte 
des  principales  causes  -de  la  réformation,  parce 
qu'ellea  coûté  tant  d'argent  aux  papes,  que  pbur 
la  bâtir  ils  ont  multiplié  les  indulgences. 

Page  178,  ligne  I9. 

Les  minéralogistes  affirment  que  ces  fiôhs  ne 
sont  pas  de  ba:saltè,  parce  que  la  pierre  volcanique 
qu'on  désigné  aujourd'hui  sotis  ce  nàtù.  né  saurait 
exîsf er  en  Egypte  ;  ihais,  comme  Pline  appelle 
basatte  lâ  pierre  égyptieri'ne  dont  ces  lions  soiit 
foriHêi,  et  que  l'historien  des  arts,  Winkelmarin/ 
leur  conserve  aussi  cé  nom,  j'ai  crii  pouvoir  m'en 
servir,  dàïïs"  soh  acceptiôh  primitive. 

Page  182,  ligne  5. 

.Carpite  nunc,  tauri,  de  scptem  collibus  herbas, 
Dum  ècet.  Hic  magnae  jam  locos  itrbis  etit. 

Tibulle; 

Hôc  qubdcùnque    vides,   liospes,   qùani  maxim»  Ko* 

ma  est, 
Ante  Pbrygem  iEnea»  collis  et  herba  fuit,  «te. 

Pro?erce,  liv.  IV,  cl.  1. 

Page  198,  Kgée  22. 
Auguste  est  mort  à  INitôbi  comme  u  seiénâaJit 


3Q2  NOTES. 

aux  eaux  de  Brundise,  qui  lui  étaient  ordonnées ^ 
mais  il  partit  mourant  de  Rome. 

Page  228,  ligne  15. 

Viximus  insignes  inter  utramque  facem. 

P«.oriRCE. 

Page  237,  ligne  6. 

Plhi.  Hist.  tiatur.  l.  III.  Tiberis quatn 

libet  magnorum  navimn  ex  Italo  mari  capax; 
rerum  in  toto  orbe  nascentium  mercator  placidissi- 
mus,  pluribus  propè  soius  quàra  ceteri  in  omni- 
bus terris  amnes,  accolitur,  aspiciturque  villis, 
Nullique  fluviorum  minus  licet,  inclusis  utrinque 
lateribus  :  nec  tamen  ipse  pugnat,  quanquam  cre- 
ber  ac  subitis  incrementis,  et  nusquam  magis 
aquis  quàra  in  ipsâ  urbe  stagnantibus.  Quin 
immô  vates  inteiligitur  potiùs  ac  monitor»  auctu 
semper  religiosus  veriùs,  quàm  saevus. 

Page  301,  ligne  2. 

M.  Roscee,  auteur  de  l'Histoire  des  Médicis, 
a  fait  paraître  plus  nouvellement,  en  Angleterre, 
«ne  Histoire  de  Léon  X,  qui  est  un  véritable  chef- 
d'œuvre  en  ce  genre,  et  il  y  raconte  toutes  les 
marques  d'estime  et  d'admiration  que  les  princes 
et  le  {>euple  d'Italie  ont  données  aux  hommes  de 
lettres  distingués  ;  il  montre  aussi  avec  impartialité 
qu'un  grand  nombre  de  papes  ont  eu,  à  cet  égard» 
«ne  conduite  très-libérale. 


lîTOTES.  38f 

Page  324,  ligne  1. 

Cesarotti,  Verri,  Bettinelli,  sont  trois  auteurs 
vivans  qui  ont  mis  de  la  pensée  dans  la  prose  ita« 
lienne  ;  il  faut  avuuer  que  ce  n'est  pas  à  cela  qu'on 
la  destine  depuis  long-temps. 

Page  348,   ligne  9. 

Giovanni  Pindemonte  a  publié  nouvellement 
un  théâtre  dont  les  sujets  sont  pris  dans  l'histoire 
italienne,  et  c'est  une  entreprise  très-intéressante 
el  très-louable.  Le  nom  des  Pindemonte  est 
aussi  illustré  par  Hippolito  Pindemonte,  l'un  des 
poètes  actuels  de  l'Italie  qui  a  le  plus  de  charme  et 
de  douceur. 

Page  352,  ligne  4.  *' 

On  vient  de  publier  le«  œuvres  posthumes  d'Al- 
fieri,  où  se  -trouvent  beaucoup  de  morceaux  très- 
piquans;  mais  on  peut  conclure,  d'un  essai  dra- 
matique assez  bizarre  qu'il  a  fait  sur  sa  tragédie 
d'Abel,  qu'il  sentait  lui-même  que  ses  pièces 
étaient  trop  austères,  et  qu'il  fallait  sur  la  9cèrve 
accorder  davantage  aux  plaisirs  de  l'imagination. 


FIN    DES  NOTES    DU    r&EMJES    V&LUM<k 


TABLE  DES  LIVRES 

.  DU  PREMIER  VOLUME. 


A-iiVRE  1er.    Oswald,  page     1 

Livre  IL    Corinne  au  Capi- 

toky  50 

Livre   IIL     Corinne,  97 

Livre  IV.     Rome,  136 
Livre  V.     Les  Tombeaux,  les 

Eglises  et  les  Palais,  219 

Livre  VI.  Les  Mœurs  et  le  Ca- 
ractère des  Ltaliens,      ■  25^ 

î-iVRE  VILi^cr  Littérature  Ita^ 

lienne,  319 

riV    DE    LA   TABLE    SV     FKEMIER    VOLVME. 


D*  rimpnmerie  dePAOLo  Da  Ponte,  15,  Poland'Stree^ 
Oxford-Suett. 


O 


BINDING  SECT.  FEB2  71973. 


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PQ  Staël-Holstein,   Anne  Louise 

2431         Germaine    (Necker) 

07  Corinne 

1B07 

t.l